INTRODUCTION GENERALE

INTRODUCTION GENERALE

En 1996, nous décidâmes d’engager une recherche sur le thème de la construction des régulations intersubjectives. Confrontée aux comportements anti-sociaux des jeunes dans un quartier « sensible », nous avions envie de comprendre ce qu’il en était de la construction des règles chez eux, et en quoi le processus de socialisation avait échoué à un moment donné de leur développement.

Formée à la perspective constructiviste de la psychologie génétique, nous savions que d’après les travaux de Piaget les règles et la coopération se construisaient autour de l’âge de 7-8 ans. Il nous sembla alors pertinent d’étudier les régulations que mettaient en oeuvre les enfants au sein d’un petit groupe, ceci afin de tenter de les qualifier, puis de comprendre celles qui pouvaient entraîner des troubles du comportement ou de la socialisation des conduites. Aussi, nous nous proposions d’analyser précisément les procédures individuelles, mais nous voulions également étudier le contexte dans lequel vivaient ces jeunes pour proposer une étude anamnestique nous permettant de mieux cerner l’ensemble de leur développement.

En effet, dans l’étude de l’interaction « sujet⇔<->milieu », nous avions pour projet d’intégrer à notre perspective synchronique de l’analyse des procédures du sujet en situation d’interaction, une perspective diachronique qui permettrait de retracer l’histoire des relations. Bien que cette perspective diachronique soit générale et ne s’intéresse pas à l’histoire particulière de chaque sujet, il nous paraissait utile de chercher en quoi le contexte des « banlieues » était un contexte spécifique et pouvait révéler certains modes d’interactions particuliers entre les individus.

C’est donc ainsi que nous abordions cette recherche, dans l’idée d’étudier en micro-genèse la construction des procédures de l’hétéronomie à la coopération afin de mieux comprendre, dans le cas de troubles des conduites sociales, là où le processus de socialisation avait échoué. Nous souhaitions aborder le problème d’un double point de vue :

  • psychologique : par la compréhension des processus intra-individuels

  • psychosociologique : par la compréhension des relations inter-individuelles, en synchronie (dans les relations entre pairs) et en diachronie par l’histoire des relations et l’analyse du contexte dans lequel vivaient les sujets de notre population.

Nous nous situons dans une approche qui définit l’activité de connaissance comme prolongement de l’activité biologique, c’est-à-dire comme le produit des mécanismes d’équilibration de l’être vivant. Pour Jean Piaget, les fonctions les plus générales de l’organisme, organisation, adaptation et assimilation, conservation et anticipation, régulation et équilibration, se retrouvent toutes sur le terrain cognitif et y jouent toutes le même rôle essentiel1. Nous chercherons à dégager comment ces fonctions sont à l’oeuvre à l’échelle des relations sociales.

Comme le dit Edgar Morin, nous devons considérer l’environnement comme une organisation qui comporte de l’ordre et du désordre, comme un système qui produit des émergences. La biologie moléculaire ne cesse de nous révéler dans le détail de ses composants et de ses mécanismes, que le plus modeste des êtres cellulaires comme la bactérie Escherichia Coli de 0,001 mm, est un complexe auto-organisateur de millions de molécules. Ainsi donc, nous apparaît dans son fondement même et dans ses possibilités de développement une formidable organisation autonome, l’organisation vivante2. Celle-ci est essentiellement autorégulation. Sous sa forme la plus générale, une régulation est un contrôle rétroactif qui maintient l’équilibre relatif d’une structure organisée ou d’une organisation en cours de construction. De plus, comme le poursuit Piaget, dans les situations élémentaires, la régulation se confond même avec l’organisation, dont elle exprime sans plus le jeu plus ou moins équilibré des interactions 3.

Nous nous appuierons sur le postulat suivant : c’est l’organisation qui crée l’identité, celle-ci chez les organismes vivants est régie par les principes d’équilibration et ces derniers consistent en une interaction dynamique entre perturbations et compensations.

L’organisation du sujet se définit par les moyens qu’il emploie pour se rééquilibrer face aux perturbations du système constitué par l’interaction sujet - milieu. Nous qualifierons ces perturbations comme à la fois endogènes et exogènes. En effet, comme l’explique E. Morin 4, tout en étant singulière et autonome, l’auto organisation vivante intègre en elle l’ordre et l’organisation de son environnement.

Piaget étudia la formation des connaissances à travers une étude du système cognitif qu’il considéra comme une structure autorégulatrice, créant elle-même les conditions qui lui permettent de s’auto transformer et donc par-là même de s’auto conserver malgré les variations du milieu extérieur.

