3. Conclusion de la deuxieme partie

Dans ce chapitre nous avons souhaité montrer le rôle prépondérant des régulations dans la construction des procédures intra-individuelles, autrement dit dans l’interaction « Sujet <-> Objet ». Nous avons décrit la genèse de ces procédures depuis une phase où le sujet était enfermé dans la reproduction de conduites toujours identiques à elles-mêmes (figurativité) et consistant à reproduire des images ou copies du réel par abstraction des propriétés perceptives des données du milieu, jusqu’à des conduites pour lesquelles les transformations étaient intégrées et le processus d’équilibration majorante relancé.

Cette description est possible grâce à l’observation de sujets en remédiation cognitive opératoire. Cette méthode permet au psychologue d’adapter des sollicitations et de proposer des situations qui permettent à l’enfant de progresser vers l’identification d’observables, dans un premier temps ; puis, des transformations produites par les sujets sur ces observables dans un second temps.

Nous avons vu également dans cette partie qu’on pouvait décrire différents types de règles mais que, dans chaque cas, la prise de conscience par les individus des mécanismes de régulation qu’ils mettaient en oeuvre était nécessaire au maintien de l’équilibre social. Or, ce fonctionnement précis des régulations inter-individuelles est mal connu.

A partir des données que nous avons proposées jusqu’à présent, la régulation sociale peut-elle être définie comme une genèse en paliers d’équilibre qui iraient de l’hétéronomie (régulations exogènes) à la coopération ou autonomie (régulations endogènes), cette dernière permettant la construction de règles comprises par tous ?

Autrement dit, comment peut-on décrire ce qui régit l’équilibration, ceci non seulement pour maintenir la cohérence de la pensée, mais aussi pour entretenir des relations inter-individuelles ?

La socialisation est l’ensemble des processus qui permettent de tendre vers un équilibre social. L’individu se socialise dans le milieu qui est le sien, les procédures qu’il va mettre en oeuvre pour se socialiser vont être celles qui lui permettent de s’adapter au milieu ; celles-ci s’exercent sur des objets concrets ou abstrait (concepts). Concernant la socialisation, l’attention est dirigée vers les relations entre les individus. Nous choisissons d’étudier les régulations intersubjectives.

Tandis que Piaget a largement étudié l’interaction « Sujet ⇔ Objet » au sein de l’interaction « Sujet <-> Milieu », nous porterons notre attention sur l’interaction « Sujet <-> Sujet ».

‘ ‘« La psychologie piagétienne s’est trop longtemps limitée à l’interaction Sujet <-> Objet quelconque et, ce faisant, focalisée sur le sujet épistémique, en dépit de l’ouverture qu’elle comportait du fait de son inscription dans les cadres généraux de l’interaction Sujet <-> Milieu. ».’ 118

La dynamique de l’interaction peut se schématiser par un triangle :

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‘Piaget, dans ses travaux sur la socialisation, a cherché à identifier l’influence de l’interaction sociale pour construire l’objet :’

‘Influence de S 1 sur la relation S2 <-> O :’

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‘Les études sur la construction de la pensée ont porté sur l’interaction « Sujet Influence de S 1 sur la relation S2 <-> O  objet », l’influence des interactions sociales étant alors implicites.’

‘Dans notre présente étude sur les régulations intersubjectives, l’objet devient implicite et l’interaction entre les sujets passe au premier plan. Ceci étant, nous nous intéressons à des situations dans lesquelles l’objet occupe une place centrale puisqu’il permet à la relation d’exister, sans objet il n’y aurait pas de dialogue possible. L’objet peut être concret ou abstrait, c’est toujours lui qui médiatise la relation, y compris lorsque la discussion porte sur les sujets eux-mêmes qui deviennent alors l’objet de l’échange.’

Qu’est-ce qu’une régulation intersubjective ?

Il s’agit d’un système de transformations représenté dans le schéma suivant :

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Schéma 3 :Régulation intersubjective
On parle de régulation intersubjective lorsqu’un sujet (S 1) provoque une perturbation chez un sujet (S 2) parce que son avis diffère de ce dernier, ceci concernant l’identification d’une situation que nous nommerons O (Objet) puisqu’il s’agit de l’objet médiateur à propos duquel a lieu la discussion. S 2 se trouve alors en état de déséquilibre et va tenter de le compenser par une régulation. Pour qu’il y ait déséquilibre, il faut donc que S 1 message URL FORM07.gif S 2. La compensation sera pleinement réussie lorsque S 1 et S 2 se trouveront en accord, et que cet accord résultera d’une réflexion et d’une abstraction de la situation, et non pas d’un simple accord de principe.

