1.1.3.2011Approche écologique de la mémoire

Nous souhaitons ajouter à la typologie précédente les modèles qui cherchent à comprendre l'utilité fonctionnelle de la mémoire en termes d'adaptation (Neisser, 1978 ; Bruce, 1985), bien que cette approche ne soit, pour Claxton (1980), qu'un des « sujets épineux» d'un courant conceptuel plus large : celui qui aboutit aux modèles intégratifs. Selon ce point de vue, la préoccupation prédominante est celle de validité écologique9 (Brunswik, 1952, 1956 ; cité par Petrinovich, 1989). Pour Claxton (1980), « ‘The current appeal for 'ecological validity' is not a sentimental one : it is a call for better science’» (p.19). Il est en effet souhaitable que les modèles issus de la recherche de laboratoire soient capable de s'étendre au domaine de la réalité (validité externe et généralisation), c'est-à-dire de s'appliquer aux activités mnésiques réalisées dans des contextes naturels (Neisser, 1976).

L'approche écologique se distingue de l'approche traditionnelle à trois niveaux du processus de recherche (Koriat et Goldsmith, 1996a).

  1. Le premier niveau est celui des contenus ou des phénomènes de mémoire étudiés. Si l'approche écologique souhaite comprendre les mécanismes en jeu dans les activités mnésiques quotidiennes (e.g., témoignage oculaire, mémoire des actions ou des événements), l'approche classique est à la recherche de lois générales qui puissent permettre de modéliser l'organisation générale des structures mentales impliquées dans les processus de mémorisation.

  2. Le second niveau distingue les deux approches par les méthodes utilisées pour évaluer la mémoire (§ 1.2). La recherche traditionnelle porte généralement sur des stimuli simples et isolés (listes de mots, syllabes sans signification, paires de mots, figures) et met en évidence l'effet de facteurs tels que la longueur de la liste à apprendre, la durée de la présentation des stimuli, les effets des intervalles de rétention, diverses caractéristiques des stimuli... La recherche écologique s'intéresse à des matériels plus complexes ayant une pertinence quotidienne évidente et offrant des possibilités d'applications pratiques (textes, visages, scènes...).
    Les recherches de laboratoire utilisent le plus souvent des procédures de rappel ou de reconnaissance à choix forcé et accordent une place prépondérante à la proportion de réponses correctes (approche quantitative). Elles cherchent à quantifier la mémoire en éliminant toute variabilité en provenance de facteurs considérés comme parasites ; pour cela, elles contrôlent l'effet des variables indésirables et manipulent les seuls facteurs dont elles veulent démontrer les effets sur la performance ; selon ce point de vue, la variabilité des réponses interindividuelles est considérée comme une source d'erreur (hasard) et la recherche de lois générales repose généralement sur l'agrégation des réponses de plusieurs sujets (moyennes).
    Quant aux recherches écologiques, elles se préoccupent de la fidélité de la mémoire, de l'importance relative des informations reproduites et du rôle du sujet dans la gestion de ses processus mnésiques (approche qualitative). En accordant une place centrale à l'interaction sujet/environnement10, elles considèrent souvent les effets simultanés d'un grand nombre de facteurs, utilisent un plan de recherche représentatif (representative design, Brunswik, cité par Petrinovich, 1989) par un échantillonnage scrupuleux des sujets mais aussi des situations et des matériels, et accordent une place prépondérante à l'individualité.

  3. Le troisième niveau de distinction des deux types d'approches concerne le contexte dans lequel se déroule l'évaluation de la mémoire. Alors que les expériences de laboratoire se déroulent dans un cadre « fermé» où de nombreux facteurs sont égalisés et contrôlés, les recherches dites écologiques cherchent à étudier les comportements mnésiques dans leur contexte naturel en insistant sur l'interaction d'un sujet avec son environnement. Certains chercheurs ont montré que les comportements et les performances mnésiques n'étaient pas équivalents dans les deux contextes (Ceci et Bronfenbrenner, 1985 ; Istomina, 1975 in Neisser, 1982). De tels résultats ont été considérés comme des arguments de poids en faveur des recherches menées en contexte naturel, calquées sur l'éthologie (Neisser, 1988) ; en effet, s'il existe des variations comportementales entre les deux contextes, la compréhension des mécanismes réels de mémoire ne peut pas se passer d'une considération des opérations réalisées en milieu naturel alors que l'artificialité du laboratoire peut dissimuler les informations fondamentales et théoriquement pertinentes.

