1.3.2011Mémoire à Court Terme et Mémoire à Long Terme

Atkinson et Shiffrin (1968) ont développé un cadre très général qui rend compte de nombreuses données expérimentales. Ils considèrent que le système mnésique peut être décrit selon deux dimensions : une dimension différenciant des structures permanentes et des processus de contrôle variables et une dimension faisant état de plusieurs composantes structurelles. Le croisement des deux dimensions permet de conceptualiser plusieurs structures mnésiques assorties de différents processus.

La première dimension permet d'identifier des éléments mnésiques stables comme les registres et les processus de base fixes d'une situation à l'autre et des éléments changeants qui rendent compte de l'adaptabilité du système aux exigences extérieures et de la variation intra et inter-individuelle. Atkinson et Shiffrin (1968) illustrent leur modèle en utilisant l'analogie informatique qui prévaudra dans la plupart des modèles de la psychologie cognitive de cette époque : « ‘Si le système mnésique est vu comme un ordinateur sous le contrôle d'un programmateur travaillant sur une console éloignée, alors le niveau matériel de l'ordinateur et les programmes du système qui ne peuvent être modifiés par le programmateur sont analogues à nos caractéristiques structurelles ; les programmes et instructions que le programmateur peut écrire de son poste et qui déterminent l'activité de l'ordinateur sont analogues à nos processus de contrôle’» (p.90).

Le point central du modèle porte sur l’ancienneté du souvenir, c’est-à-dire le délai qui sépare l’encodage initial de la récupération. Ce modèle, baptisé « ‘multi-store model’» , fait état, selon cette seconde dimension, de trois compartiments où seraient maintenues les informations (figure 1.1).

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Figure 1. 1 : Modèle de la mémoire (adapté de Atkinson et Shiffrin, 1968). Les ? indiquent une incertitude sur les mécanismes sous-jacents. Par exemple, on n'est pas sûr de la disparition définitive des informations de la MLT malgré l'existence de phénomènes d'oubli comme l'interférence.

Tout d’abord, la Mémoire Sensorielle (MS), instantanée, est presque assimilable à la perception. De très courte durée (environ de 100 millisecondes pour la mémoire visuelle), elle est spécifique à chaque modalité sensorielle. Sa fonction pourrait être d’assurer un temps minimum pour le traitement des stimuli. Le principal processus de contrôle permettant d'accéder au registre sensoriel est un mécanisme attentionnel de sélection d'une partie de l'abondante information stockée. Quand des informations proviennent de différentes modalités sensorielles, la sélection portera sur une des modalités. Dans le paradigme de Sperling (1960), une matrice de 3 X 4 chiffres ou lettres est présentée très rapidement, puis le sujet doit rapporter, en fonction d'un signal sonore spécifique, une partie seulement des données (par exemple la troisième ligne). Deux types de stratégies sont identifiées dans le processus de balayage de la MS. La première, qui consiste à suivre les instructions en donnant autant d'attention à tous les stimuli, donne lieu à peu de variation dans la quantité d'erreur mais se révèle inefficace après délai. La seconde consiste à deviner quelle partie devra être rapportée lors du test. Dans ce cas, l'erreur est plus variable mais la performance peut supporter de plus longs délais.

La Mémoire à Court Terme (MCT), deuxième registre, servirait à maintenir une information assez brièvement, en fait pendant le temps nécessaire à la réalisation d’une tâche (Broadbent, 1958). Le déclin en MCT est très rapide (15 à 30 secondes), sa capacité est limitée à environ 7+/-2 éléments (Miller, 1956) qui ne peuvent être maintenus que par répétition. Une mesure courante de la capacité de la MCT est la tâche d’empan mnésique qui consiste à présenter des listes de chiffres (ou d’autres éléments) de plus en plus longues et de demander au sujet de les répéter dans l'ordre. Il faut noter que ce n’est pas le nombre de chiffres, de lettres ou de mots qui constitue l’empan mais le nombre de regroupements significatifs d’information (“chunks”). Une variable à forte influence sur la capacité de la MCT est la longueur de prononciation des stimuli. Le processus de contrôle attaché à la MCT est la répétition mentale qui sert aussi bien à maintenir l'information active qu'à la transférer en MLT. Cette mémoire à court terme correspond au processeur central du modèle général du traitement de l'information.

Enfin, la Mémoire à Long Terme (ou mémoire permanente ; MLT) est la base de données comprenant l’ensemble des informations stockées sur des périodes allant de quelques minutes à plusieurs dizaines d'années. Il n’existe aucun moyen d’en évaluer la totalité. La reconnaissance de scènes visuelles après un an de délai, lors d’une tâche où le sujet doit dire si le stimulus présenté est ancien ou nouveau, reste très supérieure au hasard (67% contre 50% pour un total de 600 images; Nickerson, 1965). L'oubli en MLT peut provenir de la disparition définitive de l'information ou d'une inaccessibilité temporaire ou permanente.

La notion de transfert d'un registre à l'autre ne suppose pas que l'information transférée disparaisse instantanément du registre source mais plutôt qu'elle est dupliquée dans le registre suivant. Le processus de transfert d'un stock à l'autre est sous le contrôle du sujet alors que le processus de déclin de la trace est une caractéristique stable du système.