Notre recherche s’inscrit dans une perspective fonctionnelle. Nos outils d’observation sont ceux qui président au mécanisme général de ’l’équilibration des structures cognitives’.

L’équilibration consiste en une interaction entre déséquilibrations et ré équilibrations. Tandis que les déséquilibres engendrent des perturbations, les ré équilibrations peuvent conduire à des équilibres majorés permis par des régulations compensatrices. Ainsi, la source réelle des progrès est à chercher dans la ré équilibration, le maintien de l’équilibre étant nécessaire à la conservation mutuelle des éléments différenciés.

Toute activité comporte un processus d’assimilation à des structures antérieures. Chez l’être humain, l’unité fonctionnelle permettant l’assimilation est le schème d’action. Piaget appelle schème d’action ce qui d’une situation à la suivante est transposable, généralisable ou différentiable5 .

Chaque fois que le sujet ne peut plus assimiler les données qui se présentent à lui, il se trouve en état de déséquilibre. A ce moment-là, si la perturbation n’est pas trop élevée, il va se mettre en quête de solution, c’est-à-dire composer les schèmes existants entre eux, ceci afin de trouver la conduite adaptée à la nouvelle situation. Lorsqu’il y parvient, il effectue une équilibration majorante; grâce à cette innovation procédurale, il va pouvoir assimiler des données nouvelles. Du point de vue de l’observateur, on assiste à l’émergence d’une nouvelle structure par composition des schèmes.

Dès lors, on peut se demander si la compréhension de ces processus est transposable à d’autres échelles : biologique ou sociale. Autrement dit, peut-on se servir des connaissances sur le fonctionnement du sujet bio-psychologique pour tenter une approche de remédiation des dysfonctionnements dans les groupes ?

Pour ce faire nous tenterons de reprendre les descriptions des organisations vivantes d’un point de vue systémique ; puis, nous appuyant sur l’étude des micro-régulations nous éprouverons la validité de nos propositions auprès d’enfants en âge de construire les procédures leur permettant de s’inscrire activement dans des relations inter-individuelles.

Le relativisme du point de vue est une théorie selon laquelle il n’existe pas de réalité en dehors de celle que nous construisons. Ainsi, l’épistémologue généticien cognitiviste ne considère pas la connaissance comme la constitution de savoirs portant sur des domaines découpés arbitrairement et existant a priori, mais bien comme la construction progressive d’un mode de relation au monde extérieur : c’est par les relations qu’il établit avec le milieu que le sujet se développe. De cette façon, les sollicitations fournies par ce que l’on peut appeler le monde extérieur, c’est-à-dire ce qui n’est pas l’activité même, apparaît comme primordial en même temps qu’il ne détermine pas directement le sujet. Entre le sujet et son milieu il y a l’action du sujet et non pas l’action du milieu. Cette auto-construction fournit à chaque individu un système d’interprétation des phénomènes extérieurs ; cette architecture interne, la pensée, s’organisant progressivement par l’émergence de structures de plus en plus complexes ou constructions endogène et exogène sont corrélatives.

Partant de cette perspective constructiviste, il apparaît que c’est le sujet lui-même qui élabore ses connaissances par autorégulations successives. Dans ce courant de pensée la construction des connaissances chez l’être humain a été précisément analysée. On peut étudier ces procédures selon deux plans dialectiquement liés : le plan structural et le plan fonctionnel. Tandis que Piaget a plutôt décrit le développement général des structures de l’activité, définissant ainsi le sujet ’idéal’, épistémique; les travaux actuels en psychologie génétique tendent à s’interroger davantage sur le fonctionnement cognitif individuel, en particulier avec les enfants en échec scolaire, quitte à en dégager les invariants, ceux-ci indépendamment des stades de développement atteints par l’enfant.

Nous avons choisi ici de nous intéresser à la genèse des procédures micro-régulatrices en observant les conduites d’enfants lors de la résolution d’un problème ; celui-ci étant posé à plusieurs d’entre eux. Ainsi, ils devaient à la fois prendre en compte la difficulté du problème posé en tant que tel ; mais également considérer l’avis de leurs camarades et tenter d’aboutir à une solution commune justifiée. Nous avons alors pu classer les interactions puis les ordonner en paliers depuis une phase d’hétéronomie jusqu’à l’élaboration de conduites coopératives.

Notes
1.

PIAGET J., INHELDER B, Biologie et connaissance: essai sur les relations entre les régulations organiques et les processus cognitifs, Paris: Gallimard , 1967, p 203.

2.

MORIN E., La méthode : La vie de la vie, Paris :Le Seuil, 1980, p 106.

3.

PIAGET, op ; cit ;, 1967, p 198.

4.

MORIN , op. cit., p 70.

5.

PIAGET, op. cit.,p 24.