Pour Bruce (1985 ; 1989), les modèles issus de cent ans de recherche traditionnelle proposent des principes généraux de fonctionnement de la mémoire et portent exclusivement sur la manière dont elle fonctionne (question « how» ). Une approche d'inspiration écologique, orientée vers le fonctionnement de la mémoire dans les situations quotidiennes, doit s'intéresser à la fois aux questions « comment» et « pourquoi» . Elle veut donc intégrer les objectifs servis par la mémoire d'un point de vue évolutionniste. Bruce propose une approche écologique fonctionnelle inspirée, d'une part des questions posées dans la recherche sur le comportement animal et d'autre part, des caractéristiques de la méthode développée par Charles Darwin (1873).

Concernant les questions fondamentales de la recherche en psychologie animale, il s'agit :

  • de la causalité immédiate : quels sont les motifs des comportements et les facteurs qui influencent la performance ?

  • du développement : quels sont les changements qui interviennent au cours de la vie humaine et quels sont les raisons de ces changements ?

  • de l'histoire évolutive des phénomènes de mémoire comme les types d'informations, les structures et processus mnésiques ;

  • de la fonction de la mémoire : à quoi sert la mémoire ? Quel est son rôle dans l'adaptation du sujet à son environnement ?

Alors que les deux premières questions concernent le « comment» et ont été abordées par les recherches traditionnelles, les deux dernières concernent le « pourquoi» et ont été largement ignorées. Les explications fonctionnelles conduisent à élaborer un lien entre le comment et le pourquoi de la mémoire, entre les mécanismes mnésiques et leur utilisation écologique ultime ou leur valeur adaptative.

Bruce retient trois aspects fondamentaux de la méthode darwinienne :

  • méthode hypothético-déductive qui nécessite un point de départ théorique débouchant sur des hypothèses à tester. La recherche traditionnelle utilise cette méthode alors que de nombreux travaux se réclamant de l'approche écologique utilisent une méthode inductive et a-théorique.

  • pensée en terme de population plutôt qu'en termes essentialistes et typologiques : prise en compte de l'individualité et des différences entre sujets plutôt que les comportements moyens, intérêt pour les sujets qui s'écartent de la norme (amnésiques et prodiges) pour comprendre les mécanismes de base de la mémoire. Cette option est retenue par les tenants de la psychologie différentielle (Lautrey, 1994 ; Juhel, 1999).

  • approche comparative et interdisciplinaire : élargissement des points de vue concernant la mémoire (comparaisons de différentes populations ou espèces, et de différents domaines, comme les arts ou la littérature11).

Depuis les années 80, plusieurs ouvrages12 ont été consacrés entièrement à cette problématique qui consiste à défendre énergiquement les études de la mémoire dans ses manifestations quotidiennes. Cette approche, qui remet en cause certains principes méthodologiques de base en psychologie expérimentale, peut réellement enrichir notre compréhension du fonctionnement de la mémoire humaine. En outre, elle répond à la demande sociale en considérant les phénomènes mnésiques qui ont une réelle importance dans le monde réel et qui intéressent « ‘l'éducateur, le psychothérapeute, le romancier, le juriste...’» (Bahrick, 1989, p.76 ; Neisser, 1982). Il s'agit d'étudier les comportements mnésiques dans des environnements et situations de la vie courante, dans toute leur intégrité et leur complexité. Cela nécessite de partitionner les expériences en fonction de la diversité des situations et des matériels, et de rechercher des opérations convergentes à travers une large étendue de situations (Hitch, 1980). Ce type de modèle a pour but de comprendre et d'expliquer des problèmes mnésiques spécialisés (reconnaissance de visages, mémoire des noms propres, des événements, mémoire prospective, témoignage oculaire...) alors que les précédents considéraient la mémoire comme une structure ou une fonction relativement indépendante au sein du système cognitif.

L'intérêt principal de l'approche écologique se trouve dans la possibilité d'intervenir sur le terrain, par exemple en cas de dysfonctionnement du système mnésique (amnésies, troubles de mémoire de la personne âgée, troubles de mémoire de l'enfant en échec scolaire...), et de proposer des solutions convenables face aux problèmes concrets des personnes concernées (Wilson, 1987 ; Van der Linden, 1989). Il existe toutefois un inconvénient à vouloir modéliser la mémoire dans ses manifestations quotidiennes en utilisant des méthodes écologiquement valides ; celui d'aboutir à des résultats qui ne pourront pas être généralisés à d'autres situations et d'aboutir à des modèles spécifiques qui ne vaudront que pour une infime partie des phénomènes (Banaji et Crowder, 1989). Toutefois, certains ont attribué à la recherche classique la même limitation concernant les possibilités de généralisation, notamment lorsque les variables manipulées ne sont pas représentatives des variables en jeu dans la réalité (Petrinovich, 1989). Mook (1989) suggère à ce propos que cette limitation ne vaut que si l'objectif de la recherche est de prédire les comportements d'une population à partir des données obtenues dans un échantillon (modèles analogiques). Par contre, lorsqu'il s'agit de comprendre comment fonctionne le système mnésique et de répondre à une question posée par le chercheur sur l'influence de telle ou telle variable, écologique ou non, les critères de validité externes ne s'appliquent plus13 (modèles analytiques) ; le problème de la généralisation n'est plus dépendant de la représentativité des sujets, des situations ou des données recueillies mais repose essentiellement sur la possibilité d'observer les mêmes principes de fonctionnement dans une diversité de situations.

