3.4 Le fonctionnement des jeunes des cités

Gérard Greppo étudie dans sa thèse les procédures que mettent en place les adolescents dont il a la charge dans un établissement spécialisé. Ces derniers, en plus d’un échec scolaire massif démontrent d’importants troubles du comportement. Le diagnostic dans tous les cas rencontrés fait apparaître des modalités structuro-fonctionnelles de nature figurative.143 « ‘Nous pouvons observer que se sont développés chez ces sujets des comportements aléatoires, en réponse à ceux du milieu et que leur nature même a empêché toute construction opératoire, ou presque, au profit d’une pensée réduite à une lecture hic et nunc des états visibles du milieu’. »144

G. Greppo reprend la théorie générale des systèmes pour expliquer le fonctionnement de ces jeunes, ceci en considérant le milieu comme « ‘un complexe d’éléments en interaction’ »145. Il identifie ainsi différents niveaux d’éléments, constituant des micro - systèmes, l’ensemble constituant une totalité. Cependant, « ‘si le système se trouve divisé en chaînes causales indépendantes la régularité disparaît’. »146. Ce modèle lui permet de décrire ce qu’il observe chez les populations concernées, c’est-à-dire un isolement remarquable par rapport au corps social, à la fois physique, culturel, intellectuel, rendant ainsi, très difficiles les échanges avec le milieu élargi. Tandis qu’« ‘un milieu ouvert est défini par son échange continuel de matière avec son environnement ’»147, un déséquilibre massif rend impossibles les régulations nécessaires à la ré équilibration Il postule que lorsque l’enfant passe d’un micro-milieu à l’autre, il est alors confronté à un déséquilibre massif. « ‘Notre première hypothèse reposera donc sur un déséquilibre des sous-systèmes entre eux, provoquant par-là même toute une série de conduites réactionnelles chez le sujet’. »148

Un auteur comme Marc Clément, dans une perspective différente, décrit lui aussi le comportement de ces jeunes par une difficulté à s’inscrire dans le temps et à envisager une coordination des moyens et des buts au-delà de l’action : 

‘« les jeunes qui vivent dans les cités ont l’argent comme seul centre d’intérêt et l’immédiateté, l’efficacité comme principales valeurs. Tout le contraire de ce qui participe de l’organisation :obtention d’une salle, prise de parole organisée, travail administratif dans l’association... Surtout si ces tâches sont liées à des frustrations dues à une non reconnaissance de la part des institutions. »149

Leurs conduites sont empreintes d’un certain égocentrisme de la pensée, sans possibilité d’envisager une coordination des points de vue.

‘« La réussite pour le jeune se situe dans sa visibilité : « où je veux, quand je veux, comme je le veux, si je le veux... » »’

‘M. Clément explique le fonctionnement de ces sujets par une pensée fondée sur l’imagination, syncrétique telle que la définit Piaget. Clément s’appuie sur le référentiel psychanalytique pour décrire le fonctionnement psychique de ces jeunes qu’il caractérise par un de la dimension symbolique qui fait le lien entre le réel et l’imaginaire.’

Pour cet auteur, le jeune entre dans l’onirisme social qui peut couper l’adolescent du réel s’invente un délire de l’héroïsation. Le retour au réel est moment de souffrance, de dévalorisation. « ‘L’adolescent n’a pas construit le symbolique qui permet de faire le lien entre le réel et l’imaginaire, il ne pourra pas mettre à distance les difficultés de la vie quotidienne, ni comprendre qu’il est dans l’imaginaire, aussi ses passages à l’acte sur autrui ou sur lui-même seront d’autant plus violents, incontrôlés. L’apprentissage du réel, du symbolique nécessite de faire des deuils, des choix. Il semble que le jeune n’ait pas eu à faire ces choix dans la mesure où trop d’adultes, voulant le protéger ou l’autonomiser trop tôt, l’ont inscrit dans un univers de droits et non de devoirs.’ »150

L’histoire de ces jeunes semble expliquer en partie ce fonctionnement particulier, vraisemblablement dû à des carences relationnelles précoces qui ont affecté le développement de leur personnalité.

