Introduction

Qui n'a jamais été confronté à une défaillance de mémoire, personnelle ou remarquée chez autrui ? Qui n'a pas été perturbé ou contrarié par un tel échec ? Qui n'a jamais été attendri par l'évocation d'un souvenir lointain empreint de sensations riches et variées ? Qui n'a jamais ressenti l'expérience assez désagréable – mais tellement commune – du mot sur le bout de la langue ? Qui n'a jamais été amené à évaluer ses propres capacités de mémoire ou celles d'autrui et à constater des inégalités de performance d'une personne à l'autre, d'un domaine de connaissance à l'autre, d'une situation à l'autre ? Qui n'a jamais tenté de mettre en oeuvre la meilleure stratégie pour se souvenir d'un rendez-vous ou pour apprendre une nouvelle information ? ...

Ces quelques exemples puisés dans la vie quotidienne nous conduisent à un double constat. Premièrement, il apparaît que la mémoire revêt une importance et un intérêt particuliers pour la plupart des individus ; elle ne laisse personne indifférent. Son importance se manifeste également de façon frappante dans la collectivité, dans des domaines aussi variés que l'histoire des groupes (e.g., le devoir de mémoire, la mémoire familiale), l'éducation et la transmission des savoirs, la justice (e.g., la validité des témoignages), le vieillissement de la population et l'amélioration de la qualité de vie des personnes âgées (e.g., le programme PAC1 Euréka développé dans le cadre de la Fondation Nationale de Gérontologie et de la Mutualité Sociale Agricole ; De Rotrou, 1992). La mémoire est essentielle, sans doute parce qu'elle occupe une position centrale dans l'adaptation des individus à leurs environnements, dans la construction de l'identité du sujet et du groupe en « ‘assurant la continuité de la vie mentale’» (Piaget et Inhelder, 1968, p. 441) ... en résumé, dans l'équilibre psychique de l'individu et dans la survie de l'espèce humaine (Tulving, 1985b)...

Le second constat, qui introduit une notion centrale de notre problématique, est qu'il existe, au niveau individuel, une forme de conscience ou de connaissance du fonctionnement de la mémoire. Exprimée ou non, cette connaissance peut éventuellement déboucher sur des activités volontaires de contrôle et de régulation des opérations mentales associées à la mémorisation. L'existence de cette forme de connaissance montre le degré d'élaboration et de complexité de certaines opérations mentales réalisées par l'être humain : capacité à considérer ses propres activités et en particulier, ses propres états et processus mentaux, capacité à se considérer comme un objet de connaissance en utilisant son propre potentiel cognitif. Cette forme de conscience de second degré, pour Morin (1986), ou acte circulaire par lequel on utilise « ‘l'instrument d'analyse pour analyser l'instrument d'analyse’» , pour Maturana et Varela (1994, p.11) confère finalement à l'être humain une spécificité propre. Ces opérations relèvent de ce qu'il est convenu de nommer la métacognition – cognition sur la cognition (le préfixe grec méta 2 signifie après ; Le Petit Larousse, 1996). La métacognition, restreinte aux activités et aux états mentaux relatifs à la mémoire, prend improprement le nom de métamémoire 3 : la connaissance que possède le sujet sur le fonctionnement de la mémoire en général et sur sa propre mémoire en particulier.

La question qui émerge naturellement de ce double constat issu d'observations concrètes et quotidiennes, concerne la valeur ou le rôle des opérations métacognitives sur l'élaboration des processus mnésiques et sur leurs conséquences en terme de performance. L'hypothèse généralement énoncée dans le cadre des travaux sur les relations entre métamémoire et mémoire est celle d'une contribution bénéfique de la connaissance du système sur l'efficacité de son fonctionnement. En effet, on peut envisager que la connaissance des lois de la mémoire et l'appréhension de ses propres compétences vont déterminer la manière dont un sujet s'engagera dans une tâche de mémoire (les opérations de mémorisation qu'il mettra en oeuvre) et, en conséquence, le niveau de performance qu'il pourra atteindre (la qualité de la mémoire). Pour résumer, un des déterminants majeurs de la performance mnésique pourrait être la connaissance que possède le sujet sur le fonctionnement du système.

