2.2. Pathologie et figurativité

J.-M. Dolle (1989) a décrit les aspects fonctionnels de l’activité cognitive. D’après lui, le sujet psychologique qui appréhende le réel et tente de l’expliquer met en oeuvre un fonctionnement cognitif comprenant deux aspects : l’aspect figuratif et l’aspect opératif de la connaissance.

L’aspect figuratif de la connaissance réside dans la façon dont le sujet s’appuie sur les états et les configurations. Il effectue alors des reproductions ou copies du réel, qui se présentent sous la forme de la perception, de l’imitation et de l’image mentale.

La perception est la connaissance que nous produisons des objets et de leurs mouvements, par contact direct et actuel. Elle permet l’appropriation d’une connaissance immédiate des propriétés du réel. Elle peut être décomposée en perception primaire et activité perceptive. La perception primaire a pour caractéristique d’être exclusivement subordonnée à la présence physique de l’objet. Le sujet assimile les propriétés extérieures de l’objet (couleur, forme, dimension). Elle est globale et ne peut séparer les éléments susceptibles de composer un objet de l’unité perceptive que celui-ci constitue. Le contenu et le contenant sont donc indifférenciés, confondus en un même tout. La caractéristique principale de la perception primaire est sa soumission à la succession temporelle des événements. Les objets perçus le sont dans un ordre strict, non renversable en action, et non réversible en pensée. Le sujet utilise ensuite les activités perceptives pour schématiser, explorer ou anticiper. Il fait alors preuve d’une relative objectivité par rapport aux perceptions primaires antérieures, il élargit les schèmes préalablement construits en assimilant toujours davantage les propriétés des objets. Cette activité perceptive représente donc une véritable intelligence en action.

L’imitation peut s’effectuer en présence de l’objet ou en son absence (imitations immédiate ou différée). Au commencement, activité motrice, elle donne ensuite naissance à l’activité symbolique à travers le geste imitatif différé et le schème sensori-moteur appliqué symboliquement. Le mouvement d’imitation est une façon qu’a l’enfant de signifier pour lui-même ce qu’il perçoit comme par exemple le contour de l’objet ou le mouvement dont il est animé : tout se passe comme si l’enfant calquait certaines propriétés de l’objet qui ont retenu son attention. Cependant, cette reproduction est d’abord maladroite, et surtout parcellaire car limitée à un aspect isolé par l’enfant comme l’intéressant plus particulièrement. Son action s’adresse au seuls aspects accessibles et l’imitation apparaît comme un moyen de faire progresser le processus de connaissance. Elle se montre ainsi corrélative des premiers schèmes d’action mais aussi de ce qui est, à cette étape pour l’enfant « la causalité » . En effet, même s’il ne les explique pas encore, il observe déjà les phénomènes qui l’entourent en termes de déplacements et de transformations. L’imitation différée est caractérisée par la fonction sémiotique, le geste se détache alors de la réalité présente et devient un signifiant détaché du signifié ou plutôt du référent qu’il représente. Le geste imitatif différé apparaît essentiel à l’évocation future.

L’image est une prolongation de ce qui est à l’origine imitation du réel. L’imitation différée permet la mise en place d’une pensée représentative. Les représentations imagées ou images mentales permettent l’évocation d’objets ou de situations non perceptibles ici et maintenant. Il est possible de classer différentes sortes d’images mentales. Les images reproductrices consistent en évocations d’objets ou de situations connus et sont supposés faire partie de l’expérience quotidienne. Parmi elles , on distingue celles qui portent sur des objets ou des formes en déplacement (les images reproductrices cinétiques), statiques (les images reproductrices statiques, ou subissant des transformations (les images reproductrices de transformation).

Les images anticipatrices concernent les phénomènes qui ont peu de chances d’avoir été observés par l’enfant. On distingue les images anticipatrices cinétiques, qui anticipent figuralement un mouvement des images anticipatrices de transformation, qui anticipent une transformation. A noter que les anticipations véritables, c’est-à-dire les mobilisations d’images, ne pourront apparaître qu’avec les transformations.

Selon J.-M. Dolle, la figurativité consiste donc en une lecture empirique des objets. Reproduire le réel par imitation intériorisée n’est pas le connaître ni a fortiori le penser. La perception ou la reproduction en pensée ne suffisent pas à construire le monde sur un plan opératoire, puisque percevoir un état, une transformation ou les représenter en pensée, ne permet pas de réfléchir aux transformations nécessaires à son obtention.