Nous avons vu que l'approche classique et l'approche écologique se distinguent sur plusieurs plans : phénomènes mnésiques étudiés, méthodes d'évaluation de la mémoire et contexte de l'évaluation. Le débat qui anime les deux parties s'est longuement concentré sur ces divergences. Pourtant, ces trois domaines de divergences ne sont pas nécessairement interdépendants : par exemple, il existe des études écologiques qui sont contrôlées expérimentalement (i.e., qui utilisent les méthodes du laboratoire), certains contenus écologiques peuvent être étudiés dans le contexte du laboratoire... D'après Koriat et Goldsmith (1996a), le fondement essentiel du débat trouve son origine dans la nature de la métaphore adoptée pour définir la mémoire, dans la conception de départ, plutôt que dans les préoccupations tenant aux phénomènes à étudier, aux méthodes et au contexte d'investigation. La conception générale de la mémoire présente dans l'esprit du chercheur avant même toute investigation guide le type de recherche qu'il va mettre en oeuvre. Pour les tenants de l'approche expérimentale de laboratoire, la mémoire est plutôt vue comme un lieu de stockage des informations et la performance est essentiellement conçue comme la quantité d'éléments ou d'unités discrètes d'informations maintenus dans cet entrepôt et activés lors de l'étape de récupération (storehouse metaphor 14 ; métaphore spatiale). Pour les tenants de l'approche écologique, la mémoire est apparentée à la perception du passé et la performance est conçue comme l'exactitude du rapport mnésique relativement aux phénomènes réels rencontrés lors de l'encodage (correspondance metaphor). L'adoption préférentielle de l'une ou l'autre de ces conceptions a priori conduit à des choix scientifiques spécifiques concernant les phénomènes de mémoire à étudier, les méthodes à utiliser et le contexte dans lequel la mémoire doit être évaluée. Koriat et Goldsmith (1996a) concluent en défendant une conception de la mémoire basée sur la qualité plutôt que sur la quantité et montrent comment cette conception peut s'intégrer à la fois dans le champ de la recherche traditionnelle et dans celui de la recherche écologique. A partir de l'analyse de ces auteurs, nous constatons que, conformément à la proposition de Claxton (1980), la dichotomie entre une modélisation expérimentale et une modélisation écologique de la mémoire recouvre en partie les distinctions faites entre les modèles associatifs et intégratifs ou entre les modèles computo-symboliques et neuromimétiques (Tiberghien, 1989a, 1991 ; Tiberghien et al., 1990).

Notes
9.

Petrinovich (1989) note que le terme original de validité écologique employé par Brunswik « fait référence à l'utilité potentielle de divers indices pour les organismes dans leur milieu» et a souvent été employé à la place de representative design, qui concerne « la qualité du caractère naturel de la recherche, ou d'adéquation à la vie quotidienne « (p.13).

10.

A ce sujet, Petrinovich (1989) note qu'il est important de distinguer la validité écologique des stimuli, qui fait référence à la structure de l'environnement (aspect objectif), de la validité fonctionnelle, qui fait référence à l'utilisation faite par le sujet de cette structure (aspect subjectif).

11.

Schacter (1996/1999) aborde les problèmes de la mémoire de manière agréable et originale dans son ouvrage « A la recherche de la mémoire» en considérant l'apport d'artistes sur la compréhension des phénomènes mnésiques.

12.

Applied problems in memory (Gruneberg et Morris, 1979), Memory observed : remembering in natural contexts (Neisser, 1982), Everyday Memory, Actions and Absentmindedness (Harris et Morris, 1984), Practical aspects of memory (Gruneberg, Morris et Sykes, 1988), Remembering reconsidered : ecological and traditional approaches to the study of memory (Neisser et Winograd, 1988).

13.

Pour Mook, les recherches en psychologie utilisent essentiellement ce type d'approche qui consiste à comprendre comment fonctionne le système (par opposition à prédire les comportements).

14.

Pour une description des différentes métaphores spatiales, voir Roediger (1979), Lieury (1992) et Tiberghien (1989b, 1991).