La généralité de cette hypothèse nécessite que nous engagions la réflexion par l'extraction des différents concepts et questions théoriques qu'elle suscite et que nous précisions la manière dont nous comptons la traiter dans le présent travail. Mais auparavant, il nous semble indispensable de nous arrêter sur le concept de mémoire afin de clarifier sa signification et de déterminer sa position en tant qu'objet d'étude scientifique.

Le terme mémoire peut être utilisé chaque fois qu’il est question de conservation et de récupération ou réactivation d’éléments qui ont été rencontrés dans le passé. Il peut ainsi s'appliquer à de multiples situations et objets. D'après Kinsbourne (1987), le terme « ‘mémoire est un mot-compendium fabriqué par l'homme’» (p.82) qui se rapporte à une réalité complexe.

Le concept de mémoire peut aussi bien s'appliquer à la reproduction des cellules vivantes et de l’ADN qu’à l’histoire de l’humanité, selon que l'on s'intéresse à la transmission des caractères génétiques d'une génération à l'autre ou à la construction et au maintien des groupes humains. Dans les deux cas, des processus de conservation et de récupération des données sont à l'oeuvre. A l'extrême, on pourrait aussi concevoir que les objets non-vivants possèdent une forme de mémoire puisqu'ils portent en eux une histoire qui pourra être reconstruite par un oeil extérieur. De même, les êtres vivants du monde végétal possèdent une forme de mémoire démontrée notamment par leur comportement intelligent adaptatif vis-à-vis de l'environnement (Morin, 1986). Il manque pourtant à l'ensemble de ces objets figés et passifs la propriété de base de tout système à mémoire, celle de pouvoir « ‘récupérer, partiellement ou totalement, de façon fidèle ou déformée, un de ses états antérieurs afin de le restituer ou de le faire interagir avec l'état momentané dans lequel il se trouve’» (Tiberghien, 1991, p.21). L'aspect essentiel des systèmes à mémoire est de pouvoir retrouver par eux-mêmes leur passé : ils sont eux-mêmes acteurs du processus de mémorisation, ce qui n'est le cas ni des objets non-vivants, ni des végétaux. De plus, la fonction mnésique sert directement le système qui la possède dans son adaptation immédiate à l'environnement (dans le contexte de tâches à résoudre) et n'a pas uniquement une valeur adaptative à long terme pour l'espèce. La qualité de mémoire peut en réalité être attribuée à deux grandes catégories d'objets qui se différencient par ailleurs sur bien des points : les êtres vivants possédant un système nerveux et les machines conçues par l'homme pour stocker et traiter des informations.

Limités à l'étude de la mémoire humaine, les points de vue sont encore nombreux et dépendent essentiellement de la conception qu'on a de l'individu (organisme / cerveau, système de traitement de l'information, personne, membre d'un groupe...) et de la prise en compte des interactions entre les différents systèmes responsables des phénomènes de mémoire. Ainsi, la mémoire est-elle étudiée dans un nombre considérable de disciplines scientifiques associées à différents niveaux d'analyse et de précision des mécanismes en jeu. Elle fait le lien entre des sciences dites exactes (physiologie, neurologie, informatique...) et des sciences dites humaines (toutes les branches de la psychologie, sociologie, histoire...).

S'il est relativement clair que la matière cérébrale produit les activités mentales à partir du traitement des stimulations en provenance de l'environnement, on ne peut pas, en restant définitivement matérialiste, réduire une activité mentale donnée à une configuration d’activation précise et spécifique des neurones. De même, on ne peut pas admettre que le monde extérieur façonne totalement la représentation mentale, bien qu'il ait un rôle indéniable dans l'organisation fonctionnelle du cerveau (Lazorthes, 1988) ; le monde est aussi construit ou reconstruit par le cerveau (Maturana et Varela, 1994, Edelman, 1992). Ainsi, le point de vue philosophique qui nous semble actuellement le plus pertinent sur les relations entre cerveau et pensée conçoit l'émergence d'une entité partiellement indépendante de tout substrat anatomique (Delacour, 1994). On admettra ainsi avec Varela (1989), l'existence de niveaux d’analyses des activités cognitives indépendants les uns des autres correspondant à des niveaux d’activité cognitive eux-mêmes indépendants.

