1.1.5.3011Mémoire, affect et émotions

Les émotions doivent être conçues comme « ‘des états fonctionnels distincts et dynamiques de tout l'organisme, mettant en jeu à la fois un groupe d'organes effecteurs (viscéraux, humoraux et musculaires) et un état subjectif caractéristique’» (Bloch, 1989, p.71). Parmi les émotions de base sont généralement classées la peur, la colère, la joie, la tristesse, l'amour...

La vision cognitiviste, dont la portée est assez large, peut tout à fait inclure des modèles spécifiques ou applicables aux informations liées à l'affect et à l'émotion. Sans aborder les débats théoriques sur les déclencheurs des émotions - analyse cognitive de la situation ou perception des modifications physiologiques dans l'organisme (Bloch, 1989) - nous mentionnerons plutôt comment peuvent s'articuler les relations entre affect et mémoire à partir de quelques exemples.

Les états psychoaffectifs comme l'anxiété et la dépression pourraient avoir un rôle sur l'efficience cognitive à cause d'un ralentissement général de l'activité, d'une diminution de la motivation (se traduisant par un moindre engagement et un moindre effort), d'un manque d'analyse pertinente des situations et d'une baisse de l'utilisation des stratégies efficaces. Les deux états particuliers que constituent anxiété et dépression peuvent être interprétés comme des états toniques ou chroniques d'émotions fondamentales alors que les émotions de base se manifestent habituellement de façon transitoire en réaction à une situation spécifique. Ainsi, l'anxiété (ou l'angoisse) serait un état tonique de peur et la dépression serait un état chronique de tristesse26 (Bloch, 1989 ; Huteau, 1985).

A un niveau minimal, l'anxiété, ou plutôt le stress, joue un rôle positif d'adaptation bénéfique pour l'apprentissage et la décision, notamment quand les tâches sont simples. Par contre, à trop « forte dose» , elle se révèle incontrôlable et nocive pour toutes sortes de performances (y compris la concentration et la mémoire). Ainsi, la courbe des performances en fonction du niveau d'anxiété devrait se caractériser par une forme en U inversé, témoignant d'un bon niveau de performance pour des états d'anxiété intermédiaires (Lecomte, 1994).

La dépression réduirait la capacité générale de traitement cognitif en utilisant les ressources du système vers des pensées intrusives plutôt que vers les tâches à résoudre. Le sujet est concentré sur son état interne plutôt que sur l'environnement. Il en résulte une diminution de performance. La dépression se manifeste également par un déficit affectif en ce qui concerne l'approche des objets et personnes et les comportements orientés vers le plaisir et la satisfaction (Davidson, 1989, 1994). La motivation est également détériorée chez les dépressifs qui tendent à croire qu'ils ne maîtrisent pas leurs conduites (contrôle externe, style d'attribution dépressif, sens de l'auto-efficacité réduit ; Bower, 1983).

L'apport de la psychologie différentielle pour l'analyse et la compréhension du rôle des facteurs affectifs sur le traitement de l'information est incontestable. Des sujets différenciés selon les dimensions d'anxiété ou de dépression (en tant que caractéristiques individuelles stables) se différencient également au plan de leurs stratégies et de leurs performances cognitives. Les facteurs affectifs peuvent donc expliquer une part non négligeable des variations comportementales interindividuelles.

Dans le domaine de la mémoire, les émotions ressenties au moment de l'encodage ou de la récupération jouent un rôle prépondérant sur le traitement, la rétention et l'accès aux informations (Claxton, 1980 ; Rogers, 1981 in Piolat, Hurtig et Pichevin, 1992). Les affects dirigent l'attention du sujet sur le matériel. Pour Zajonc (1980), la connotation affective est liée à une évaluation primaire (agréable / désagréable) qui précède l'évaluation cognitive. L'approche cognitive du traitement de l'information donne une explication en terme de profondeur de traitement pour expliquer ce type de phénomène : les données qui touchent de près le sujet sont traitées selon leur signification subjective et ont donc plus de chance d'être mémorisées que des données neutres, sans importance pour l'individu (voir notion de profondeur du traitement, § 1.4.2.2). Scherer (1984) propose de concevoir les émotions comme des séquences de traitement de l'information qui ont pour but d'évaluer les stimulations en fonction de leur importance et de la réaction qu'elles provoquent.

