1.3. Entre biologie et connaissance, un concept commun : le développement

Le concept de développement fait référence aux notions de changement, d’évolution, de réorganisation, de restructuration, de construction. Ce n’est donc pas une simple accumulation d’informations tirées des objets et du milieu. Ce n’est pas non plus l’expression d’un déroulement purement endogène, dirigé par une programmation héréditaire innée et sans aucune influence de l’environnement. Le développement est lié à l’interaction continuelle du sujet avec le milieu. Il repose donc, chez Piaget, sur une conception interactionniste et constructiviste de l’intelligence et des connaissances.

Piaget distingue plusieurs facteurs du développement :

  1. Les facteurs biologiques (interaction du génome et du milieu physique au cours de la croissance) ; en particulier la maturation neuropsychique joue un rôle important durant la période sensori-motrice puisqu’elle sous-tend la formation des coordinations inter sensorielles telles que les coordinations vision-préhension. Toutefois, son rôle diminue au cours du développement en même temps que s’accroît l’influence du milieu physique et du milieu social.

  2. Les facteurs sociaux de coordination interindividuelle qui s’exercent tout particulièrement à travers le jeu relationnel de la coopération et de l’échange. En effet, en interagissant avec autrui, les enfants produisent des coordinations cognitives dont ils n’étaient pas capables antérieurement. Les coordinations sociales favorisent donc des coordinations individuelles du fait qu’elles précèdent l’efficacité d’un exercice purement individuel et cela indépendamment de l’origine sociale. Autrement dit, ces facteurs sociaux de coordination individuelle ne sont pas une particularité d’un milieu social donné.

  3. Les facteurs de transmissions éducative et culturelle (constitués par les traditions et les transmissions éducatives). Ils varient d’une société à l’autre, d’une culture à l’autre, d’un milieu social restreint à un autre.

Ce développement se manifeste par une modification progressive dans l’organisation des conduites et par une adaptation de plus en plus grande au milieu ou à la réalité. Cette adaptation consiste en la conquête d’une objectivité croissante qui assure la réussite pratique (au niveau de l’action), la compréhension et l’explication objectives de la réalité (au niveau de la pensée). Cette adaptation graduelle résulte pour Piaget d’une décentration croissante de l’action et de la pensée, conduisant le sujet d’une centration sur l’activité propre et la perception subjective du réel, à une objectivation plus grande de l’univers tant pratique (ou sensori-moteur) que représentatif.

Les mécanismes constamment à l’oeuvre tout au long du développement sont l’assimilation, l’accommodation, l’adaptation, l’organisation, l’équilibration. L’équilibre réalise la synthèse de ces différents processus. Son rôle est d’assurer, tout au long du développement, la cohérence interne des conduites en même temps que leur adaptation au milieu. L’équilibration est une suite de compensations actives du sujet en réponse aux perturbations extérieures. Elle est un mécanisme de construction interne non héréditaire, faisant intervenir des régulations d’abord sensori-motrices et perceptives pour ce qui est de l’action, puis intuitives (les décentrations) et opératoires (la réversibilité des opérations) pour ce qui relève de l’intelligence représentative. Ces régulations s’opèrent au cours des interactions continuelles du sujet avec le milieu. Elles font appel à l’alternance des processus d’assimilation et d’accommodation. L’équilibration constitue le principal facteur du développement auquel sont subordonnés les autres facteurs tels que la maturation, l’apprentissage, la transmission sociale, l’influence du milieu physique et du milieu social. Autrement dit, l’équilibration permet au sujet de se réadapter au réel lorsque celui-ci se modifie d’une quelconque façon.

L’assimilation consiste au sens large en « ‘une intégration à des structures préalables’ »18. Cette notion assure la jonction entre deux plans d’activité : les niveaux biologique et psychologique. Piaget donne l’exemple dans  Biologie et connaissance  de l’assimilation chlorophyllienne qui est une transformation de la lumière visible en énergies intégrées dans le fonctionnement de l’organisme. D’après lui, l’importance de la notion d’assimilation est double. D’une part, elle implique, comme on vient de le voir, celle de signification, ce qui est essentiel puisque toute connaissance porte sur des significations (des indices ou signaux perceptifs, si importants déjà au niveau des instincts jusqu’à la fonction symbolique des anthropoïdes et de l’homme). D’autre part, elle exprime ce fait fondamental que toute connaissance est liée à une action et que connaître un objet ou un événement, c’est les utiliser en les assimilant à des schèmes d’action.19

L’accommodation est un processus qui provoque une transformation des structures du système lorsque l’assimilation seule ne peut permettre l’adaptation au milieu. L’accommodation est source de changement, tandis que l’assimilation assure la conservation du système.

L’organisation gère les relations entre les parties et le tout, donc assure la cohérence d’une structure de connaissance. L’ organisation « comme fonction est l’action du fonctionnement total sur celui des sous-structures »20 tandis qu’une fonction est « ‘l’action qu’exerce le fonctionnement d’une sous-structure sur celui de la structure totale’ »21.

Le développement de l’enfant apparaît dans ce contexte comme un processus continu du point de vue du fonctionnement du sujet. Mais, parallèlement à cette continuité fonctionnelle apparaît une « discontinuité structurale » : les structures d’ensemble qui caractérisent les formes d’adaptation, à différents niveaux du développement, ne peuvent être réduites à une simple amplification quantitative, il existe des ruptures successives qui doivent être étudiées et expliquées en elles-mêmes.. Par « ‘continuité fonctionnelle’ », il faut comprendre que le développement intellectuel, les adaptations possibles s’opèrent de telle façon que le sujet est de mieux en mieux adapté au réel (et, en particulier, sans qu’il y ait des crises ou des régressions dans le développement).

Ces structures sont constituées de schèmes de même nature, c’est-à-dire portant sur un même domaine d’activités (par exemple l’ensemble des schèmes sensori-moteurs ou l’ensemble des schèmes opératoires concrets), et elles correspondent aux instruments de connaissance du sujet. Leur élaboration résulte de la différenciation et de la coordination progressives des conduites initiales du sujet au contact du milieu.

Piaget distingue trois grands niveaux dans la structuration de l’intelligence, correspondant aux trois grandes structures d’ensemble qui s’élaborent au cours du développement. Il s’agit du groupe des déplacements (lié à la permanence des objets : il représente l’organisation des conduites pratiques ou sensori-motrices), les groupements de classes et de relations (ou structure des opérations concrètes) et le groupe I.N.R.C. (ou groupe des transformations : Identique, Inverse ou négative, Réciproque et inverse de la réciproque ou Corrélative) : système des opérations formelles.

Notes
18.

PIAGET J, Biologie et connaissance: essai sur les relations entre les régulations organiques et les processus cognitifs, Paris: Gallimard, 1967, p22.

19.

Idem, p 23.

20.

Idem, p 150.

21.

Ibidem.