La complexité des phénomènes s'accroît nécessairement quand on passe de niveaux d'analyse assez fins, unitaires (par exemple, le neurone ou la synapse) à des niveaux intégrant des milliards de cellules et des sources de variation de plus en plus nombreuses. Il ne fait aucun doute que le système nerveux constitue la base de la mémoire, c'est-à-dire que les souvenirs sont stockés au sein des cellules nerveuses et que tout comportement appris se matérialise par l'activation d'un certain nombre de neurones qui est fonction de sa complexité. Ainsi pourra-t-on étudier la mémoire en s'intéressant aux mécanismes et aux modifications physico-chimiques qui la sous-tendent au niveau d'une cellule ou d'un groupe de cellules (approche neurophysiologique). Richard (1990c) définit ce niveau d'analyse comme matériel.

Comme l’explique Baddeley (1993a), le niveau de description physiologique ou chimique n’est pas pertinent pour comprendre l’aspect psychologique de la mémoire (point de vue de la psychologie cognitive classique). En effet, la connaissance du système nerveux ne suffit pas pour répondre à des questions sur l'organisation de la mémoire, les processus de récupération et l'efficacité relative de différentes stratégies (Parkin, 1987). Toutefois, soulignons avec Richard (1990c) qu'« ‘une meilleure connaissance des mécanismes neurophysiologiques qui réalisent les opérations élémentaires des traitements cognitifs fournira des contraintes très fortes sur les descriptions fonctionnelles qui peuvent être pertinentes pour les tâches, mais ne dispensera pas de la recherche de telles descriptions’» (p.28).

Nous ferons succintement le point sur les aspects neurophysiologiques de la mémoire afin de montrer que ce type de données peut revêtir une certaine pertinence pour la modélisation psychologique. De plus, nous voulons défendre l’intérêt des relations entre diverses disciplines dans la perspective d'une évolution fertile de la compréhension de la mémoire. Pour preuve de cet intérêt, les résultats en neuropsychologie (discipline récente qui fait le pont entre biologie et psychologie), qui révèlent des troubles de la mémoire et des expériences subjectives distincts en fonction de la localisation des lésions, des substances chimiques défaillantes, des connexions interrompues... Etant donné qu'un grand nombre de modèles de la mémoire s'inspirent d'observations neurologiques, ou sont conçus par des spécialistes du cerveau, il nous a paru indispensable de mentionner ces travaux.

Une deuxième option, correspondant à l'approche des sciences cognitives, sera de considérer le cerveau comme un instrument en se basant sur le fonctionnement et la structure des machines que nous connaissons déjà (ordinateurs) ou sur toute autre analogie. Cette démarche correspond à la volonté d'expliquer le fonctionnement de la mémoire indépendamment du fonctionnement du cerveau, pourvu que le modèle rende compte du comportement observable. Pour reprendre les termes de Richard (1990c), ce niveau d'analyse est fonctionnel.

L’approche cognitiviste et le paradigme du traitement de l’information permettent à plusieurs disciplines de se rencontrer autour d’un même objet : la connaissance. Cette dernière ne peut se construire, se développer, se modifier, s’utiliser qu’à travers la fonction de mémorisation. Un système ne peut donc être qualifié de cognitif que s’il est doté d’une mémoire. La modélisation psychologique de la mémoire peut donc s’inspirer des apports d’autres sciences cognitives et apporter en retour des éléments relevant à la fois d’aspects théoriques et appliqués. Il existe en effet plusieurs manières de considérer la fonction mnésique à l’intérieur même du courant d'étude de la cognition. L’approche du traitement de l’information utilise l’analogie informatique pour décrire la mémoire alors que l’approche connexionniste tente de développer des modèles plus proches du fonctionnement cérébral. D’après Varela (1989), ces deux points de vue restent insuffisants pour comprendre la cognition. Il suggère de reconsidérer les notions de symboles physiques et de représentations pour s’ouvrir à une conception où le sujet et le monde se déterminent de manière réciproque, et ou l’apprentissage se définit au moyen de la compréhension par l’action sur un monde infini et complexe. Cette perspective prend en compte l’évolution, l’adaptation fonctionnelle et la stabilisation des structures cognitives. Nous retrouvons ici l’idée de complexité, inséparable de l’appréhension adéquate des phénomènes mentaux.

