2.7. Conclusion

Les faits sociaux sont constitués de règles traduisant la structure de la conduite et représentant les aspects cognitifs, de valeurs qui constituent les aspects affectifs et économiques, et de signes les aspects culturels parce que toute conduite exécutée en commun se traduit par des normes, des valeurs et des signifiants conventionnels linguistiques ou symboliques  au sens donnée par les sociologues.78C’est leur mise en commun qui constitue le caractère social des actions et, pour ce faire, celles-ci doivent procéder de structures communes d’une pensée arrivée au terme de son développement.

L’étude de la socialisation nous a permis de comprendre que celle-ci est moins extérieure qu’intérieure à la conscience ; elle est l’obligation sociale intériorisée et devenue obligation morale 79; elle est la perception du moi incorporée à la perception de soi. Les résultats des diverses investigations convergent pour dire que : la discipline subie du dehors ou bien étouffe toute personnalité morale, ou bien contrecarre plus qu’elle ne favorise la formation ; elle produit une sorte de compromis entre la couche extérieure des devoirs ou des conduites conformistes et un ’moi’ toujours centré sur lui-même parce qu’aucune activité libre et constructiviste ne lui a permis de faire l’expérience d’une réciprocité avec autrui. En d’autres termes, de même que l’écolier peut réciter sa leçon sans la comprendre, de même l’enfant obéissant est parfois un esprit soumis à un conformisme extérieur, mais qui ne saisit en fait ni la portée réelle des règles auxquelles il obéit, ni la possibilité de les adapter ou d’en construire de nouvelles en des circonstances différentes.

Du point de vue du développement moral comme du point de vue du développement intellectuel, on peut affirmer que le processus se constitue, non pas en fonction d’une culture qui génère et se reproduit indépendamment de l’activité du sujet, mais au contraire à la mesure de la qualité de l’interaction. La formation est ainsi attribuée non au sujet, ni à l’objet, mais à l’action du sujet.

Les différences entre les individus sont dues, simultanément, à la qualité du milieu physique ou social, et à la qualité des structures antérieures du sujet. Nous avons vu combien les conduites éducatives parentales influent sur le développement de l’enfant selon que la structuration du milieu peut être considérée comme aléatoire, souple ou rigide. La forme même que revêt la famille semble ne pas être étrangère au développement de l’enfant.

Ainsi, l’action est toujours doublement liée : à la fois par des conditions actuelles du sujet (individu sur le plan psychologique) et par les conditions du milieu qui, à ce moment là, entourent le sujet. Si le sujet a des conditions optimales d’action, grâce à ses expériences antérieures significatives, la qualité de l’interaction s’en trouve grandie. Elle permettra un développement cognitif et social optimal. Si, en revanche, un individu apporte une histoire d’expériences vouées à l’échec et que le milieu fait également défaut, la probabilité d’un nouvel échec est élevée.

De plus, la socialisation n’est pas nécessairement une transmission de la culture par des aînés à des plus jeunes ; cette transmission se réalise aussi entre des personnes de même âge. En effet, la vie sociale repose sur un système de rapports qui sont des opérations effectuées réciproquement et qui, à ce titre, relèvent d’une coopération. Nous avons vu que celle-ci débute dés l’âge de six-sept ans, succédant à la coaction caractéristique des modalités éducatives des premières années de l’enfance. C’est seulement par la coopération que le sujet parvient à l’autonomie.

Si nous nous rattachons à la conception de J. Piaget : le but de l’éducation est l’autonomisation «‘l’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité’ ». La personnalité c’est «‘l’individu en tant que se soumettant de lui-même aux normes de réciprocité et d’universalité’ »,80 qui situe son  ego dans sa vraie perspective, c’est-à-dire qui l’insère en un système de réciprocités impliquant simultanément un discipline autonome et une décentration fondamentale de l’activité propre. En opposition avec l’individu non encore parvenu à l’état de personnalité, et dont les caractéristiques sont d’ignorer toute règle et de centrer sur lui-même les relations qui l’unissent à son entourage physique et social.

Ainsi, si on admet que les deux aspects corrélatifs de la personnalité sont l’autonomie et la réciprocité, l’objectif premier, le plus général est donc de s’employer à favoriser, à travers chaque situation possible, le développement de l’autonomie de l’enfant. La conséquence éducationnelle générale est claire : choisir des pratiques pédagogiques qui respectent les mécanismes réels du développement et de l’apprentissage ; par exemple, permettre aux enfants d’agir sur les multiples objets qui doivent être appréhendés au lieu de les restreindre à répéter des discours tout prêts à leur propos. Autrement dit, il s’agit de choisir des méthodes dans lesquelles les processus constructifs sont favorisés et enrichis.

