1.1.5.2011Mémoire et motivation

D'après Allport (1980b), « ‘une critique sérieuse de la psychologie du traitement de l'information est qu'elle a largement évité les questions de motivation. La « cognition» est un sujet, la « motivation» en est un autre. Par contre, et peut-être même paradoxalement, en cybernétique et en théorie des automates, les conceptions de mécanismes intentionnels23 et dirigés vers des buts23, régulés par le feedback et le feedforward, étaient capitales’.» (p.39). Selon Perlmutter et Monty (1989), les théories cognitives ignorent le concept de motivation pour plusieurs raisons : il n'est pas pertinent pour les modèles issus de l'analogie informatique, sa principale caractéristique est d'être impalpable, et les premières études des effets de la motivation sur la performance n'ont donné aucun résultat concluant.

Dans sa revue de 1990, Reuchlin décrit l'évolution, qui depuis une vingtaine d'années, s'oriente vers la prise en compte des interrelations conation / cognition.

La motivation doit être conçue comme une « ‘orientation dynamique continue qui règle le fonctionnement, également continu, de l'individu en interaction avec son milieu’» (Nuttin, 1980). Cette définition vaut bien entendu pour l'ensemble des comportements, y compris cognitifs. L'hypothèse qu'on peut poser dans le contexte des relations entre mémoire et motivation est que la valeur motivationnelle de la situation contribue à élever le niveau d'activation mnésique ainsi que les traitements cognitifs (Richard, 1990c). Cette approche se limite à ne concevoir qu'une relation unidirectionnelle entre mémoire et motivation alors qu'elles sont en réalité en interaction. Un autre point de vue énonce que les contenus mémorisés et les motivations se co-déterminent : l'expérience acquise agit par exemple sur les choix et préférences, et les informations à forte valeur motivationnelle seront préférentiellement emmagasinées (Martin, 2000).

En psychologie expérimentale, la motivation du sujet peut être manipulée par l'administration de récompenses ou de punitions, d'une information en retour (feed-back) sur la performance, de la présentation d'un but... Le rôle de la motivation sur la performance est relativement complexe. Par exemple, un feedback négatif peut aussi bien augmenter (encouragement) que diminuer (découragement) la performance future en agissant de manière différente sur le degré de motivation pour la réussite. De même l'assignation d'un but non-réaliste (i.e., qui n'a aucune chance d'être atteint) entraîne une diminution du niveau d'efficience par rapport à une condition où le but est élevé mais réaliste (e.g., dans le domaine sportif, Mauchand, 1995). Une explication possible est que le niveau de motivation déclenché par l'analyse du but à atteindre détermine l'efficience réelle. La théorie de l'attribution permet également de mieux cerner cette question : l'important semble de savoir comment le sujet interprète sa performance, à quels types facteurs il l'attribue24 (Weiner, 1986). On peut supposer que l'impression de pouvoir contrôler sa propre performance déclenche des comportements de persévérance et des efforts plus importants, alors que l'attribution de la performance à des facteurs incontrôlables abaisserait la quantité d'efforts et d'engagement. L'efficacité perçue par le sujet sur sa propre compétence (Bandura, 1977, 1986) joue un rôle sur son engagement dans l'action ; un sujet qui ne se sent pas capable de réaliser avec succès une certaine tâche verra sa motivation et son engagement effectif (efforts...) diminuer, de telle sorte que sa performance sera probablement affaiblie. Toujours dans cet exemple, le sujet détecte l'irréalisme du but à atteindre à partir des connaissances qu'il possède sur son propre fonctionnement24. Une connaissance inadéquate (e.g., par manque d'expérience) ne permet pas d'observer la baisse de performance lorsqu'un but irréaliste est présenté par rapport au niveau obtenu lorsque le but est réaliste.

Dans le champ de la mémoire, on reconnaît généralement que la motivation manipulée par des récompenses ou des punitions n'a aucune influence sur la performance (Nilsson, 1987, Weiner, 1966a, 1966b cités par Koriat et Goldsmith, 1996a ; Perlmutter et Monty, 1989). Toutefois, ce résultat est obtenu dans des conditions expérimentales spécifiques qu'il convient de préciser.