Une troisième possibilité d'étudier la mémoire, dite évolutionniste, consistera à évaluer la valeur adaptative de la mémoire et à l'appréhender au travers de situations concrètes et naturelles (approche écologique). Est alors posé le problème épineux et central de la validité écologique des théories cognitives de la mémoire. Par définition et toutes considérations politiques mises à part, l'écologie se réfère à l'étude des organismes vivants en interaction avec leur environnement. Nous accorderons une certaine importance aux développements scientifiques qui se sont attachés à étudier les mécanismes naturels de la mémoire, même si nos propres recherches ne peuvent se réclamer entièrement de ce courant. Au fil de nos lectures, cette préoccupation est apparue comme inéluctable compte tenu du concept-même de métamémoire. Nous donnerons les raisons de cette réflexion et relèverons les difficultés associées aux approches écologiques.

Nous verrons que les théories basées sur des études de laboratoire, où l'effet de facteurs indésirables est soigneusement contrôlé, ne sont pas toujours aptes à prédire les comportements quotidiens. Où est l'intérêt des théories si elles n'ont pas la qualité de pouvoir être appliquées à des situations pratiques ? Dans le domaine de la mémoire, il faut surtout penser à l'application des théories par des programmes de remédiation, d'amélioration de l'apprentissage chez des enfants en échec scolaire, de rééducation des personnes souffrant d'amnésie, d'intervention auprès des personnes âgées...

En psychologie, la nécessité de concevoir des modèles et des théories fondés sur une considération de la complexité s'impose à qui souhaite expliquer et comprendre le comportement humain dans son environnement naturel et à qui espère utiliser les résultats de la recherche pour des objectifs appliqués. L'avenir appartient aux recherches qui sauront servir l'individu dans son intégration sociale et dans son épanouissement personnel.

Un moyen de modéliser la complexité consiste à adopter les principes de la théorie des systèmes, en particulier les notions d’interaction entre éléments, de rétroaction, et de non-réduction du tout à la somme des parties. Ce mode de raisonnement s'applique particulièrement bien à la modélisation de la mémoire humaine (Sinnott, 1989a) car il permet notamment d'envisager les interactions entre les différentes sphères du psychisme (cognition et conation), les modifications développementales du système (effets du vieillissement, acquisition et stabilisation des connaissances, expertise...) et les effets des variables environnementales sur la performance.

Après avoir considéré les différentes approches possibles de la mémoire humaine, il convient de situer historiquement l'étude scientifique de la mémoire. Cela nous permettra de comprendre pourquoi la question des relations entre conscience et mémoire n'est à l'ordre du jour que depuis une vingtaine d'année.

L'évolution de la psychologie vers une orientation dite scientifique remonte aux travaux de la fin du XIXème siècle et, en ce qui concerne plus particulièrement la mémoire humaine, c’est à Ebbinghaus (1885) qu’appartient cette approche. La méthode expérimentale scientifique exige une définition précise de l'objet, une observation préalable, des hypothèses à tester, des résultats à recueillir dans des conditions contrôlées pour une interprétation valide des données. La prise en compte de la psychologie comme science a débouché sur une mise à l'écart inévitable des méthodes introspectives considérées comme non scientifiques, non pertinentes et sans valeur explicative. De fait, les expérimentations étaient conçues de telle sorte que le contrôle intentionnel, l'effet des connaissances antérieures... soient réduits au minimum afin de déterminer les lois régissant le fonctionnement de la mémoire pure.

Plus tard, dans le cadre de l’école béhavioriste, il n’était pas non plus question de s’intéresser aux processus non observables – mais cette fois pour des raisons dogmatiques plutôt que méthodologiques (Watkins, 1989) – intervenant entre le stimulus et la réponse, comme les images mentales ou la volonté. Ce courant est né d’une opposition aux recherches introspectives développées notamment par Galton (1883) et James (1890) sensiblement à la même époque que les premières expérimentations d’Ebbinghaus.

Aujourd'hui encore, l'introspection et les verbalisations sont parfois remises en cause par la psychologie cognitive qui reste néanmoins plus souple que l’approche béhavioriste, en considérant précisément les mécanismes et les processus intervenant entre le stimulus et la réponse. La méthode expérimentale et la rigueur qu’elle présuppose constituent toutefois la base de ce champ de la psychologie.