Par exemple, la douleur physique est généralement accompagnée d'émotions intenses qui déterminent la façon dont seront retenus les événements. Baddeley (1993a) donne l'exemple d'une différence de récupération des événements douloureux en fonction des circonstances de leur apparition : les femmes oublient plus le degré de douleur générée par un accouchement alors que les patients ayant subi un prélèvement de liquide céphalo-rachidien estiment le même degré de souffrance après délai (études de Robinson, Rosen, Revill, David et Rus, 1980 et de Hunter, Philips et Rachman, 1979). Si la mémorisation de l'intensité douloureuse évolue différemment dans ces deux populations, c'est probablement parce qu'au moment de l'expérience douloureuse, le degré de souffrance dépend de la signification subjective donnée à la douleur et de l'émotion associée (Journet, 1989).

Les théories contextualistes relativisent la supériorité mnésique des affects positifs sur les affects négatifs en soulignant le rôle de contexte interne que peuvent jouer les émotions (Bower, 1983). Bien que les résultats dans ce domaine soient quelquefois controversés (Johnson et Hasher, 1987), on a montré que les états internes et sentiments peuvent servir d'indices de récupération. Deux types d'effets ont été mis en évidence. D'une part, il existe un léger effet de contexte provenant de la similitude de l'état interne entre le moment de l'encodage et le moment de la récupération (voir notion de spécificité de l'encodage, § 1.4.2.3). Le fait de ressentir la même humeur lors de l'encodage et de la récupération améliore la restitution des informations apprises. D'autre part, un effet de congruence ou de sélectivité entraîne une meilleure mémorisation des éléments à apprendre s'ils s'accordent avec l'état interne du sujet. Les mots liés à une émotion positive seront mieux retenus si l'émotion du sujet est positive (joie) et les mots reflétant un état interne à tonalité négative seront mieux mémorisés si le sujet se trouve dans un tel état. Malgré la prise en compte du contexte, les influences des affects négatifs et positifs sur la performance de mémoire restent dissymétriques : elles sont plus systématiques pour les émotions positives, c'est-à-dire que les personnes ont tendance à mieux se souvenir des événements agréables. Plusieurs explications à ce phénomène peuvent être mentionnées : la théorie de Freud (1901) postule que l'oubli est la conséquence du refoulement des expériences désagréables ; Baddeley (1993a) émet l'hypothèse que les souvenirs agréables sont mieux rappelés car ils ont tendance à être plus souvent récupérés en mémoire et racontés à autrui entre le moment de l'encodage et le moment de la restitution.

Dans une étude où les actions et pensées des sujets sont enregistrées aléatoirement durant une certaine période lorsque retentit une sonnerie, Brewer (1988a) a montré que le degré d'affect est un bon prédicteur du rappel des pensées alors que la rareté prédit mieux le rappel des actions27. Autrement dit, on se souvient d'autant mieux d'une action réalisée dans le passé que sa fréquence est basse ; on se souvient d'autant mieux d'une pensée éprouvée dans le passé qu'elle est chargée affectivement.

L'ensemble de ces observations montre clairement que le comportement et la performance, cognitive ou plus spécifiquement mnésique, ne peuvent pas être entièrement saisis sans prendre en considération les variables conatives et affectives.

Notes
26.

Dépression et anxiété se distinguent par d'autres indicateurs comme la fréquence de suicide (plus pour la dépression) et par des traitements médicamenteux différents (Bisserbe et Boulenger, 1989).

27.

Dans les nombreux cas où pensée et action sont peu connectées.