Pour l’année 1268, un premier groupe se détache: celui des sermons consacrés à la victoire de Charles de Sicile contre Conradin à Tagliacozzo, fin août 1268, c’est à dire les sermons n° 25 à 28, 30 et 35-36 du ms.
Le sermon n° 25, le premier dans le ms. sur la victoire de Tagliacozzo, a déjà été étudié au chapitre V de ce travail, comme SERMO n° 44. Le triomphe de Charles d’Anjou à Tagliacozzo est du 23 août. Le début du sermon dit que les cardinaux diacres Richard et Jean ont reçu la sixième férie, 9 des calendes de septembre, une lettre annonçant que la veille (quinta feria proxima precedente ), Dieu avait donné la victoire au roi. Toutes ces indications sont parfaitement cohérentes: la sixième férie, 9 des calendes de septembre, tombe le 24 août 1268, qui est effectivement un vendredi cette année-là; et c’est bien la veille, le jeudi 23, que Charles a vaincu Conradin. Le sermon dit aussi que la certitude de la victoire n’a été acquise qu’après la réception de la lettre officielle du roi au pape Clément IV, le dimanche suivant 26 août. Il faut donc le dater de la fin du mois d’août-début du mois de septembre 1268.
Il en va de même pour les deux sermons suivants, les n° 26 et 27, le premier, invitant à prier pour les morts de la bataille, ayant été étudié comme SERMO n° 45 au chapitre VI: ils doivent se tenir dans une fourchette chronologique identique, fin août-début septembre 1268.
Le sermon n° 28 peut être plus précisément encadré encore. Sa rubrique dit qu’il fut prononcé à l’époque où Conradin et Henri de Castille perturbaient l’Eglise en-deçà de la mer, et le sultan de Babylone au-delà. Si Conradin de Hohenstaufen et son allié Henri de Castille, fils de Ferdinand III de Castille et sénateur de Rome, semblaient agir encore en toute impunité, c’est qu’ils avaient pris la fuite lorsque la bataille s’était avérée pour eux un désastre. C’est seulement le 7 septembre qu’Henri de Castille, piégé dans une abbaye où il s’était réfugié, fut remis à Charles d’Anjou, comme le confirme le sermon n° 30 un peu plus loin, où il est fait allusion à sa captivité dans l’attente du jugement 2595 . Conradin, réfugié ailleurs, fut capturé à peu près à la même époque, et livré également au roi 2596 . Le sermon est donc antérieur au 7 septembre 1268. L’autre renseignement fourni par la rubrique se rapporte, selon toute évidence, au sultan mamelouk Baibars (1260-1277), qui prend le pouvoir en Egypte par un coup d’état, et entame alors une brillante carrière politico-militaire qui le fait maître en dix sept ans de tout le Proche-Orient. Il est considéré à juste titre comme celui qui a définitivement mis à bas les états latins de terre sainte 2597 . La prise de Safed en 1266, celle de Jaffa en mars 1268, puis d’Antioche en mai 1268, scandent sa progression. C’est à ces événements que le cardinal fait allusion: au moins la prise de Jaffa doit être connue de la Curie.
Le sermon n° 30 a été traité au chapitre VI comme SERMO n° 46, car il est consacré à la mort du capitaine angevin Henri de Sully. Ce sermon est obligatoirement postérieur au 7 septembre 1268, puisque cette fois il évoque Henri de Castille en prison. Dans deux autres sermons de ce manuscrit (les n° 24 et n° 86), Henri de Sully est présenté comme décédé avant même Tagliacozzo 2598 , ce que l’orateur confirme ici, en déclarant qu’ « il est mort aujourd’hui, c’est à dire ces jours-ci, non par le glaive, mais de mort naturelle ». On constate ainsi qu’un délai assez long s’est écoulé entre le décès lui-même et ce sermon funèbre. Il est difficile de savoir, en-dehors des raisons avancées dans le sermon lui-même, pourquoi Eudes de Châteauroux décide de consacrer un discours à ce guerrier, au moins deux semaines après sa disparition.
Les sermons n° 35 et 36 reviennent tous deux sur la victoire de Tagliacozzo, et ont été étudiés comme SERMONES n° 47 et 48 au chapitre V. On doit, sans pouvoir davantage préciser, les insérer dans une fourchette chronologique, entre le 14 septembre, date du sermon précédent, n° 34, pour la fête de l’exaltation de la croix, et le 29 septembre, où est fêtée la saint Michel, occasion du sermon n° 37.
