CONCLUSION

L’équilibration est une question centrale dans la problématique du développement du sujet tel que le définit Jean Piaget. Son fonctionnement dépend de la nature des compensations régulatrices que met en place l’individu face aux perturbations qu’il rencontre ; ces dernières pouvant être extérieures à lui (perturbations exogènes) ou internes (endogènes). Le degré d’intégration de la perturbation dépend lui-même de l’évolution des compensations régulatrices. Ainsi, tout est lié, et, selon le mode d’équilibration utilisé par le sujet, le système formé par l’ensemble des procédures dont il dispose sera plus ou moins ouvert (plus ou moins fermé). Certains sujets sont enfermés dans ce que J.-M. Dolle nomme « figurativité », c’est-à-dire une activité basée sur le constat des états du réel sans intégration des transformations à leur raisonnement, ceci entraînant une sédimentation de leur fonctionnement et empêchant par-là la construction de nouvelles formes de pensée.

Nous avons cherché à savoir si cette fermeture du système, se traduisant par une impossibilité à effectuer des équilibrations majorantes, pouvait s’appliquer aux systèmes sociaux, c’est-à-dire à un groupe d’individus en interaction. Autrement dit, l’hétéronomie caractériserait-elle, elle aussi, un système fermé sur lui-même, incapable de se transformer ni a fortiori de s’adapter aux mutations sociales induites par les régulations entre individus ? Pouvait-on retrouver ce mode de fonctionnement dans notre société, expliquant ainsi la difficulté de certains jeunes à se socialiser et donc les phénomènes de violence si souvent observés ?

A l’opposé de l’hétéronomie, un fonctionnement coopératif favorise l’échange réciproque et l’adaptation mutuelle. Le système est ici plus ouvert, les équilibrations majorantes et les transformations sont possibles. Le mode de sollicitation offert aux jeunes dans certaines situations défavorables à leur développement ne leur permettrait pas de construire des compensations régulatrices de type opératif et donc les empêcherait d’accéder à un mode de relation fondé sur la coopération. Les seules procédures qu’ils utilisent alors sont le rejet ou l’imitation des perturbations extérieures.

A la fin de cette recherche, nous qualifions l’hétéronomie comme un niveau d’hétéromorphisme entre structure individuelle et structure sociale (équilibre statique individuel) qui entraîne un déséquilibre inter-individuel par manque de possibilité de transformations innovantes empêchant de résoudre des problèmes à une plus grande échelle.

Nous souhaitions tenter de comprendre les troubles de la socialisation dans un contexte social particulier. A la lumière de l’analyse de la relation éducative au sein du contexte dans lequel vivent les sujets de notre population (logique de l’action et demande de reproduction imitative plutôt que réflexion), il nous semble que cette logique de niveau 1 (hétéronomie) caractérise les régulations intersubjectives mises en oeuvre de façon majoritaire. Autrement dit, la « dissocialité » serait caractérisée par un mode de relation de type hétéronome tel que nous l’avons qualifié dans cette étude. Du point de vue de la construction des règles, le processus de régulation mis en oeuvre serait le rejet de la perturbation ou l’imitation, c’est-à-dire la contrainte (soumission) ou l’obéissance, ce qui de toutes façons entraîne une violence latente ou manifeste.

Nous avons proposé de jalonner le parcours de l’hétéronomie à la coopération à travers l’étude micro-génétique des étapes et donc des interactions qui menaient de l’une à l’autre.

Face aux transformations de la société, de plus en plus rapides et complexes, s’en suivent des changements inévitables des pratiques, des cultures. Il ne suffit plus d’appliquer une règle, immuablement, au fil des générations. Aujourd’hui, il faut être capable de comprendre la règle, mais aussi de l’inventer, de la (re)créer. Certains, les plus démunis, ne font pas face à ce défi. Il convenait de mieux comprendre le chemin pour pouvoir guider les enfants qui, seuls, ne parvenaient pas à trouver les points de repères nécessaires au bon développement de leur autonomie.

La violence manifestée par certains sujets correspond à un passage à l’acte acting out). Si on analyse ce comportement du point de vue des régulations compensatrices, on peut dire que le sujet met en oeuvre une compensation en acte face à la perturbation qu’il ressent. Ainsi, le rejet de la perturbation tel que nous l’avons qualifié correspondrait à une annulation de la perturbation d’un point de vue abstrait mais à une compensation concrète de la perturbation. La règle ne serait pas encore construite par le sujet à un niveau causal conscient mais elle n’en serait qu’au stade de la régulation sensori-motrice.

