1.2.4.3011Intérêts et limites

Baddeley et Wilkins (1984) notent qu'il existe un certain nombre de recherches à visée écologique mais que la plupart d’entre elles sacrifient le contrôle d’au moins une des étapes du processus de mémorisation (conditions d’encodage, de stockage ou de récupération).

Pourtant, une préoccupation écologique peut faire surgir de nouveaux concepts à propos du fonctionnement de la mémoire humaine qui n'ont jamais été abordés dans le cadre du laboratoire. Cela s'est produit pour la notion de mémoire prospective qui consiste à se souvenir de faire les choses dans le futur (Meacham et Singer, 1977 ; Harris, 1984 ; Baddeley et Wilkins, 1984). Non seulement ce concept revêt un caractère primordial dans les activités quotidiennes, mais il contribue à réorienter les théories de la mémoire centrées sur la seule réactivation du passé.

Le souci de modélisation des processus quotidiens de mémoire peut se réconcilier avec la rigueur expérimentale par des tâches proches de la réalité mais effectuées en laboratoire : questionnaire sur les événements d'actualités, sur des émissions télévisées (Squire et Slater, 1975), tests sur des matériels académiques (connaissances générales, géographie, langues étrangères...; Bahrick, 1984b), tests sur des matériels et tâches quotidiens comme la reconnaissance de visages ou le rappel des noms propres (avec un nombre limité de stimuli, indiçage par l’activité... ; Crook et West, 1990), apprentissage de trajets, reconnaissance d’air de musique, mémoire des textes, des films, des objets familiers, étude de certaines catégories de sujets dont l'activité mnésique est importante au quotidien, comme les garçons de café (Huet, 1995 ; Huet et Mariné, 1997)... Dans ce type de recherches, les conditions d'encodage ne sont pas nécessairement contrôlées mais le chercheur a le moyen de vérifier la véracité des réponses, comme dans les études de laboratoire (Winograd, 1988a).

L’ensemble de ces situations contribue beaucoup plus à la compréhension des mécanismes de la mémoire humaine que certaines recherches de laboratoire qui n’ont aucune application pratique et concrète dans la vie de tous les jours (Neisser, 1978 ; Baddeley, 1988). Elles permettent parfois de relativiser les données obtenues en laboratoire et de proposer de nouvelles hypothèses. Par exemple, la fréquence d'apparition d'un stimuli, dans le contexte du laboratoire, joue un rôle majeur sur le niveau de performance mnésique ; or, il existe des situations quotidiennes où les sujets sont confrontés des dizaines, voire des centaines, de fois à la même information (numérotation romaine des cadrans de montre, configuration d'une pièce de monnaie, messages radiodiffusés répétés) sans être capables de s'en souvenir (Baddeley, 1993a ; Bekerian et Baddeley, 1980) alors que certains événements isolés peuvent laisser des traces indélébiles (Brown et Kulik, 1977). Les notions de schémas ou de profondeur de traitement seront beaucoup plus adaptées pour expliquer ce type de phénomènes (French et Richards, 1993).

En résumé, les mesures effectuées sous l'angle écologique ne satisfont pas toujours aux règles de contrôle imposées par la rigueur expérimentale. Leurs apports pratiques ne doivent pourtant pas être négligés. En somme, la position la plus convenable est de concevoir l'approche traditionnelle et l'approche écologique comme complémentaires plutôt qu'antinomiques, avec l'objectif de tendre vers une psychologie de la mémoire qui mène à des interprétations cohérentes des phénomènes naturels et artificiels (Neisser, 1982, 1988). Le co-éditeur de Neisser pour l'ouvrage intitulé « Remembering Reconsidered : Ecological and traditional approaches to the study of memory» 33, Winograd (1988a), souligne d'ailleurs la convergence d'un nombre important de résultats obtenus dans chacune des deux traditions et qu'une abondance d'études de laboratoire peut être considérée comme écologiquement valide (voir aussi Baddeley, 1993a).

Notes
33.

Ce titre a été donné en référence à l'ouvrage de Bartlett (1932) : Remembering