A l’inverse c’est grâce à la prise de conscience de son action sur les objets à partir de l’exploration active du monde qui l’entoure, que l’enfant parviendra à construire ses connaissances sur un mode opératif. Le réel est défini par Z. Ramozzi-Chiarottino 103 comme étant le monde des objets et des événements, structuré par l’enfant grâce à l’application de ses schèmes d’action. C’est par l’action qu’il exerce sur le milieu que l’enfant s’insère dans l’espace et dans le temps et perçoit les relations causales.

J.-M. Dolle 104 définit les opérations comme étant des actions intériorisées réversibles se coordonnant en structures opératoires. Cette réversibilité serait l’expression d’un équilibre permanent atteint, entre une accommodation généralisée et une assimilation déformante. L’aspect opératif de la connaissance est relatif à tout ce que le sujet met en oeuvre pour transformer le réel en partant des actions élémentaires de transformation, jusqu’aux opérations les plus complexes. Ceci permet la prise de conscience des propriétés nouvelles que les actions transformatrices confèrent aux objets. L’enfant peut à cette condition effectuer des transformations mentales, expliquer le réel en le décomposant et en le recomposant sous la forme de structures opératoires. Les groupements opératoires conduisent aux opérations logiques d’emboîtement des classes et de sériation des relations asymétriques. Sitôt acquis ces groupements additifs, les groupements multiplicatifs peuvent prendre la forme de correspondances. A ces opérations qui réunissent les objets pour les classer, les sérier ou les dénombrer, correspondent les opérations constitutives des objets eux-mêmes, les opérations infra logiques.

Le début des opérations marque un tournant décisif qui se manifeste par une équilibration parfois rapide et qui affecte l’ensemble des notions d’un même système. L’équilibre mobile est atteint lorsque les transformations de composition transitive (deux actions successives peuvent se coordonner en une seule), la réversibilité (le schème d’action devient réversible), l’associativité (un point peut être atteint, sans être altéré, par deux voies différentes), l’identité (le retour au point de départ permet de retrouver celui-ci identique à lui-même), la tautologie logique (la même action en se reproduisant, n’ajoute rien à elle-même) ou l’itération numérique (la même action en se reproduisant est une nouvelle action à effet cumulatif) se produisent simultanément. Ces diverses transformations solidaires sont l’expression d’un même acte total de décentration. Celle-ci devient systématique en atteignant sa limite : la pensée ne s’attache plus alors aux états particuliers de l’objet, mais elle s’astreint à suivre les transformations successives. L’aspect opératif deviendra proprement opératoire, au sens de fonctionnement général de la pensée, lors de l’accès à la réversibilité logique qui est la capacité d’annuler en pensée, par une transformation inverse, une première transformation physique. Elle peut s’exercer de deux manières différentes : soit en annulant l’opération effectuée, ce qui constitue une négation ou une inversion, soit en annulant une différence, ce qui équivaut à une réciprocité. La réversibilité logique par inversion est relative aux opérations de classe, la réversibilité par réciprocité caractérise les relations.

Les aspects figuratifs et opératifs de la connaissance sont complémentaires et fonctionnent en alternance et en simultanéité tout au long du développement des structures de l’activité. Si nous avons considéré séparément ces deux aspects de l’activité, les liens qu’ils entretiennent sont cependant indissociables, chaque période du développement devant être considérée comme un moment dialectique alliant figuratif et opératif. Selon J.-M. Dolle 105 la distinction de l’opératif et du figuratif a été faite par Jean Piaget il y a fort longtemps ; mais il n’a pas explicité les rapports dialectiques les unissant l’un à l’autre tellement ils lui semblaient étroitement mêlés. Or, ils sont à la fois liés parce que l’un ne va pas sans l’autre, et séparés parce qu’ils sont irréductibles l’un à l’autre. Autrement dit, il s’agit d’un couple d’opposés dont l’un implique toujours l’autre et réciproquement. Car, si les états ne s’expliquent que par les transformations, celles-ci produisent toujours aussi des états. Et, du point de vue du sujet, le rapport au réel ne peut être que figuratif ou opératif mais de façon dominante dans l’exacte mesure où l’on peut considérer qu’il y a de l’opératif dans le figuratif et du figuratif dans l’opératif.

Notes
103.

RAMOZZI-CHIAROTTINO Z., De la théorie de Piaget à ses applications, Le Centurion, 1989.

104.

DOLLE J.-M., Pour comprendre Jean Piaget, Privat, 1974.

105.

DOLLE J.-M., La genèse de l’opératif sous dominance figurative. Essai de modélisation, in Actes du colloque international: Psychologie génétique cognitive et échec scolaire, Lyon, 28 - 31 mars 1992.