1.1.3011Généralités sur la modélisation cognitive de la mémoire humaine

1.1.3.1011Typologie des modèles

L'étude de la mémoire débouche sur plusieurs sortes de productions scientifiques servant à comprendre son fonctionnement. Celles-ci peuvent tout d'abord être distinguées par leur capacité à décrire ou à expliquer les phénomènes observés (Baddeley, 1993a). Ainsi, les lois et principes généraux, issus de l'empirisme traditionnel, fournissent une simple description de certaines régularités émergeant d'un ensemble de données observées. Quant aux théories et aux modèles, ils ne visent pas la seule description des phénomènes mais leur explication. Cette caractéristique leur permet de faire des prédictions et d'élargir l'étude des phénomènes afin de mieux saisir leur complexité.

Un modèle doit être considéré comme « ‘un discours logico-mathématique sur... un ensemble limité de phénomènes dans des conditions soigneusement définies’» (Tiberghien, 1989b, p.14). Il se distingue de la théorie uniquement en ce qu'il s'applique à un domaine limité de phénomènes.

Les théories et modèles peuvent être spécifiés à différents niveaux d'analyse, selon la nature des données que l'on cherche à expliquer (e.g., physiologiques, psychologiques...). Nous nous limitons ici aux modèles psychologiques développés pour comprendre le fonctionnement de la mémoire de l'homme. Comme nous l'avons mentionné précédemment, certains modèles de la mémoire sont plus généraux que d'autres, cherchent à englober un plus grand nombre de phénomènes et s'appliquent à une diversité de situations. Les modèles locaux s'occupent quant à eux d'une partie restreinte des phénomènes de mémoire.

Les modèles psychologiques peuvent aussi être distingués selon qu'ils tentent de spécifier uniquement la structure (modèles structurels), uniquement le fonctionnement (modèles fonctionnels) ou simultanément la structure et le fonctionnement (modèles mixtes) d'un système (Tiberghien, 1989a, 1989b). Concernant plus particulièrement la mémoire, les modèles sont structurels lorsqu'ils s'attachent à expliquer les phénomènes de mémoire en précisant les caractéristiques stables du système (et éventuellement de sous-systèmes) et l'organisation des informations. Ils sont fonctionnels lorsqu'ils tentent de mettre en relation des observations avec des variables hypothétiques en se concentrant sur les processus de traitement et de transformation de l'information. Toutefois la distinction entre modèles structurels et fonctionnels n'est pas très stricte car dans la plupart d'entre eux, on trouve à la fois les aspects structurels et fonctionnels, c'est-à-dire des spécifications sur les informations manipulées par le système et sur les processus mis en oeuvre sur ces informations.

Nous nous arrêterons plus longuement sur une autre manière de classer les modèles de la mémoire, énoncée à la fois par Claxton en 1980 et par Tiberghien dans les années 90. Les modèles sont ici distingués selon qu'ils dissocient ou non la structure de la fonction mnésique.

En 1980, Claxton suggère de distinguer deux grandes approches de la mémoire humaine : associative et intégrative. Il considère que la métaphore associative est utile pour décrire grossièrement le système mnésique. Elle suppose que la mémoire est divisée en parties ou stocks (métaphore spatiale) et que les processus sont stockés indépendamment des connaissances sur lesquelles ils opèrent (Anderson, 1983b). La mémorisation est vue comme la création d'associations (idée d'addition) entre divers éléments sans produire de modifications sur ces éléments. Claxton oppose à cette approche associative une approche plus fine dite intégrative, qui se rapporte à une analyse plus détaillée du système. La mémoire est vue comme un système intégré, c'est-à-dire qu'il n'existe pas de différence entre sa structure et sa fonction, et sa fonction est elle-même intégrative. Ce concept suppose que l'apprentissage produit une modification de ce qui est stocké et ne se borne pas à interconnecter des unités entre elles (idée de gestalt). A l'image du principe énoncé par Hebb (1949) sur les assemblées de cellules, la création d'associations revient à relier des groupes d'éléments à l'origine indépendants, de façon à ce que l'activation d'un de ces ensembles résulte dans l'activation de ceux qui lui sont liés. Sous ces conditions, nul besoin de processus de contrôle qui agiraient sur des données passives : elles sont auto-organisatrices, auto-activatrices et auto-directives.

Du point de vue intégratif, les processus sont indissociables d'une spécification des stimuli, contextes et tâches pour lesquels ils sont appropriés alors qu'ils sont indépendants des contenus et du contexte pour l'approche associative.

L'image utilisée par Claxton pour comprendre la différence entre les deux types de modèles de la mémoire qui vont découler des deux conceptions théoriques est celle d'un microscope dont on peut régler la capacité de grossissement selon le but de l'étude. Le niveau grossier permet de discriminer des structures bien définies et nettement séparées les unes des autres. Le niveau fin permet d'étudier les fonctions et les relations entre structures. A ce niveau, les frontières deviennent floues et laissent passer des « ‘actions, interactions et transactions’» (p.198) entre les structures.