Gardons toutefois à l’esprit que l'un des premiers ouvrages de psychologie cognitive a été écrit par l’un des plus fervents défenseurs de l’approche écologique des processus mentaux (Neisser, 1967). Par écologique, il faut entendre une référence à l’environnement naturel de l’être humain, par opposition aux situations artificielles de laboratoire en psychologie expérimentale. L’idée de l’approche écologique est de modéliser les processus mentaux mis en jeu dans des situations et des tâches que l’individu rencontre quotidiennement, c’est-à-dire dans des environnements multiples, internes et externes, chargés de nombreuses sources de variations. Son objectif est également de promouvoir les recherches de laboratoire débouchant sur des applications pratiques. Selon ce point de vue, la pureté de la mémoire n'a plus aucune raison d'être.

Malgré la mise en doute de l’introspection – analyse consciente des mécanismes de l’esprit – on assiste de plus en plus à des propositions de modèles du fonctionnement mental en termes de dissociations entre processus conscients et inconscients. La conscience, base nécessaire pour l’introspection, peut être considérée comme une propriété émergente de la complexité cérébrale et de son activité. Les conceptions de la conscience se sont considérablement développées avec la neuropsychologie à travers l'étude de patients porteurs de lésions cérébrales. Pour la mémoire, la fonction de base du fonctionnement cognitif, cette dissociation est très documentée, et l'on voit de plus en plus de recherches débouchant sur des modèles cohérents avec une mise en relation de différentes formes de mémoire avec différentes formes de conscience (Tulving, 1985b). Baddeley (1993b) propose, lors de la première Conférence Internationale sur la Mémoire, qu'une théorie générale de la mémoire ne peut pas se concevoir sans examiner la notion de conscience (voir aussi Schacter, 1999).

La conscience, par son aspect subjectif, individuel, et intime recouvre en partie et à un niveau élaboré, la conscience de soi. Quelle est la relation avec la connaissance de soi ? Un grand nombre de recherches en psychologie, dont William James est un des précurseurs avec son approche introspective, se sont orientées vers le soi en tant que structure mentale (L'Ecuyer, 1978). Le courant de la psychologie phénoménologique ne se limite pas à une analyse des effets de stimuli extérieurs sur le comportement mais s'intéresse à la manière dont l'individu perçoit son environnement (y compris lui-même) et agit en conséquence. Une place prépondérante est alors dévolue à la subjectivité et aux états internes dans la détermination des attitudes et des actes. En ce sens, cette approche se situe à l'opposé du béhaviorisme (où les états internes n'ont pas de place) et de la théorie psychanalytique (où le rôle de l'inconscient est prépondérant).

Le concept de soi a été abordé selon des perspectives principalement sociales (perception de soi vis-à-vis d'autrui) et cliniques (perception de soi en tant qu'individu) durant la première moitié du vingtième siècle. Entre les années 70 et 80, un nouveau point de vue sur le soi a émergé en abordant les questions sous l'angle du traitement de l'information (approche de la cognition sociale ; Piolat, Hurtig et Pichevin, 1992). L'évolution vers cette nouvelle perspective permet de considérer les aspects (conscients et inconscients) dynamiques et fonctionnels liés au concept de soi tels que l'auto-évaluation ou l'attribution de causes aux phénomènes.., alors que les précédentes théories restaient très descriptives des contenus du concept de soi (L'Ecuyer, 1978).

Le point central de cette thèse concerne un des multiples aspects du concept de soi, en ce qu'il traite de la connaissance que le sujet adulte normal possède sur le fonctionnement et les caractéristiques de la mémoire en général et de la sienne en particulier. Le problème de base des recherches dans ce champ est de définir les relations entre métamémoire et mémoire, de trouver peut-être un rôle particulier pour la métamémoire dans la gestion et la régulation des processus de mémorisation.

Nous nous situons dans le domaine des représentations, et plus particulièrement des représentations d'un soi cognitif et doté de mémoire. Il s'agit donc d'une certaine manière d'étudier les théories naïves de personnes forgées à partir de leur expérience personnelle et la manifestation de ces théories dans le comportement. Malgré la nécessaire orientation phénoménale d'une recherche sur la connaissance de soi, il nous faut reconnaître l'existence et le rôle des phénomènes inconscients dans la construction des représentations et le déterminisme des comportements.

La question de fond est donc de savoir comment le sujet interprète, analyse et comprend son propre fonctionnement et s’il existe une relation entre cette métaconnaissance et les performances mnésiques. Dans un tel cadre, les théories les plus pertinentes seront celles qui proposent une description générale de la mémoire. Les détails des mécanismes physiologiques et de certains mécanismes psychologiques inaccessibles à la conscience sont volontairement écartés ou seulement survolés (e.g., la mémoire sensorielle).