Autrement dit, il existe plusieurs types de compensations mais qui n’aboutissent pour certains qu’à un équilibre partiel du système (rejet de la perturbation ou imitation). On parle alors d’hétéronomie ou de système hétéronome dans la mesure où les relations que le système établit pour fonder son équilibre ne sont pas causales. Les relations entre les individus peuvent être fondés sur la contrainte ou l’imitation simple. Le système hétéronome peut être soumis à des variations multiples dans la mesure où aucun appui sur la preuve par vérification ne le fonde et où seule compte la vérité de la parole énoncée. Autrement dit, ce système repose sur la croyance et l’autorité. Les équilibres ici ne peuvent être que partiels et le système peut donc être soumis à des crises.

L’équilibre parfait ou idéal reposerait quant à lui sur un système où les déséquilibres permettraient de soulever de nouvelles questions qui favoriseraient la transformation innovante parmi les partenaires qui coopèrent.

De l’une à l’autre de ces extrêmes, il existe des étapes que nous tâcherons de décrire à partir de notre connaissance des paliers d’équilibration en micro-genèse.

On peut donc parler de structure si l’on parvient à repérer des paliers chacun issu par transformation des relations intra-systémiques d’un palier inférieur et susceptible lui-même de se transformer vers une structure nouvelle.

Les trois caractéristiques d’une structure sont donc réunies :

  1. L’autoréglage est assuré par les régulations intersubjectives définies plus haut

  2. La totalité : une structure est formée d’éléments (les sujets), et subordonnée à des lois caractérisant le système (hétéronomie et coopération ou régulations intersubjectives)

  3. Les transformations : on cherche à observer une genèse en paliers d’équilibre définissant les transformations d’une structure à l’autre, en même temps que les transformations en jeu entre les éléments (sujets).

Nous avons vu, à travers le concept de figurativité qu’un équilibre partiel fondé sur des procédures d’imitation, de copie, dans lequel les équilibrations majorantes (permises grâce aux abstractions réfléchissantes) ne peuvent avoir lieu, entraînait des troubles du développement cognitif chez l’enfant, provoquant des échecs scolaires massifs119, des troubles du comportement120; bref, expliquaient certaines pathologies chez l’enfant.

Ne peut-on pas alors transposer cette explication aux structures sociales, ceci en définissant les pathologies de la socialisation comme des systèmes de relations fondés sur l’hétéronomie (vs coopération) ? Autrement dit, les phénomènes de violence et d’inadaptation tels qu’on peut les rencontrer au quotidien, ne sont-ils pas le fruit de systèmes de relations dans lesquels les équilibrations majorantes n’ont pas leur place ?

Si tel était le cas, nous pourrions supposer que les individus ayant des difficultés à se socialiser n’auraient pas vécu dans un milieu favorisant, par le jeu des représentations de l’action d’abord , par des liens causaux conscients ensuite, des sollicitations suffisantes.

Marianne Martinez121 a en effet démontré dans sa thèse que des enfants vivant dans les banlieues n’avaient pour certains pas même achevé la construction sensori-motrice de l’invariant de permanence, ou pour d’autres, ne l’avaient pas reconstruit au plan de la représentation, ceci à l’âge de la constitution des opérations concrètes. Cette non construction engendre, comme on peut s’y attendre, des difficultés d’adaptation massives.

Nous souhaitons présenter une étude du contexte dans lequel vivent les enfants de notre population, ceci afin d’identifier les modes d’échange qui pourraient entraîner un fonctionnement hétéronome dans les relations interindividuelles. Ceci nous permettra d’appuyer notre troisième hypothèse selon laquelle on peut favoriser l’évolution d’un groupe de l’hétéronomie à la coopération par des sollicitations adaptées.

Nous avons décrit précisément l’évolution de la construction des connaissances, nous allons à présent réfléchir au type de relation interindividuel particulier qu’est la relation pédagogique.

Notes
118.

‘DOLLE J.-M., ’ ‘Au-delà de Freud et Piaget,’ ‘ Privat,1987.’

119.

Ces enfants qui n’apprennent pas, op.cit.

120.

GREPPO G., op.cit.

121.

MARTINEZ M., Eléments de construction d’un diagnostic des niveaux sensori-moteur et pré-opératoire d’enfants en grande difficulté d’apprentissage à l’école, Thèse de Doctorat de Psychologie, Université Lumière Lyon 2, 1999.