1.4. L’exemple de la psychologie : De l’action à l’opération

Les stades que décrit Piaget font référence à des structures organisées définies comme des paliers d’équilibre : « ‘on constate que chaque palier est caractérisé par une coordination nouvelle des éléments fournis - déjà à l’état de totalités, d’ailleurs, mais d’ordre inférieur - par des processus de niveau précédent. (...) Chacun des passages de l’un de ces niveaux au suivant est donc caractérisée à la fois par une coordination nouvelle et par une différenciation des systèmes constituant l’unité au niveau précédent.’ » 22.

L’intelligence sensori-motrice(0 à 2 ans) :

Au stade sensori-moteur (qui débute à la naissance et s’achève vers l’âge d’un an et demi) les conduites du bébé sont caractérisées par des actions coordonnées avec les perceptions. L’intelligence consiste à ce niveau à relier les structures d’action effective par le biais des schèmes sensori-moteurs : « ‘un schème est la structure ou l’organisation des actions, telles qu’elles se transfèrent ou se généralisent lors de la répétition de cette action en des circonstances semblables ou analogues’ ».23 Le concept de schème sensori-moteur désigne la structure d’organisation de la séquence de mouvements et de perceptions en jeu dans les activités du bébé de cet âge, par exemple la succion, la préhension, la réunion d’objets, le fait de tirer sur un support pour s’emparer d’un objet. Ces schèmes s’organisent progressivement en schèmes plus complexes dans un ordre de succession qui va du réflexe aux conduites circulaires primaires, secondaires et tertiaires ; jusqu’à l’objet permanent, signe d’entrée dans la période suivante.

C’est une intelligence essentiellement pratique, en situation, limitée dans l’espace et dans le temps parce qu’elle s’appuie sur l’action et sur la perception et ne fait intervenir ni représentation, ni langage ni concept. Elle n’est pas moins pour autant un mode d’adaptation important puisqu’elle conduit à la constitution d’objets permanents et à la structuration de l’univers spatio-temporel proche, c’est-à-dire à l’action et à la perception.

Ainsi, à partir d’un état d’indifférenciation initiale entre le sujet et le milieu, l’enfant sera peu à peu amené à construire la notion d’objet, grâce à des interactions adaptatives variées entre les schèmes réflexes dont il dispose à la naissance et les objets ou situations du milieu auxquels il va se confronter. Il parviendra également à situer les objets les uns par rapport aux autres en un espace unique et à se situer lui-même dans cet espace en tant qu’objet parmi les autres.

Cette évolution de l’intelligence sensori-motrice est caractérisée par Piaget en six stades correspondant à la différenciation, à la coordination et à l’organisations progressives des schèmes sensori-moteurs :

  1. l’exercice des réflexes de 0 à 1 mois environ ;

  2. la formation des premières habitudes acquises par réactions circulaires de 1 mois à 4 mois et demi

  3. la coordination de la vision et de la préhension et les premières différenciations moyens-buts issues des réactions circulaires secondaires de 4 mois et demi à 8-9 mois

  4. l’acquisition de la permanence de l’objet qui se traduit par la capacité de chercher l’objet qui disparaît du champ visuel. Par rapport aux conduites du stade précédent, elles marquent un progrès en ce qui a trait à l’intentionnalité. Les conduites de ce stade différencient moyens et buts grâce à la prévision ou l’anticipation des résultats ( 8-9 mois à 12 mois) . Par exemple le bébé tire le cordon attaché au toit du berceau (moyen) pour faire tomber l’objet et le saisir (but) ;

  5. Les expériences pour voir, caractéristiques des réactions circulaires tertiaires entraînent la différenciation des schèmes et la formation des conduites instrumentales. Ces expériences sont liées à la découverte de moyens nouveaux (de 12 à 18 mois) ;

  6. Ce stade marque l’achèvement de la constitution de l’espace sensori-moteur rendue possible par l’avènement de la représentation des relations spatiales entre les choses et la représentation des déplacements du sujet lui-même. Cette permanence représentative de l’objet en relation avec le groupe représentatif des déplacements rend possible l’invention de détours (par exemple : contourner un canapé pour aller récupérer la balle qui a roulé sous lui ).

La pensée symbolique ou préconceptuelle (2 à 4 ans environ)

Elle constitue la première étape du niveau préopératoire et est caractérisée à la fois par l’avènement de la représentation et l’apparition du langage. Piaget définit les schèmes verbaux comme des intermédiaires entre les schèmes sensori-moteurs et les schèmes conceptuels ; ce sont les significations désignées par les premiers mots de l’enfant.

