DISCUSSION

Notre thèse centrale est que pour qu’il y ait coopération, il est nécessaire que les perturbations posées à un système (plusieurs individus) retentissent individuellement et soient source de mise en place de stratégies ou d’actions visant à créer des innovations procédurales quant à la résolution du problème. Bien souvent, une partie seulement des personnes faisant partie d’un groupe sont concernées par la perturbation ; le reste de ses membres étant alors soumis à la stratégie mise en place par les membres actifs. S’offrent à eux deux possibilités ; le rejet ou l’acceptation, ce qui devient source de conflits potentiels ne permettant pas la résolution du problème, mais concernant les personnes elles-mêmes.

La voie que nous proposons ici est de permettre à chacun d’intégrer la perturbation pour favoriser une résolution active collective innovante.

Nous avons bien souvent pu constater lors des examens opératoires la précarité des compensations régulatrices mises en oeuvre par les enfants de notre population: rejet ou répétition, ce qui pourrait expliquer les réactions violentes souvent observées dans la population des plus âgés (pré-adolescents et adolescents). Pour pouvoir enrayer ce phénomène, nous avons souhaité proposer une modélisation de l’évolution des régulations compensatrices, ceci afin de pouvoir mesurer quelle pouvaient être les procédures en jeu dans une telle construction.

La coopération nécessite une autonomie de la part des personnes qui coopèrent. La recherche active de solutions face à un problème collectif suppose que les perturbations soient endogènes et mobilisent la mise en place de solutions novatrices et transformatrices.

Reprenons notre première hypothèse. Nous cherchions à vérifier si lors d’une situation interindividuelle le sujet utilisait des processus de régulation comparables à ceux identifiés dans l’interaction sujet-objet.

Nous avons remarqué, au cours de notre expérimentation, que les sujets de niveau 1 induisaient un fonctionnement groupal hétéronome. Ainsi, nous pouvons comparer un fonctionnement individuel basé sur les procédures figuratives, à un fonctionnement groupal hétéronome. Dans les deux cas, les régulations mises en oeuvre aboutissent à un équilibre statique qui ne permet pas les innovations procédurales. A une échelle sociale, les règles sont connues dans ce cas par le sujet mais ne sont pas véritablement intégrées : l’équilibre n’est pas dynamique et vivant mais plutôt statique ; il correspond à des procédures répétitives plutôt que créatives.

Dans l’étude que nous faisions du contexte dans lequel s’est déroulé cette recherche, on retrouve la description de conduites chez les jeunes qui correspond à ce fonctionnement stéréotypé. Leur comportement, parfois violent, serait l’équivalent d’un type de réaction en actes contre une règle qui n’est pas élaborée sur le plan rationnel conscient. Cette dernière est perçue comme quelque chose d’extérieur au sujet (perturbation exogène) auquel il se soumet ou contre lequel il se révolte. Ainsi, si l’équilibre est statique au niveau intra-individuel, à l’échelle sociale, on observe en revanche un déséquilibre des relations entre les individus qui emploient ces procédures.

Nous avons également vérifié que la progression individuelle des sujets permettait au groupe de se transformer. Ainsi, les sujets de niveau 2 induisent, comparativement aux sujets de niveau 1, une certaine ouverture du système inter-individuel. Ils effectuent des abstractions pseudo-empiriques, autrement dit, ils peuvent vérifier la pertinence d’une affirmation en reliant une transformation à ses conséquences. C’est ainsi qu’ils peuvent comprendre une règle établie mais ne sont pas capables d’en inventer pour résoudre un problème, ceci par défaut d’anticipation.

Le niveau 3 est une condition pour que les transformations innovantes du système inter-individuel soient possibles. Les enfants sont capables d’élaborer eux-mêmes des règles pour permettre à un groupe de s’adapter à une situation. Grâce aux abstractions réfléchissantes, ils peuvent anticiper les relations cause-conséquences.

Ainsi, on pourrait résumer l’évolution de la construction des règles comme suit :

  • obéissance à la règle

  • compréhension de la règle

  • construction d’un règle particulière

  • généralisation et invention de règles nouvelles

Cette progression est illustrée dans le schéma suivant :

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Schéma 11 ;Evolution de la construction des règles

Nous avons pu également vérifier, et ce fut notre seconde hypothèse, que la progression de l’hétéronomie à la coopération correspondait à des paliers d’équilibration en micro-genèse corrélés à l’intégration progressive de la dynamique fonctionnelle « perturbation<->compensation ». Cette genèse est divisée en six paliers qui correspondent à des niveaux intra-individuels.

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Schéma 12 \: Les six paliers d’équilibration fonctionnels dans la construction des régulations intersubjectives

Nous avons également différencié plusieurs stades dans l’évolution des groupes qui dépendent de leur composition. Le niveau de coopération est atteint lorsque tous les sujets ont construit les deux derniers paliers intra-individuels.