Un dernier sermon de l’année 1268 peut être assez précisément circonscrit au plan chronologique: il s’agit du n° 39, consacré à l’arrivée de la nouvelle reine de Sicile Marguerite de Bourgogne, la « remplaçante » de Béatrice décédée en sepembre 1267, et célébrée par le cardinal dans un beau sermon funèbre (SERMO n° 39). Le roi part pour la Pouille au début de novembre 1268, où il épouse la nouvelle venue le 18 2599 . comme le sermon pour Marguerite est rubriqué « De aduentu regine Sicilie », il y a tout lieu d’y voir, soit un sermon celébrant son arrivée dans le Regnum, soit même, selon le sens que peut revêtir le mot « aduentus », un sermon célébrant son avénement comme reine. Selon la signification qu’on donnera à l’expression, la fourchette de datation de ce sermon doit se situer entre la fin du mois d’octobre et les trois premières semaines de novembre 1268.
Le sermon n° 48 est quant à lui de date certaine, à quelques jours près tout au plus, puisqu’il s’agit du sermon funèbre consacré à la mort du pape Clément IV, étudié au chapitre VI (SERMO n° 50).
Il faut attendre ensuite l’année 1269 pour retrouver dans les rubriques des sermons des indices de datation sûrs, avec les sermons n° 52 à 55 tout d’abord, relatifs à la personne du nouvel archevêque de Besançon, Eudes de Rougemont, venu chercher en cour de Rome la confirmation de son élection et la consécration. L’ensemble de la documentation et le contenu des textes, bien étudiés par F. Iozzelli, ne laisse aucun doute sur l’identité de l’évêque venu chercher le palliumen Curie 2600 ; l’intérêt principal de l’affaire étant d’illustrer l’un des domaines, comme on sait discutés, où le sacré collège semble entièrement hériter de la plenitudo potestatisdu pape, ce qui se comprend fort bien: il n’est pas possible de laisser les églises sans pasteurs; c’est de fait l’un des reproches couramment adressés à ses collègues par Eudes de Châteauroux, lorsqu’il s’exprime durant le conclave sur la trop longue vacance du siège de Pierre.
Deux autres sermons, les n° 65 et 66, adressés aux envoyés de l’empereur grec Michel Paléologue,datent très probablement de 1269: le n° 66 du printemps, sans plus de précision possible, tandis que le n° 65 a été de façon presque certaine entendu le 29 juin 1269; je les ai étudiés comme tels au chapitre V de ce travail, comme SERMONES n° 57 et 54. Mais les arguments en faveur d’une datation en 1270 ne pouvant être écartés, il me paraît plus sage de les ranger dans la seconde catégorie, celle des sermons à date « probable ».
Les deux derniers sermons du manuscrit à pouvoir recevoir une date sûre ne lui appartiennent que de manière adventice, et ne soont pour cette raison pas numérotés. Il s’agit des deux discours du cardinal, copiés sur des feuillets à part à la fin du ms., et relatant ses entrevues avec l’archevêque de Tours Vincent de Pilmil et les frères de Montfort.
J’ai fourni, au début de l’étude du ms., les arguments qui me paraissent indubitables, en faveur des dates proposées: le 14 août 1270 pour la visite de l’archevêque; avant la fin de février 1271 pour la réception des frères de Montfort. Quelques mots sur ces textes s’imposent, textes plutôt curieux, même si, par leur forme, ils s’apparentent de près aux sermons habituels.
Le premier texte 2601 relate donc la visite de l’archevêque de Tours, Vincent de Pilmil, à la Curie, pour se scandaliser de la lenteur avec laquelle les cardinaux procèdent à l’élection pontificale: le prélat tourangeau en visite choisit et expose un thème biblique, en l’appliquant à la situation présente, considérant la vacance pontificale comme génératrice successivement d’infidélité, de scandale, de mauvais exemple, de dommage multiple et de haine. Eudes de Châteauroux lui répond au nom du collège (pro toto collegio ), en reprenant son thème biblique et en renchérissant à partir de la suite du verset thématique, technique caractéristique des prédicateurs.