  1. La motivation extrinsèque, c'est-à-dire d'origine externe, est manipulée ; or, il semble que l'important dans ce domaine se situe à l'intérieur du sujet et découle de l'analyse subjective de la tâche à résoudre ; autrement dit, un des facteurs déterminants du niveau de motivation (de l'engagement et des efforts) pourrait résider dans l'impression plus ou moins prononcée que le sujet est responsable de ses actes, qu'il maîtrise la situation (contrôle et efficacité perçus). Perlmutter et Monty (1989) décrivent une série d'expériences où la perception du contrôle est manipulée à travers la mise en place de tâche d'encodage où le sujet est libre (versus forcé) de choisir ou de générer le matériel qu'il va apprendre. L'effet de la motivation sur la performance de mémoire et sur une variété d'autres réponses est alors établi en l'absence de toute récompense extrinsèque. Cet effet existe même si l'on induit chez les sujets la seule impression d'intervenir activement dans la tâche sans lui laisser une bribe de contrôle effectif sur le matériel réellement testé. Il semble donc important de différencier, dans le domaine de la motivation, les rôles respectifs de l'engagement personnel, résultant d'un choix délibéré de réaliser une certaine tâche, versus l'obligation provenant d'une demande extérieure25. Toutes choses étant égales par ailleurs (e.g., la capacité à pouvoir réussir la tâche), la quantité d'effort déployée n'étant probablement pas identique dans les deux cas, la performance finale devrait refléter la différence de motivation originale.

  2. Le niveau de performance est mesuré par des épreuves laissant peu de place au contrôle subjectif et à la liberté de réponse. Si l'effet de la motivation est mesuré sur le nombre de bonnes réponses à un test de reconnaissance à choix forcé, il y a peu de chance de trouver une amélioration de la performance. En effet, dans ce type de test, le sujet est contraint de choisir une réponse parmi un ensemble, quel que soit son niveau de confiance dans les réponses. Par contre, si la motivation porte sur l'exactitude des réponses et que le sujet est libre de choisir ses réponses, avec la possibilité de trier les réponses qui lui semblent « sûres» des réponses « incertaines» , l'effet de la motivation sera établi, c'est-à-dire qu'une plus forte récompense sera accompagnée d'une meilleure performance. Ce résultat n'est possible que si le sujet a la possibilité d'intervenir activement sur son critère de réponse (Koriat et Goldsmith, 1994, 1996a, 1996b).

  3. Enfin, comme le souligne Baddeley (1993a), les expériences de laboratoire menées pour évaluer l'effet de la motivation sur la mémoire comportent un biais lié au volontariat des sujets. On peut supposer que seuls les sujets motivés prendront part à l'expérience et que toute récompense supplémentaire est inutile pour augmenter leur motivation. En particulier, les sujets qui s'engagent dans les expériences sur la mémoire sont supposés motivés dans la mesure où la réussite à ce type de tâche est socialement gratifiée. Aussi, les résultats des investigations de laboratoire pourront-ils difficilement être généralisés aux situations de la vie quotidienne car les variations de motivation s'écartent des variations de motivation réelles.

Au sujet de l'écologie des rapports entre motivation et mémoire, il faut en outre admettre que les situations étudiées en laboratoire ne sont pas représentatives de la réalité : dans le premier cas, la motivation porte sur la mémorisation d'un contenu d'information alors que dans le second, la motivation porte bien souvent sur la réalisation future d'une action. Les effets de la motivation sur la performance mnésique ont sans doute beaucoup plus de chances d'être observés dans des tâches de mémoire prospective (se souvenir de faire quelque chose dans le futur) que dans des tâches de mémoire rétrospective (retrouver une information rencontrée précédemment). Les deux situations se distinguent également quant à la valeur du but à atteindre : vouloir retenir le contenu d'une liste de mots et vouloir retenir la date et l'heure d'un prochain rendez-vous galant impliquent nécessairement des niveaux de motivation différents. Il est probable que l'intensité de la motivation soit déterminante pour la mémorisation dans les situations écologiques. Elle est, de plus, probablement plus déterminante que la simple volonté de retenir car elle sous-entend que le but mnémonique à atteindre est intégré dans des objectifs de plus haut niveau ou de plus grande valence individuelle.

Notes
23.

Les termes exacts employés par l'auteur sont « purposive» et « goal-seeking» .

24.

Nous pouvons établir à ce niveau un lien avec la problématique de la métamémoire.

25.

L'engagement pouvant être maximum dans une condition où la demande provient de l'extérieur mais où le sujet possède une forte motivation.