Les modèles qui entrent dans le champ associatif sont ceux qui, tout en utilisant une métaphore informatique, distinguent différents types de mémoire - déclarative / procédurale, sémantique / épisodique, à court terme / à long terme d'une part (cf. mémoire structure) - et des processus et stratégies qui agissent sur les informations stockées : enregistrer, récupérer, organiser le contenu des mémoires... (cf. mémoire processus). Les modèles intégratifs s'inspirent plutôt de la biologie et accordent une place importante au contexte et à l'aspect flou des représentations (modèles unitaires).

Une distinction similaire entre les différents modèles a été proposée par Tiberghien (1989b, 1991 ; Tiberghien et al., 1990 ; Tiberghien et Jeannerod, 1995). D'après lui, il existe deux sortes de modèles et un troisième, hybride, mêlant des éléments des deux premiers.

Les modèles computo-symboliques, issus du paradigme de traitement de l'information, sont bien souvent des modèles structuro-fonctionnels, sans correspondance directe avec des structures anatomiques identifiées. Ces derniers conçoivent le fonctionnement mental comme celui d'un ordinateur. Les unités d'information sont stockées dans une mémoire à une adresse particulière. Le fonctionnement de ce système est souvent séquentiel, chaque étape du traitement prenant place dans une série de processus. Des modules différents sont sensés réaliser des opérations différentes sur les informations symboliques. En général, on conçoit une instance de contrôle impliquée dans la gestion et la régulation du déroulement des opérations cognitives (activation des modules et transfert des données d'un module à l'autre). Les modèles de Atkinson et Shiffrin (1968), de Baddeley et Hitch (1974) et de J.R. Anderson (1983b) appartiennent à cette catégorie (§ 1.3, mémoire structure). Ces modèles considèrent la mémoire comme un système multiple.

Les autres modèles se basent sur une analogie avec le fonctionnement du cerveau. C'est pour cette raison qu'on les nomme « bioniques» ou « neuro-mimétiques» . Le paradigme de référence est celui du connexionisme où sont conçues des unités de traitement discrètes et non intelligentes – les neurones – massivement interconnectées les unes avec les autres. Chaque unité peut être active ou inactive (seuil d'activation) en fonction des informations qu'elle reçoit de l'extérieur et de la part de ses voisines. Les informations entrant dans le système modifient les poids synaptiques et la configuration globale du réseau. Le traitement se fait en parallèle et l'information est mémorisée dans des ensembles de connexions neuronales (distribution). Ainsi, une trace mnésique (un souvenir) est représentée par un patron (pattern) d'activation et sa récupération totale peut se faire si le système n'a accès qu'à une partie de cette trace. La notion de connaissance correspond à l'état d'activation du système à un instant donné. De plus, l'information n'est pas stockée à un endroit particulier du système mais est distribuée dans l'ensemble du réseau. La notion d'un contrôle réalisé par une instance indépendante n'est alors plus pertinente et on peut imaginer que le contrôle émerge de l'activité globale du réseau et de la synergie entre les différents éléments du système. Ces modèles considèrent la mémoire comme un système unitaire.

Compte tenu des données de la neuropsychologie humaine et de la physiologie du cerveau, on peut avancer l'idée de la nécessité d'une combinaison de ces deux grands types de modèles pour rendre compte efficacement de la complexité du système cognitif. On ne peut nier que certaines structures cérébrales réalisent des opérations hautement spécialisées dans des domaines bien précis (concept de modularité, Fodor, 1983), mais il est clair que les souvenirs ne sont pas stockés dans un endroit particulier du cerveau et que de grands ensembles des neurones (impliqués par ailleurs dans d'autres fonctions comme la perception) participent à cette fonction de rétention des données. Crowder (1989) propose une distinction similaire entre les notions de coding modularity et de process modularity, qui correspondent respectivement à une vision unitaire ou fractionnée de la mémoire8. La flexibilité cérébrale et les énormes possibilités de récupération après lésion cérébrale témoignent en faveur de cet argument. Les modèles dits « mixtes» (comme les modèles néo-holographiques) conçoivent donc simultanément les aspects de moduralité du traitement et de distribution des traces mnésiques (Tiberghien et al., 1990 ; Tiberghien, 1991).

Notes
8.

D'après le premier point de vue, « la mémoire n'est pas un processus de stockage en tant que tel ; elle est simplement la propriété du traitement de l'information qui s'étend ensuite dans le temps» (p.272). Le second point de vue donne lieu à un fractionnement de la mémoire en différents sous-systèmes.