1.1.2011Rôle de la mémoire dans les activités cognitives

Il convient dans un premier temps de situer la fonction de mémorisation au sein de l'ensemble des activités cognitives. En effet, la mémoire ne peut pas être conçue indépendamment du système cognitif dans sa globalité. Selon ce point de vue, la mémoire est une fonction spécifique qui sert à effectuer diverses opérations cognitives.

Si la cognition est l'activité la plus évoluée qui puisse exister chez un être vivant, il est parfois difficile de délimiter les activités qui en relèvent ou non. Par exemple, d'après Richard (1990c), il est utile de différencier les activités mentales parmi les activités cognitives : elles se situent entre la perception et la programmation motrice, l'exécution et le contrôle des mouvements mais ne les incluent pas. Elles regroupent la compréhension, le raisonnement et la résolution de problèmes, soit des activités cognitives de haut niveau. Elles construisent et opèrent sur des représentations (significations et interprétations de l'environnement immédiat) et débouchent sur des décisions. Les activités de mémorisation « pures» telles que le stockage et la récupération des informations, le transfert des éléments de la mémoire de travail à la mémoire à long terme, ne sont pas des activités mentales mais déterminent tout de même les traitements cognitifs complexes comme la compréhension de texte ou la résolution de problèmes. Elles seraient plutôt à considérer comme des contraintes de fonctionnement du système (Tiberghien, Ans, Mendelsohn et George, 1990) au même titre que d'autres opérations élémentaires : « ‘identification des objets, des termes lexicaux, jugements d'appartenance catégorielle, inférences perceptives immédiates’» (Richard, 1990c, p.22). Selon ce point de vue, la mémoire est un outil pour la cognition.

Réciproquement, la mémoire n'intervient pas que dans les activités cognitives de haut niveau, comme les activités qualifiées de « mentales» par Richard (1990c). Elle se manifeste dès les premières étapes de la perception (Jacoby, 1988). Pour reconnaître ou identifier les éléments présentés aux organes sensoriels, le sujet doit avoir déjà acquis un certain nombre de connaissances sur le monde. Les structures cognitives qui servent à comprendre et analyser l'environnement se construisent à partir de l'accumulation d'expériences avec l'environnement et sont conservées en mémoire permanente. Parallèlement, elles sont constamment remaniées et réorganisées par les nouvelles expériences. De même, pour exécuter une certaine action, il est nécessaire que le programme moteur de cette action soit enregistré en mémoire. On ne peut pas réaliser une nouvelle action sans qu'il y ait eu d'abord un apprentissage des mouvements qui la composent et de leur coordination. L'appréhension de toute situation nouvelle est fonction de la structure, du contenu et de l'organisation des informations apprises antérieurement. La mémoire permet donc de décrypter et d'analyser l'environnement immédiat. Aussi, est-il possible, grâce au contenu de la mémoire, des structures existantes, des expériences antérieures, d'interpréter et de réagir à des informations entièrement nouvelles. Cela fait de la mémoire une fonction indispensable à l'adaptation et à l'intelligence.

De plus, la mémoire n'est pas seulement utile pour retrouver des informations apprises dans le passé ou pour comprendre et interpréter les stimulations présentes. Grâce à elle, il est possible d'imaginer, de planifier, de prévoir ses actions futures (Winograd, 1988a). Pensons aux sportifs de haut niveau, qui, avant même d'effectuer leur exploit physique, se repassent intérieurement les diverses étapes de l'action de façon très précise et conforme à la durée réelle de l'exercice (Droulez, 1991). Un organisme sans mémoire ne pourrait s'adapter à son environnement qui lui apparaîtrait constamment nouveau, ne saurait donner de signification aux événements rencontrés, serait incapable d'imaginer ce que sera le futur et ne pourrait pas atteindre le niveau du langage, de la pensée et de la conscience (Jacoby, 1988). La temporalité de la mémoire doit être mise en relation avec la temporalité de la conscience soulignée par exemple par Paillard (1994). La conscience est vue comme un instrument pour la perception actuelle et pour la simulation des actions futures ; elle intègre des états présents successifs grâce aux mécanismes de la mémoire (récupération des événements passés et prévision du futur), assurant ainsi « ‘le sentiment d'identité et de permanence qui caractérise la conscience de soi, la personnalité du sujet et l'unité de son expérience subjective’» (p. 661).

En bref, la mémoire devient, plus qu'une contrainte pour le fonctionnement du système, la fonction obligatoire pour que la cognition puisse apparaître, la forme même de la cognition (Tiberghien, 1991, 1992 ; voir aussi Claxton, 1980). C'est pourquoi elle est liée à l'ensemble des autres composantes du système cognitif : perception, attention, langage, compréhension, raisonnement, résolution de problème, conscience... Aussi, la compréhension et la modélisation de toute activité mentale impose de considérer l'existence d'une mémoire. Parallèlement, toute théorie générale de la mémoire devrait s'exporter dans les différents domaines de l'activité cognitive.

Si le concept de mémoire doit être intégré à la modélisation de toute activité cognitive, il constitue très souvent un objet de recherche à part entière. Ainsi, depuis une centaine d'années, quantité de travaux se sont consacrés à l'étude du fonctionnement de la mémoire en tant que telle. Comme nous le verrons, ce type d'approche, dont l'objectif est de comprendre le fonctionnement général de la mémoire, conduit souvent à considérer un ensemble de sous-systèmes mnésiques régis par des mécanismes de natures différentes et destinés à l'enregistrement de différents types d'informations. Etant donné que la mémoire est impliquée dans la totalité des tâches cognitives, la nécessité d'envisager des sous-systèmes se fait sentir car son intervention est fortement dépendante des caractéristiques des tâches.

Du fait de la position centrale de la mémoire au sein de la cognition, les différents modèles et principes issus de son approche globale considèrent parallèlement certains aspects d'autres composantes du système cognitif. Par exemple, les notions de mémoire à court terme ou de mémoire de travail sont particulièrement liées aux notions d'attention et de contrôle comportemental, le concept de mémoire sémantique s'inspire de l'organisation et de la signification des représentations langagières, la notion de mémoire englobe l'ensemble des phénomènes d'apprentissage, la notion de mémoire prospective ou de mémoire intentionnelle possède une composante de planification de l'action et de gestion des intentions...

Les relations qu'entretient la mémoire avec d'autres fonctions cognitives apparaîtront de façon morcelée dans les paragraphes suivants, organisés autour de sa structure et de son fonctionnement (§ 1.3 et 1.4).