Le second texte 2602 évoque la présence à Viterbe des frères Gui et Simon de Montfort. Durant leur villégiature dans la ville du conclave, l’un de leurs domestiques (« quidam coqus ») attaqua un homme qui, pour se défendre, le tua. Or l’assassin, précise le texte, n’était pas de Viterbe. Il accompagnait la Curie et à ce titre ne pouvait relever de la juridiction de la ville. C’est sans doute ce qui a provoqué le ressentiment des deux frères, partis dans un premier temps s’installer dans la ville proche de Vetralla, pour éviter une vendetta entre les familiae . Mais les Viterbiens craignaient malgré tout leur vengeance. Aussi, les cardinaux envoyèrent une délégation de l’Eglise romaine, composée du camerlingue et du maréchal, chargée de rendre compte aux deux nobles des résultats de l’enquête menée sur l’assassinat. Les deux envoyés parvinrent à apaiser les frères de Montfort en leur narrant les faits, et provoquèrent leur retour à Viterbe, où ils vinrent se mettre au service des cardinaux. C’est à l’occasion de cette offre de services que le cardinal Eudes de Châteauroux, au nom du collège (« pro collegio ») prend la parole, et loue leur magnanimité en glosant un verset thématique tiré des Proverbes, d’où il développe l’idée classique que la clémence, guidée par le conseil de l’Eglise, constitue l’un des deux fondements de la potestas .
Ces deux textes présentent, au-delà des faits bruts relatés et de leur datation, un double intérêt. Au plan de la forme, ils correspondent assez précisément, non dans leur réalisation matérielle, mais par comparaison avec la façon dont se présentent les autres sermons soigneusement numérotés du ms., à des reportations. Ils ont été copiés, à la suite du dernier sermon numéroté, sur une seule colonne, puis un feuillet de plus petites dimensions, lequel, ajouté aux deux derniers pour former un cahier, a permis de les relier au reste du manuscrit. Ils introduisent la parole du cardinal en usant de la troisième personne du singulier 2603 . Bref, tout indique qu’ils représentent un état brut, une reportation au brouillon, de deux sermons dont l’édition aurait probablement supprimé certaines parties: peut-être, dans le premier cas, le discours de l’archevêque Vincent de Pilmil; à coup sûr, dans le second, la narration qui précède le discours du cardinal, ainsi bien sûr que la mise en perspective du texte introduite par l’usage de la troisième personne. Le second point notable, c’est que ces textes nous révèlent l’extrême plasticité de ce type de discours, le sermon, pour qui sait le manier. Or il va de soi que seuls des spécialistes sont ainsi capables d’improviser, à partir de leur connaissance de la Bible, sur des événements dont le sens profond se lit, déjà, dans l’Ecriture. Il est significatif, de ce point de vue, que dans le premier texte, les deux exégètes dialoguent, alors que dans le second texte, face à deux laïcs, le cardinal monopolise la parole. On imagine sans peine le prestige qui devait s’attacher à ces maîtres de la Parole, pour reprendre l’expression de N. Bériou. On comprend aussi comment ces discours « de circonstance », sortis de leur contexte précis, n’offraient plus grand intérêt comme modèles pour les prédicateurs peu experts, mais désireux d’homélies passe-partout, faciles à adapter, voire à réemployer telles quelles. J’y vois la clef d’une apparente étrangeté, à savoir le faible succès que rencontrèrent par la suite les collections du cardinal, au moins pour les sermons les plus marqués par ces circonstances.
Cf. F. Iozzelli, Odo... éd. cit., p. 193 lignes 143 s.
Cf. K. Hampe, Geschichte Konradins.. op. cit., p. 302 pour la capture d’Henri, p. 304 pour celle de Conradin, p. 313-314 sur leurs sorts différents.
Cf. H. E. Mayer, The Crusades... op. cit., p. 280-282.
Cf. F. Iozzelli, Odo... op. cit., p. 86 et note 34.
Cf. F. Iozzelli, Odo... op. cit., p. 102 et note 72.
Cf. F. Iozzelli, Odo... op. cit., p. 134 et notes 44 à 47.
Cf. F. Iozzelli, Odo... op. cit., p. 259-261.
Cf. F. Iozzelli, Odo... op. cit., p. 261-264.
Premier texte: « Tunc episcopus Tusculanus respondit in hunc modum pro toto collegio: Domine archiepiscope, vos sicut vir discretus et zelans Ecclesiam et salutem animarum, proposuistis quinque uerba predicta ad instar Apostoli... »; second texte: «Tusculanus vero respondit eis pro Collegio: Dicitur Salomon in Prouerbiis XX°: Misericordia et veritas custodiunt regem et roborabitur clemencia tronus eius »).