En l’absence souvent du père (absence physique ou morale), nous avons vu que les familles monoparentales sont nombreuses, le jeune éprouve des troubles de l’identification. Les pairs prennent alors la place du père dans la construction identitaire. Les conduites criminelles contre la propriété ou contre les personnes mettent en évidence trois formes de conduites : la réalité méconnue sous forme de valeur d’autrui et des valeurs communes ; les motivations dominantes de nature hédoniste et ludique avec affirmation narcissique de tendances agressives, dominatrices, sadiques, prédatrices ; comportements en partie modelés par des clichés collectifs.

M. Clément reprend la synthèse de D.Lagache sur le comportement égocentrique du jeune délinquant : « ‘Il est incapable de juger d’un problème moral en se plaçant à un point de vue autre que personnel’ » : autrui est considéré comme un obstacle, il est réifié. Le danger aujourd’hui réside dans les fait que le jeune qui n’a pas construit le symbolique reste dans le virtuel, l’imaginaire et traite autrui comme un personnage de wargame : on l’élimine de façon plus ou moins violente et/ou sanglante, cela n’a pas beaucoup d’importance puisqu’il a plusieurs vies. Ceci correspond au défaut de considération des autres. Aussi le jeune présente-t-il des « ‘attitudes critiques et accusatrices envers autrui’ ». L’égocentrisme du jeune prend souvent un tour paranoïaque dans la mesure où il s’estime victime de la société.151

Pour Clément, ce qui manque à ces jeunes c’est la présence de lois qui doivent être appliquées. « ‘La socialisation du jeune passe très certainement par le ré ancrage dans un espace où la loi est appliquée, sert de cadre.  « Ce qui m’a frappé en arrivant ici, ce sont les règles. Il y en avait partout. Avant, j’avais vécu sans règles. » (adolescent placé en institution). »’

L’apprentissage ou le ré apprentissage de la loi, de la règle passe, pour A.Vulbeau, par deux voies :

Il nous semble intéressant de reprendre ces deux voies qui correspondent aux procédures des deux paliers extrêmes que nous allons décrire. En effet, la première voie correspond à un système hétéronome, système de contrainte sans doute nécessaire au départ dans le développement de l’enfant. Dans ce cas, nous préférons parler de « lois » que de « règles ». Celles-ci sont en effet intangibles, il s’agit pour les individus de les respecter ; elles sont construites en dehors d’eux.

La seconde référence correspond à une logique de coopération ; ici nous parlons plutôt de « règles » dans la mesure où il s’agit d’un système de régulation mobile et susceptible d’être transformé.

Enfin, on remarque, à partir de ces différentes analyses que l’on peut dégager certains invariants dans le fonctionnement de ces jeunes :

Ce fonctionnement correspond aux modalités de pensée que nous avons décrites plus haut et que Jean-Marie Dolle a nommées « figurativité ». Comme l’a formalisé Gérard Greppo dans ses travaux, ces jeunes sont enfermés dans la reproduction de conduites identiques et ne peuvent utiliser comme compensation régulatrice que l’annulation de la perturbation, ce qui entrave l’émergence d’innovations procédurales.

‘ ‘« il s’agit en partie d’un enfermement dans le processus d’assimilation du réel au moi, utilisant systématiquement des compensations tendant à écarter ou ignorer les éléments déstabilisateurs, par défaut (...) d’abstractions pseudo-empiriques. En conséquence, l’accommodation est réduite au minimum. Les abstractions réfléchissantes sont impossibles. Le processus d’équilibration majorante est donc absent. »’ 153

‘Greppo a pu observer les conséquences de ces modalités de pensée sur la vie des jeunes qu’il a suivis au quotidien : « C’est dans une confusion totale que ces enfants vivent. Confusion du monde physique et social qui n’est pas élaboré et auquel ils ne comprennent rien et, par une réaction archaïque mais largement partagée par l’humanité, perçu comme dangereux... »’ 154 ‘.’

Notes
143.

GREPPO G., Les effets de la pensée figurative sur les représentations d’une population issue des banlieues, in Bulletin de psychologie, tome 51, pp 641-648.

144.

ibidem

145.

VON BERTALANFFY, p 53.

146.

idem, p 68.

147.

VON BERTALANFFY, p 145.

148.

GREPPO G., thèse, p 15-16.

149.

CLEMENT M., p 11.

150.

Idem, p 12.

151.

Idem, p 13.

152.

Idem, p 15.

153.

GREPPO G., op. Cit., p 324

154.

idem, p 324-325.