Il nous semble également assez important de concevoir l’individu comme un système en interaction avec un environnement qui prend différentes formes et qui peut être appréhendé de plusieurs façons. C'est pourquoi nous insisterons sur les conceptions écologiques de la mémoire. La notion de complexité nous conduit également à considérer les travaux sur les liens entre les aspects affectifs, conatifs et cognitifs (Reuchlin, 1990a) liés à la mémoire et à proposer des hypothèses sur ces relations dans le cadre de nos propres recherches.

Les travaux présentés portent essentiellement sur le sujet adulte sain, sur des tâches réalisées en laboratoire relevant du domaine de la performance mnésique et des jugements. L’aspect de l’affectivité est principalement abordé dans la partie théorique du travail, ainsi que les résultats obtenus en neuropsychologie ou en psychologie du développement et du vieillissement. Tous ces champs sont mentionnés car ils ouvrent la voie à des interprétations et des modèles spécifiques de la métamémoire, et de façon plus générale, de la cognition. Ils soulèvent aussi des problèmes concrets et quotidiens auxquels pourrait s'ouvrir un peu plus la recherche sur la métamémoire : rééducation, remédiation cognitive, programmes d'entraînement...

La métamémoire est conçue comme un facteur interne déterminant pour la performance mnésique au même titre que les facteurs externes (ou indépendants du sujet, comme les contraintes liées aux structures de traitement de l'information, les caractéristiques du matériel et des tâches) qui donnent lieu à l'élaboration des lois et principes régissant le fonctionnement de la mémoire. En tant que déterminant individuel de la performance, le concept de métamémoire peut également servir à différencier les sujets et à expliquer une part des variations dans la compétence de mémoire. Par exemple, l'approche développementale de la métamémoire (à l'origine même du concept) permet de cerner les variations de performance spécifiquement liées à l'âge des sujets, aussi bien sur la période de l'enfance que sur celle de l'âge adulte (vieillissement). Bien d'autres différences de mémoire pourraient être analysées à la lumière du concept de métamémoire : les différences liées à des troubles cérébraux ou psychiatriques mais aussi les écarts généralement observés en psychologie expérimentale entre les sujets d'un même groupe choisis initialement pour leurs ressemblances plus que pour leurs différences.

Le propre de l'être humain étant de pouvoir réfléchir et se connaître lui-même, quelle utilité pourrait-on attribuer à cette forme de connaissance auto-réflexive ? Nous vivons dans une société où l'individu, sans cesse évalué, est amené à s'auto-évaluer en se comparant à ses pairs et en analysant ses compétences dans divers types de situations. Il est intéressant de définir les caractéristiques des processus d'auto-évaluation et l'implication de facteurs aussi bien cognitifs, qu'affectifs ou motivationnels dans ce processus.

Il nous semble intéressant de souligner une correspondance frappante entre la métaconnaissance au niveau individuel et la science cognitive dans le champ scientifique (Morin, 1986 ; Tiberghien, 1989c ; Tiberghien et Jeannerod, 1995). En effet, notre siècle a vu se développer un rassemblement de sciences et technologies visant à analyser et comprendre la connaissance ou plutôt la cognition et les processus de la pensée : leur objectif commun est bel et bien la connaissance de la connaissance, la métaconnaissance. Cette analogie fait dire à Gavelek et Raphael (1985) que « ‘l'apprenant est vu implicitement ou explicitement, comme un théoricien cognitiviste qui, à travers sa capacité de modifier la performance dans des tâches variées fait preuve d'une compréhension de la nature de l'apprentissage’» (pp.103-104).

Qu’en est-t-il donc des théories naïves de l'homme de la rue ? La question des relations entre mémoire et métamémoire entraîne celles des jugements, des explications causales, des processus de contrôle et de gestion du fonctionnement cognitif. Nous nous situons au sommet de la pyramide cognitive au plan individuel.

Nous nous attacherons plus spécialement à analyser les représentations naïves de la mémoire, l'adéquation des jugements prédictifs et évaluatifs face à la performance réelle, le rôle de la mémorisation intentionnelle dans le processus de rétention des informations et dans les processus de jugement.