Comme nous l’avons vu, les premières régulations qui apparaissent chez l’individu sont les régulations biologiques. S’ensuivent des régulations bio-psychologiques avec l’apparition des premiers schèmes sensori-moteurs. Ici, c’est l’action qui permet à l’individu de s’autoréguler, autrement dit le mécanisme d’équilibration est régi par les actions du sujet. Progressivement, ces régulations vont s’intérioriser, si bien que le sujet va pouvoir se représenter certaines régularités qui vont correspondre à des schémas de pensée assez figés : les schèmes représentatifs. A ce stade, l’individu n’est pas libéré de son égocentrisme, les « règles » qu’il élabore alors sont toutes empreintes de subjectivité : les affects ne sont pas reconnus comme provenant du sujet lui-même, mais peuvent être attribués à une cause variable. Ainsi, une émotion peut-elle, elle aussi, être source de perturbation pour le sujet, perturbation à laquelle il va tenter de répondre sur le même mode que ce que nous avons vu précédemment. A ce stade, le sujet peut très bien attribuer à autrui la cause de son émotion, et, si celle-ci est négative, exercer une compensation en acte, c’est-à-dire réagir violemment.

Nous avons très brièvement évoqué les travaux sur les premières expériences d’attachement (relation mère-enfant). A cet égard, il serait intéressant de pouvoir qualifier la nature des compensations en actes avec la qualité des premières relations mère-enfant notamment la sécurité de base dont a pu ou non bénéficier le nourrisson ou l’enfant en bas âge. Nous faisons ici allusion aux travaux de Bowlby et Winnicott notamment.

On imaginerait ici une corrélation entre la qualité positive des premières relations et la possibilité pour le sujet d’intégrer ses émotions et de les associer à des images rassurantes, contenantes, comme a pu l’être la relation primaire avec la personne chargée des soins de l’enfant. Une relation primaire au contraire défaillante, c’est-à-dire ne permettant pas d’intégrer ses émotions, provoquerait un sentiment de persécution à l’égard des sensations que perçoit l’enfant et qui ne reçoivent pas de compensation. La seule réaction possible serait alors le rejet de la perturbation sous forme compulsive.

On pourrait, de cette façon, postuler que les compensations primaires seraient apportées par la mère puis, dans un second temps l’enfant pourrait progressivement prendre son autonomie en répondant aux sollicitations ; d’abord grâce à l’imitation, puis en construisant bien plus tard des mécanismes de causalité selon la progression que nous avons présentée concernant l’intégration progressive des perturbations (exogènes vers endogènes). Autrement dit, les individus pourraient peu à peu rendre interne ce qui au départ provient du milieu. L’interaction Sujet <->Milieu prend ainsi son sens dans l’appropriation progressive et par une reconstruction par le sujet des relations qu’il a pu établir :

Ces hypothèses constituent des pistes pour nos recherches ultérieures, ceci dans l’idée de comprendre la construction du sujet dans une dimension d’interdisciplinarité entre psychologies clinique et cognitive.

Dans la même idée de recherches interdisciplinaires, nous avons pu observer que dans le contexte de cette étude divers facteurs pouvaient retenir notre attention :

Dans les perspectives de notre travail, il semblait intéressant de pouvoir repérer les différents paliers entre hétéronomie et coopération pour justement pouvoir identifier plus précisément le mode de fonctionnement d’un groupe social.

L’expérimentation que nous avons présentée s’est déroulée avec des enfants. Il serait sans doute nécessaire de pouvoir généraliser ce modèle à l’étude des régulations intersubjectives y compris entre adolescents ou adultes. Ainsi, ce modèle qui est décrit en psychogenèse (diachronie) pourrait permettre de qualifier également les comportements à l’oeuvre en synchronie chez chaque individu. Il permettrait ainsi d’établir une nosographie pour l’étude d’une psychopathologie sociale ou psychopathologie de la socialisation.

Enfin, nous avons posé le problème de l’interaction Sujet⇔Milieu à travers l’étude des relations entre l’inter-individuel et l’intra-individuel. Si le seul objectif de pouvoir nous ouvrir la voie vers une représentation du sujet dans sa dimension complexe (en tant que sujet social, sujet cognitif, sujet bio-physiologique et sujet affectif) ceci à la lumière de son interaction avec le milieu, pouvait être approché, nous aurions le sentiment d’avoir accompli la tâche que nous nous étions fixée au début de cette recherche. Nous sommes consciente que cet objectif n’est que partiellement atteint. Néanmoins, nous espérons qu’il ait au moins permis l’ouverture vers une démarche de réflexion et de construction dans le contexte où s’est déroulée notre action ; construction de nouvelles règles et démarche de progression de l’hétéronomie vers la coopération.