1.2.5.2011Notion d'indépendance stochastique et de dissociation fonctionnelle

L'existence d'une dissociation fonctionnelle entre deux tâches de mémoire est souvent vue comme preuve de l'existence de différents systèmes : la manipulation d'une variable affecte la performance à une tâche A sans affecter la performance à une tâche B. En cas de double dissociation, on observe en outre que la manipulation d'une autre variable affecte la performance de la tâche B sans affecter celle de la tâche A. Dans une double dissociation croisée (crossed double dissociation) les performances aux deux tâches sont affectées par la variation d'une même variable dans la direction opposée (e.g., facilitation de A et détérioration de B ; Neely, 1989).

L'indépendance stochastique (ou statistique) est établie quand il n'existe pas de relation entre les performances obtenues à deux tests proposés au même sujet, sur le même matériel : elle est équivalente à l'indépendance entre deux variables évaluée par exemple par le test statistique du χ². En d'autres termes, la performance à un test ne dépend pas ou n'est pas liée à la performance à un autre test.

Tableau I. 1 : Illustration de la dépendance et de l'indépendance statistiques entre deux mesures de mémoire. A gauche en grisé, proportions de rappel observées en cas de dépendance. A droite, proportions de rappel observées en cas d'indépendance.
Tâche de mémoire A
Réussite Echec Somme
Tâche de mémoire B Réussite 0,5 0,3 0 0,2 0,5
Echec 0,1 0,3 0,4 0,2 0,5
Somme 0,6 0,4 1

Illustrons les résultats d'une expérience fictive - où la mémoire serait évaluée deux fois - par un tableau de contingence à double entrée correspondant aux réponses obtenues dans chaque test (tableau I.1). Toutes les combinaisons possibles de performance sont représentées dans le tableau selon deux dimensions : la tâche et son issue (réussite/échec). Pour une performance globale donnée, l'indépendance se produit si le rapport « ‘proportion conjointe de réussite aux deux tâches / proportion de réussite à une des deux tâches’» est le même que la proportion de rappel global à la seconde tâche (Flexser et Tulving, 1978 ; Lieury, 1979 ; Shimamura, 1985 pour une critique).

Nombre de théories distinguent plusieurs systèmes en se basant sur diverses évidences. D'une part, les données neuropsychologiques montrent parfois des troubles spécifiques dans un supposé système et sont prises comme preuves d'une dissociation. D'autre part, les configurations de relations entre différentes mesures semblent défendre l'existence de plusieurs sous-systèmes. Observer une indépendance stochastique ou une dissociation fonctionnelle entre deux tâches sur les mêmes items conduit généralement à inférer l'existence de deux systèmes responsables de chaque ensemble de résultats. Dans ces situations, on ne trouve aucune relation entre la performance à la tâche A et à la tâche B, c'est-à-dire qu'un item récupéré en mémoire dans le contexte de A n'a pas plus de chance d'être retrouvé dans le condition de la tâche B que s'il a été oublié en A.

Johnson et Hasher (1987) posent le problème différemment en disant que la réalisation de la tâche A peut nécessiter la mise en oeuvre de processus appartenant à plusieurs sous-systèmes alors que la tâche B requiert une combinaison différente de ces mêmes processus. Cette explication de la dissociation permet d'envisager des cas de dissociations entre tâches supposées activer le même système mnésique. Souvent, en effet, des tâches sensées activer le même système produisent une indépendance statistique (e.g., rappel libre et reconnaissance ou encore complètement de trigrammes et identification perceptive, voir Nicolas, 1996, Crowder, 1989) et donnent lieu à des performances si diverses que l'on pourrait être tenté de conclure à l'existence d'autant de systèmes qu'il existe de tâches. Pour mémoire, l'analyse de Underwood, Boruch et Malmi (1978) qui montre que les corrélations entre un grand nombre de tests sont assez faibles (témoignant de différences intra-individuelles et/ou liées à la nature des tâches) et tendent à démontrer que les tâches ne sont pas réalisées par les mêmes structures.

Le point de vue central alternatif à l'idée de l'existence de plusieurs systèmes se focalise donc sur l'analyse des caractéristiques et des contraintes de traitement imposées par les tâches. « ... ‘nous aurons une meilleure compréhension de la mémoire une fois que nous aurons compris les relations entre des tâches de mémoire variées. Caractériser les exigences des tâches est la première étape, que ce soit ou non motivé par la croyance que les exigences des tâches, et donc les processus, pourront éventuellement être regroupés en classes en fonction des sous-systèmes sur lesquels ils reposent’» (Johnson et Hasher, 1987, p.644 ; voir aussi Nilsson, 1989).

Cette présentation des mesures de la mémoire et de leurs implications théoriques nous amène à un examen plus détaillé des conceptions structurelles et fonctionnelles de la mémoire humaine (§ 1.3 et 1.4).