Il n’est pas uniquement question de processus cognitifs, ce qui éclaire le terme multidimensionnel utilisé dans le titre de ce travail. Considérons par exemple le jugement d'évaluation du résultat d'une action. Inévitablement, vont intervenir des facteurs que l'on pourrait qualifier d'irrationnels, plutôt de l'ordre des sentiments, de l'affect et même de l'inconscient. L'auto-analyse débouche sur un sentiment d'auto-efficacité plus ou moins fort dépendant des multiples conditions internes (personnalité, motivations, perception de soi) et externes (contraintes extérieures, environnements et tâches) dans lesquelles l'individu doit émettre son jugement. C'est pourquoi les effets de certains caractères individuels tels l'anxiété, le site (locus) de contrôle, sur les processus de mémorisation et sur les relations entre métamémoire et performance mnésique seront également examinés dans cette thèse. Ce point est effectivement crucial dans le domaine de la métamémoire dès l'instant que l'on parle d'auto-évaluation et de connaissance de soi.

Il nous faudra faire la part entre le conscient et l'inconscient, entre le verbalisable et l'indicible, entre l'objectif et le subjectif, entre le vrai et le non-vrai, entre le rationnel et le rationalisé. Il n'est pas fondé de dire que les théories naïves des sujets sont fausses mais plutôt de considérer pourquoi elles peuvent s’écarter d’une théorie objective et de trouver une explication à ce phénomène. Nous partirons du principe qu'une théorie inexacte à l’égard scientifique est porteuse de vérité pour le sujet (c'est une représentation), tout comme un souvenir peut être erroné objectivement alors que le sujet qui le rapporte est sûr de l'exactitude de ce qu'il retrouve en mémoire. Ces aspects (e.g., les croyances), qui semblent parfois dépasser le champ d’étude de la psychologie cognitive, mais pourtant liés au concept de métamémoire, pourraient fournir un élément de compréhension et d'explication des différences interindividuelles dans le domaine de la mémoire.

De plus en plus, on assiste au développement de théories cognitives de la personnalité qui tentent une compréhension des dysfonctionnements psychiatriques. En conséquence, les thérapies comportementales ou cognitives commencent à faire leurs preuves, notamment dans le domaine des phobies (Baddeley, 1993a ; Cottraux, 1989a, 1989b, 1998). Il y a là une évolution qui nous semble importante dans la mesure où elle concilie deux approches de la psychologie qui s'étaient peut-être trop éloignées jusqu'alors : la psychologie de la cognition et la psychologie de l'affect.

Claxton (1980), à propos de la modélisation de l'apprentissage humain, conseille de ne pas être obnubilé par les questions de conscience, de volonté et de verbalité de la cognition mais plutôt de regarder les aspects non-verbaux qui ne sont pas représentés avec le langage : « ‘There is much more to knowing than knowing about, much more to learning than learning about’» (p. 231). Le point de vue intégratif est un pas vers le rapprochement de la cognition avec son complément perdu d'émotion, de motivation et enfin d'action. La connaissance expériencielle non verbale (vécu) se distingue de la connaissance verbale et les modèles de la mémoire humaine s'appliquent généralement à l'aspect verbal seul alors que l'approche intégrative qu'il préconise s'applique également à l'aspect de l'expérience subjective.

Les questions qui vont plus particulièrement nous intéresser dans le présent travail peuvent être résumées en trois axes principaux.

Tout d'abord, nous émettrons l'hypothèse de l'existence de représentations mentales de la mémoire globalement conformes aux connaissances véhiculées dans le domaine scientifique, à quelques exceptions près (croyances erronées et représentations distordues par l'expérience consciente...). A titre exploratoire, nous analyserons la vision qu'ont les sujets de la mémoire intentionnelle quotidienne ainsi que les stratégies spontanément utilisées dans la vie courante. Nous étudierons également la configuration de l'auto-évaluation de la mémoire pour diverses tâches et matériels ordinaires afin de déterminer les facteurs en jeu dans le processus d'auto-évaluation.

