QUATRIEME PARTIE
PRECISIONS METHODOLOGIQUES

1. Introduction

‘« La coopération est source de trois sortes de transformations de la pensée individuelle, toutes trois étant de nature à permettre aux individus une plus grande conscience de la raison immanente à toute activité intellectuelle. En premier lieu la coopération est source de réflexion et de conscience de soi.(...) En second lieu, la coopération dissocie le subjectif et l’objectif(...). En troisième lieu, la coopération est source de régulation. Par-delà la simple régularité perçue par l’individu et la règle hétéronome imposée par la contrainte, dans le domaine de la connaissance comme en morale, elle instaure la règle autonome, ou règle de pure réciprocité, facteur de pensée logique et principe du système des notions et des signes. »155

Les travaux en psychologie sociale génétique ont montré le rôle de l’interaction sociale dans le développement de l’intelligence. Au départ de cette approche de psychologie sociale génétique Doise, Mugny et Perret-Clermont, très vite rejoints par d’autres collègues, avaient le projet de mettre en évidence empiriquement, par quels processus médiateurs les facteurs sociaux qu’invoquaient les conceptualisations théoriques, affectaient voire suscitaient ou construisaient les processus cognitifs qui, jusqu’alors, avaient surtout retenu l’attention de chercheurs intéressés par la description de leur structure intra-psychique.156 Les travaux du courant européen de psychologie génétique157 montrent que le fait de travailler à deux pour résoudre une tâche peut permettre aux enfants qui participent à l’interaction de faire des progrès qu’ils n’auraient pas faits s’ils avaient étés seuls.

La notion de « conflit socio-cognitif » renvoie à cette forme particulière de confrontation qui amène à des restructurations mentales. Ces conflits socio-cognitifs se sont avérés susceptibles d’amener l’individu à une restructuration relativement profonde de sa modalité de pensée et celle-ci se manifeste par des généralisations dans des domaines voisins. Certes, ces confrontations ne sont pas toutes d’emblée pertinentes pour le sujet : il semble qu’en effet celles-ci n’ont de conséquences cognitives que si, par ailleurs, le sujet se trouve soit devant la nécessité de maintenir une relation établie, soit de considérer comme stable un schème social institué ou encore d’aboutir à un consensus (lors d’un partage par exemple).158

‘ ‘« En conclusion, nous croyons que la vie sociale est une condition nécessaire du développement de la logique. Nous croyons donc que la vie sociale transforme l’individu en sa nature même, le faisant passer de l’état autistique à l’état de personnalité. En parlant de coopération, nous songeons donc à un processus créateur de réalités nouvelles, et non à un simple échange entre individus entièrement développés. (...) La contrainte sociale n’est qu’une étape vers la socialisation. La coopération seule assure l’équilibre spirituel, qui permet de distinguer l’état de fait des opérations psychologiques et l’état de droit de l’idéal rationnel. » ’ 159

Par rapport à ces recherches, nous cherchons plutôt ici en quoi les régulations à l’oeuvre dans la construction des structures cognitives sont impliquées dans la construction de la coopération, ceci à un niveau micro-fonctionnel. Autrement dit, nous nous intéressons aux mécanismes d’adaptation mis en oeuvre dans l’interaction sujet-sujet.

Nous cherchons à identifier les régulations micro-génétiques mais aussi à définir certains modes de fonctionnement groupaux comme étant des structures c’est-à-dire des paliers d’équilibre dans le fonctionnement des régulations intersubjectives. Cette description sera précieuse pour pouvoir évaluer des groupes (nous pensons ici aux situations de crise) dans la perspective d’interventions remédiatrices ou thérapeutiques afin d’aider à la résolution de conflits dans certaines situations.

Notre objectif est d’identifier le fonctionnement des groupes à partir de l’analyse des régulations intersubjectives. Nous verrons ainsi en quoi la nature des compensations régulatrices est en jeu dans le fonctionnement social. Autrement dit, nous pourrons déterminer comment les procédures individuelles sont impliquées dans le fonctionnement des relations inter-individuelles, d’une part, et dans le fonctionnement d’un groupe social, d’autre part.

Nous avons choisi ici de nous intéresser à la genèse des procédures micro-régulatrices en observant les conduites d’enfants lors de la résolution d’un problème ; celui-ci étant posé à plusieurs d’entre eux. Ainsi, ils devaient à la fois prendre en compte la difficulté du problème posé en temps que tel ; mais également considérer l’avis de leurs camarades et tenter d’aboutir à une solution commune justifiée. Nous avons alors pu classer les interactions puis les ordonner en paliers depuis une phase d’hétéronomie jusqu’à l’élaboration de conduites coopératives.

Selon A.-N. Perret-Clermont, le mécanisme d’action de la co-résolution peut être analysé de trois points de vue complémentaires160 : du point de vue des actions proprement dites, c’est-à-dire de ce qui se passe entre les sujets ; du point de vue individuel ou intra-psychique ; et enfin du point de vue des articulations entre l’inter- et l’intra individuel.

Nous nous intéresserons au troisième type d’analyse, c’est-à-dire aux articulations entre l’inter- et l’intra-individuel. Autrement dit, nous essaierons tantôt d’identifier les structures groupales (fonctionnement inter-individuel), tantôt nous analyserons en détail les paliers successifs d’équilibration construits par les sujets (intra-individuel) pour cheminer de l’hétéronomie vers la coopération (inter-individuel). Ainsi, nous tenterons d’analyser le double mouvement de l’inter- vers l’intra-individuel et de l’intra- vers l’inter-individuel.

Nous chercherons alors à mesurer les influences réciproques de l’intra- et de l’inter-individuel d’une part, et , d’autre part, les conséquences de ces influences sur le processus de socialisation (dimension intra-individuelle), ainsi que sur l’équilibre social (dimension inter-individuelle).

Notes
155.

PIAGET, J., L’individualité et son histoire : l’individu et la formation de la raison, in : G. Busino (Ed), Les sciences sociales avant et après Jean Piaget, Genève, Droz, 1976, p 114.

156.

PERRET-CLERMONT,A.-N. ; NICOLET, M. et coll., Interagir et connaître - Enjeux et régulations sociales dans le développement cognitif, DelVal, 1988, p 11.

157.

PERRET-CLERMONT, 1979 ; DOISE et MUGNY, 1981 ; MUGNY, 1985.

158.

Idem, p 14.

159.

PIAGET, J., Logique génétique et sociologie, in : G. Busino, (Ed), Les sciences sociales avec et après Jean Piaget,Genève, Droz, 1976, p 80.

160.

PERRET-CLERMONT ; NICOLET, p 24.