C’est la première forme d’intelligence représentative manifestée par l’enfant. A ses débuts, elle présente un caractère fortement égocentrique : confondant au niveau de ses représentations les aspects subjectifs et les aspects objectifs de la réalité. Les expressions poétiques des enfants de cet âge constituent un bon exemple de ce mode de pensée pré conceptuel ou symbolique. Elle fait appel à des explications animistes et artificialistes des phénomènes extérieurs et à une conception réaliste ou matérialiste des phénomènes de conscience. Ces modes d’explication témoignent d’une confusion et donc d’une indifférenciation entre le physique et le psychique, la réalité objective et la perception subjective de cette réalité.

Sur le plan logique, l’enfant ne parvient pas encore à effectuer une classification (« stade » des collections soit le sujet ne parvient pas à classer tous les objets présents soit il se contente de construire des collections incomplètes d’objets et sans rapport entre elles) et une sériation logique. Il est également incapable de conserver le nombre, c’est-à-dire de différencier la place occupée par les éléments (par exemple la longueur d’une rangée de jetons plus ou moins espacés) et le nombre d’éléments.

La pensée intuitive ou prélogique (4 à 7 ans environ)

Elle consiste à appréhender un phénomène ou une situation sous une forme qui demeure globale et peu différenciée. Elle se manifeste par des centrations successives sur des configurations ou états particuliers de l’objet qu’elle ne parvient pas à relier entre eux par des transformations, faute d’opérations logiques. Elle reste donc limitée par le cadre de la perception, c’est-à-dire par les images ou configurations actuelles de l’objet ou de la situation. Si les données perceptives sont pertinentes, les constructions intellectuelles sont incomplètes, car le sujet ne dispose pas encore d’opérations réversibles lui permettant d’envisager simultanément les états des différentes centrations.

Toutefois, elle est mieux articulée que la pensée symbolique, car elle ne porte plus uniquement sur des figures simples, mi-individuelles, mi-collectives mais sur des configurations d’ensemble donc sur des structures perceptives. Cette pensée intuitive est capable de régulations grâce à des centrations, mais elle ne permet pas encore de relier simultanément les états successifs par un système de transformations réversibles. C’est ce qui explique qu’elle donne lieu à des évaluations erronées concernant, par exemple, la conservation de la substance, du nombre, de la longueur, la compréhension des notions de temps, vitesse, etc.

La pensée opératoire concrète (7-8 à 11-12 ans)

C’est la première forme de pensée logique manifestée par l’intelligence représentative parce qu’elle s’appuie sur des opérations. Ces opérations concrètes permettent au sujet de dépasser les tâtonnements empiriques pour structurer d’emblée de façon adéquate, les données d’un problème ou d’une situation, grâce à l’emploi d’opérations réversibles, inter reliées et interdépendantes. Ainsi, au lieu de procéder de proche en proche, le sujet recourt à un plan d’ensemble afin de coordonner entre eux divers états ou aspects d’une situation à laquelle il est confronté.

Par exemple, le sujet devient capable d’organiser une classification hiérarchique en définissant au préalable les critères qui vont lui permettre ensuite de regrouper les objets. Il découvre que certains aspects de l’objet (par exemple le poids, le volume, etc.) demeurent invariants lorsqu’on modifie certaines de ces caractéristiques (la forme, la position dans l’espace). En résumé, elle se caractérise essentiellement par la réversibilité opératoire, qui représente l’aboutissement des régulations antérieures.

La pensée opératoire formelle (de 11-12 à 14-16 ans)

Elle se définit par l’emploi d’une méthode hypothético-déductive. Elle marque un progrès au plan de la conceptualisation et de l’abstraction par rapport à la pensée opératoire concrète. L’usage d’une combinatoire permet d’envisager toutes les possibilités compatibles avec les données d’un problème. Cette capacité de raisonner sur de simples hypothèses ou propositions permet de se dispenser du recours du support des objets concrets et de leur manipulation.

A ce niveau, les structures de l’intelligence, ou instruments de connaissance du sujet, ont acquis une autonomie complète par rapport aux contenus de connaissances sur lesquels elles peuvent s’appliquer. C’est ce que Piaget appelle la dissociation complète des formes de la connaissance par rapport à leur contenu. Cela signifie que les structures dont dispose désormais le sujet pour appréhender la réalité ne sont plus limitées dans leur application, à tel ou tel domaine de connaissance particulier, mais permettent de structurer tous les aspects de la réalité.

Notes
22.

PIAGET, J., La psychologie de l’intelligence ,A. COLIN, 1947, p 181-182.

23.

PIAGET, J., Le problème des mécanismes communs dans les sciences de l’homme, L’homme et la société,1, (2),3-23, 1966, p 11.