Les mécanismes de la prise de conscience, selon Piaget81, consistent essentiellement en une conceptualisation «‘la prise de conscience d’un schème d’action transforme celui-ci en un concept’ ».

L’acquisition de connaissance ne se fait pas de manière passive. Cela signifie que la connaissance est à construire, qu’elle ne se trouve pas sous sa forme finie, moyennant une recherche active dans l’environnement mais qu’au contraire, l’activité a pour but de coordonner les éléments perçus dans cet environnement ; et c’est ce processus de coordination lui-même qui constitue l’apprentissage. L’établissement de concepts permet la description des transformations fondamentales. L’enrichissement ainsi obtenu n’est explicable qu’à la condition d’avoir préalablement compris le rôle constructif de l’activité. Il faut avoir compris que la nouvelle acquisition n’est pas seulement à situer et à exercer mais qu’elle n’est accessible qu’à la condition de l’avoir construite, c’est-à-dire d’avoir construit de nouvelles actions potentielles par la transformation d’anciennes.

Nous avons cité ici divers travaux qui portaient sur l’étude des processus de socialisation. Notre postulat repose, enfin, sur le fait qu’il existe plusieurs types de socialisation que l’on peut différencier selon qu’on s’intéresse au fond ou à la forme du problème.

En effet, si l’on observe uniquement les conduites perceptibles, on peut penser qu’un individu est socialisé simplement parce qu’il respecte les normes en vigueur. Il se peut cependant qu’il le fasse sous la contrainte, l’obéissance, ou, au contraire, avec une pleine conscience des nécessités à se conformer à certaines réalités, ceci dans le but de parvenir à des fins qui soient les meilleures pour tous.

Dans le premier cas, il s’agit d’un système de relations coercitif. Dans le second, la socialisation provient d’un système de relations coopératif. Dès lors, on peut se demander : « ‘qu’est-ce qui favorise la coopération ?’ ». Il semble s’agir de l’échange des points de vue. C’est bien le dialogue qui favorise les régulations, l’équilibration grâce notamment aux remises en question permises.

Pour nous, ce qui pose problème dans les difficultés de socialisation (notamment dans les banlieues), c’est une logique individuelle et groupale basée sur l’hétéronomie qui ne favorise pas les régulations innovantes ; ceci au profit de règles figées où la seule alternative est : obéir ou se révolter. On peut dire ici qu’un non respect des règles au niveau du comportement correspond à de l’hétéronomie au niveau du fonctionnement.

Bien plutôt, il nous semble que la socialisation véritable corresponde à un équilibre social c’est-à-dire à une équilibration dans laquelle les compensations régulatrices déterminent le niveau de coopération atteint par les sujets.

Dans le cas de l’hétéronomie, les compensations mises en oeuvre ne permettent pas au système de relations de se transformer, mais au contraire, de se reproduire toujours identique à lui-même. Il s’agit d’un système fermé. La coopération permet quant à elle, par le jeu des équilibrations majorantes de trouver de nouvelles solutions qui posent de nouveaux problèmes ; bref, de favoriser la transformation et l’adaptation continuelles. L’opposition entre les deux systèmes peut se représenter comme suit :

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Schéma 2 : Système fermé/ système ouvert. De l’hétéronomie à la coopération.

L’individu évolue à travers les relations qu’il entretient avec le milieu. Il transforme le milieu en même temps qu’il s’auto transforme. Il se socialise dans le milieu qui est le sien. Que l’on favorise les situations d’échange des points de vue et le sujet construira des régulations innovantes, il apprendra à coopérer. Qu’on le soumette à la contrainte ou aux relations de type stimulus-réponse (aussi à travers la télévision, les multimédias,...) et l’hétéronomie prédominera avec son cortège de conséquences sur l’individu (figurativité), et sur la société à travers les relations interpersonnelles (violence, incapacité à régler des conflits, dépressions, psychopathologies).

Notes
78.

ROCHER G., op. cit., pp 42- 171.

79.

PIAGET J., Le jugement moral, pp 324-329.

80.

PIAGET J., Etudes sociologiques, op. cit., p 244.

81.

PIAGET J., La prise de conscience, Paris : P.U.F., 1974, p 261.