A chaque niveau de régulation inter-individuel correspond un état d’équilibre du groupe, soit :

  • niveau 1 : déséquilibre

  • niveau 2 : ré équilibration

  • niveau 3 : équilibre

Si l’on compare chaque niveau d’équilibration intra-individuel aux paliers inter-individuels, on peut repérer des degrés d’isomorphisme entre structures intra- et inter-individuelles.

Nous avons pu observer qu’il n’y a pas d’isomorphisme entre l’intra- et l’inter-individuel dans le cas de l’hétéronomie. Le sujet utilise alors en effet des compensations qui consistent à annuler la perturbation et maintient ainsi un équilibre toujours identique sans transformation procédurale. En revanche, ceci a pour conséquence de provoquer un déséquilibre social (inter-individuel) puisque, comme nous l’avons précisé, l’hétéronomie engendre conflits et violence et correspond à certaines situations de crises que nous avons décrites.

Lorsque le sujet est capable d’intégrer progressivement les abstractions pseudo-empiriques à son raisonnement, l’équilibre statique est rompu, le système peut alors se transformer. La ré équilibration au niveau inter-individuel est alors déclenchée. C’est lorsque le sujet cherche à prendre en considération ce que dit l’autre et à comparer ses affirmations avec les siennes que cette transformation est amorcée. On assiste alors à l’émergence d’une troisième dimension : la dimension sociale interactive.

Dès lors, un équilibre social peut se fonder puisqu’aux perturbations peuvent correspondre des compensations qui transforment le système. La dimension adaptative prend alors toute son ampleur puisqu’en fonction des variations du milieu les structures intra- et inter-individuelles vont se transformer. On observe alors un isomorphisme entre les structurations individuelle et sociale, les régulations deviennent exo-endogènes. Les sujets inventent de nouvelles règles de fonctionnement pour pouvoir s’adapter au milieu. Ces règles sont comprises puisqu’elles sont établies sur le mode de la réversibilité opératoire et de la coopération. Elle permettent au sujet de faire face aux variations du milieu grâce à l’anticipation.

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Schéma 13  \: Comparaison des équilibres intra- et inter-individuels

On peut dire que l’on passe d’un niveau d’hétéromorphisme entre les fonctionnements intra-individuel et inter-individuel à un isomorphisme entre ces deux types de régulation. L’hétéromorphisme du premier niveau pourrait expliquer les situations de crise observées dans leurs aspects destructeurs (violence).

Le second niveau intermédiaire est fondamental car c’est lui qui permet à la transformation du système de s’amorcer. Certains systèmes sont cependant cantonnés dans le fonctionnement de premier niveau ce qui aboutit à des conflits constants.

Le troisième niveau, qui correspond à un isomorphisme entre fonctionnement intra- et inter-individuel, permet quant à lui un fonctionnement basé sur des régulations communes. La transformation possible du système permet à celui-ci de produire de nouvelles structures.

La coopération correspond donc à un isomorphisme entre structure individuelle et structure sociale, tandis que l’hétéronomie est corrélative à un hétéromorphisme entre ces structures intra- et inter-individuelles. D’après nos observations, la relation éducative telle qu’elle existe ne favorise pas la construction de la coopération. Les sollicitations s’effectuent sur le mode du stimulus-réponse (les éducateurs imposent des exercices, actions et comportements que l’enfant doit recopier, imiter).

Notre troisième hypothèse était qu’on peut favoriser l’évolution de l’hétéronomie à la coopération par des sollicitations adaptées.

L’enjeu est donc de proposer aux enfants des situations suffisamment sollicitantes. Il a été important, à cet égard, de créer des groupes hétérogènes et de faire ainsi de la différence des points de vue une source d’enrichissement. On demande souvent, dans les situations d’éducation traditionnelles, l’acquiescement des enfants, ceci alors même qu’ils tirent le sentiment de leur propre identité en étant confrontés aux autres, c’est-à-dire à la différence. Un acquiescement forcé peut conduire à la violence, puisque seule alors l’opposition radicale peut être source d’existence. On a pu s’apercevoir d’autre part, qu’en confrontant ainsi librement leurs points de vue, ils parvenaient à une plus grande mobilité de pensée. Le rôle de l’adulte ne consistait pas à leur donner des réponses à leurs questions mais simplement à leur offrir un cadre pour qu’ils puissent se transformer et s’enrichir.

Ajoutons que nous avons proposé ici le modèle d’une genèse étudiée chez l’enfant. Nous pouvons faire l’hypothèse, concernant les processus pathologiques, d’une fixation dans le premier niveau. La difficulté de l’intervention thérapeutique se situerait alors dans la création d’un déséquilibre suffisant pour transformer les procédures du sujet. Ainsi, une déséquilibration intra-individuelle permettrait un réaménagement des relations inter-individuelles (et donc une ré équilibration).