Deuxièmement, nous nous pencherons sur les effets de l'encodage intentionnel en situation de laboratoire. La littérature scientifique arrive à des conclusions assez nettes concernant ce sujet : l'intention n'est pas un facteur déterminant de la qualité de la mémoire. Ce résultat a été montré et démontré dans des situations expérimentales qui laissaient un minimum de contrôle aux sujets. Nous voudrions montrer que l'encodage intentionnel peut améliorer la performance en supposant la mise en oeuvre de traitements et de stratégies spécifiques en adéquation avec le test de mémoire futur. Notre hypothèse ne concerne pas uniquement un effet de l'intention sur la performance, mais également un effet sur les jugements de métamémoire et leur relation avec la performance. En condition d'encodage intentionnel, nous supposons que les sujets sont plus aptes à examiner et évaluer le contenu de leur mémoire. Nous incluons dans ce deuxième axe une prise en considération des effets du vieillissement sur l'efficacité mnésique : les déficits mnésiques classiquement observés pourraient être associés à une faiblesse de l'auto-analyse.

Enfin, nous examinerons les relations qu'entretiennent différentes variables dites écologiques avec la performance et l'exactitude des jugements prédictifs et évaluatifs. Ces variables sont de trois types : expérience subjective d'états internes dans le contexte d'une tâche de laboratoire et attribution causale de la performance, traits stables de la personnalité (locus de contrôle et anxiété), auto-évaluation de la mémoire quotidienne. Nous testerons principalement l'hypothèse de liens entre certaines dimensions conatives et métamémoire, suggérant l'existence de bases communes relevant de la perception de soi.

Cette thèse se scinde en deux parties se rapportant respectivement aux données de la littérature (aspects théoriques) prises en considération dans notre problématique et aux résultats des expériences entreprises (apports expérimentaux) afin de tester nos hypothèses et d’éclaircir notre connaissance sur les relations entre mémoire et métamémoire.

Dans la première partie, avant de nous intéresser aux représentations subjectives, aux activités de jugement et de contrôle du comportement (Chapitre 2 : métamémoire), nous proposons d’aborder les principales théories développées sur le fonctionnement et les structures de la mémoire humaine (Chapitre 1). Nous aborderons brièvement les aspects cérébraux et physiologiques impliquées dans la mémorisation mais insisterons davantage sur les modèles psychologiques du fonctionnement normal de la mémoire (structures, fonctions, organisation). Chacun de ces deux chapitres contient des indications sur les méthodes de mesures des phénomènes (mesure de la mémoire, de la métamémoire) et défend plus particulièrement les concepts et techniques « écologiques» en fournissant des illustrations révélatrices de leur portée explicative. Dans le second chapitre, nous tenterons d’établir les liens entre mémoire et métamémoire et soulignerons les intérêts et limites de cette mise en correspondance. Nos hypothèses seront précisées en guise de synthèse de la première partie sur les données théoriques actuellement disponibles (Chapitre 3).

Les résultats obtenus aux cours de nos différentes recherches sont présentés dans la seconde partie. Nous analyserons tout d’abord les représentations naïves des sujets à propos du fonctionnement quotidien de la mémoire ainsi que la structure des auto-évaluations quotidiennes (Chapitre 4). Les deux chapitres suivants (5 et 6) se rapportent aux effets de la mémorisation intentionnelle dans deux tâches de laboratoire. Ces effets seront précisés aussi bien sur la performance de mémoire et les jugements métamnésiques (certitude et prédiction) que sur les relations entre les deux types de données. Le chapitre 5 examine les effets du vieillissement, de l'encodage intentionnel (manipulation intra-sujet) et de la profondeur de traitement. L'encodage intentionnel (manipulation inter-sujet) est également un élément-clé du chapitre 6, où nous abordons les relations entre jugements prédictifs et performance réelle. Le dernier chapitre (7) traite des relations que peuvent avoir des dimensions dites écologiques (auto-évaluations conatives lors d'une tâche de laboratoire, attributions causales de la performance, dimensions stables de la personnalité, auto-évaluation de la mémoire quotidienne) avec la mémoire et la métamémoire.

Notes
1.

Programme d'Activation Cérébrale ou Programme d'Activités Cognitives. Les PAC s'adressent en réalité à une diversité de populations : enfants (PAC Junior), adultes (PAC Senior et Euréka) normaux et patients déments (PAC Broca).

2.

Ainsi, les fonctions métacognitives sont nécessairement consécutives à l'apparition des fonctions cognitives.

3.

Ethymologiquement, ce terme devrait se comprendre comme la mémoire de la mémoire, alors que le sens qui lui est conféré dans notre travail, comme dans l'ensemble de la communauté scientifique, est celui de la connaissance des phénomènes de mémoire, donc de la cognition sur la mémoire.