D'après cette théorie, le processus général de la mémorisation est le suivant. Lors d'une première étape, l'information extérieure est stockée en MS durant une brève période où se déroulent un processus de balayage et un processus de recherche en MLT, soit une analyse de l'information et une comparaison avec les informations de la MLT. Balayage et recherche en MLT constituent la reconnaissance de l'entrée sensorielle et débouchent sur la mise en MCT. Durant la phase de maintien en MCT, l'information peut ou non être transférée en MLT. De plus, le rôle de mémoire de travail de la MCT nécessite que des données de la MLT puissent être transmises en MCT par un processus de recherche ou d'activation.

Plusieurs preuves expérimentales appuient cette conception de diverses unités de stockage. C'est le cas, par exemple, de la tâche mise au point par Brown et Peterson (Brown, 1958 ; Peterson et Peterson, 1959), qui consiste à présenter des trigrammes d’informations (syllabes, lettres ou mots) et à proposer une épreuve où le sujet doit compter à rebours de 3 en 3, juste après la dernière présentation et jusqu’au rappel du trigramme. On observe que plus l’intervalle de rétention est long, moins la performance est bonne, jusqu’à un certain niveau constant. Ce résultat suggère que la trace mnésique dans cette situation est de courte durée et peut être totalement perdue à cause d’une activité empêchant la répétition de l’information. D’un autre côté, on observe des souvenirs stables et robustes qui sont gardés intacts pendant des dizaines d’années.

En général, dans les tâches d’apprentissage, les items de début (effet de primauté) et de fin de liste (effet de récence) sont mieux récupérés ; la courbe de rappel en fonction de la position sérielle des items est en forme de U. Ce résultat typique s’interprète comme l’existence de deux stocks mnésiques. L'explication originale de ce phénomène énonçait que les éléments du début de la liste ont pu être transférés dans la MLT alors que ceux de la fin sont encore actifs en MCT (Glanzer et Cunitz, 1966). En effet, si l’on empêche la répétition de ces derniers en faisant effectuer au sujet une tâche interférente semblable à celle utilisée dans le paradigme de Brown-Peterson, la courbe de rappel n’aura plus la forme typique du U, la branche de droite étant largement altérée. Par contre, l'élaboration des premiers items de la liste débouchant sur leur transfert en MLT empêche l'altération de la performance lorsque des tâches interférentes sont insérées entre l'apprentissage et le rappel. D'autres facteurs, comme la fréquence des mots dans le langage ou la durée de présentation des items affectent la partie gauche de la liste (moindre effet de primauté pour les mots rares ou pour les durées plus courtes) sans modifier la partie droite (Baddeley, 1993a ; Parkin, 1987).

Ce patron de résultats ne semble pourtant pas suffisant pour soutenir l'existence de deux mémoires distinctes dans la mesure où un effet de récence apparaît dans des tâches typiques de mémoire à long terme. En effet, si une personne recherche une série d'événements d'une même catégorie qui se sont déroulés à des époques différentes, il lui est plus aisé de retrouver les événements les plus récents par rapport aux souvenirs plus anciens. Baddeley et Hitch (1977) ont par exemple montré qu'un joueur de rugby en train de rappeler les scores de matches de la saison, se souvient mieux des derniers que des premiers de ces matches. En laboratoire, le paradigme dit de distracteur continu qui consiste à présenter une tâche distractrice avant et après chaque cible d'une liste à mémoriser, donne lieu, au moment du rappel, à un incontestable effet de récence. Ce fait troublant conduit ces auteurs à considérer l'effet de récence comme résultat de l'utilisation d'une stratégie de récupération utilisant la position ordinale comme indice pour accéder aux items (Glenberg, Bradley, Stevenson, Kraus, Tkachuk, Gretz, Fish et Turpin, 1980). Si l'indice est plus discriminant pour les items de la fin, il est logique que ces derniers soient mieux retrouvés. Cette explication ne remet aucunement en cause l'existence d'une MCT qui peut demeurer l'espace supposé de recherche pour la stratégie. Hitch (1980) poursuit en disant que si l'on peut identifier des différences qualitatives dans l'effet de récence pour la MLT et la MCT, on pourra maintenir l'idée d'une co-existence de deux registres distincts. De telles différences ont pu être observées :

  • l'effet de récence standard est éliminé par la réalisation d'une tâche interférente avant le rappel, ce qui n'est pas le cas de l'effet de récence à long terme,

  • l'effet standard se produit seulement si les derniers mots de la liste sont produits en premier lors du rappel alors que l'effet à long terme survient quelle que soit la position originale des items rappelés en premier lieu,

  • si l'on compare les effets de récence (tâche standard et tâche à distracteur continu) pour des listes de longueurs variables, on constate que l'effet à court terme a la même allure d'une liste à l'autre alors que l'effet à long terme s'atténue quand la liste s'allonge.

De nombreux travaux ont montré que les deux unités de stockage admettraient des codages différents des informations. La MCT retiendrait plutôt les informations sous une forme acoustique ou phonologique alors que le codage en MLT serait de nature sémantique. Les processus de maintien de l’information seraient associés aux types de codages : en MCT, l’information est en effet principalement gardée grâce à la répétition à voix haute ou subvocale alors qu’en MLT, le principe de maintien est essentiellement associatif ou organisationnel. De même, les processus de récupération et les mécanismes d’oubli relatifs à chaque unité seraient distincts : recherche exhaustive sérielle en MCT, processus d’activation et d’association en MLT. L’oubli serait plutôt dû au déclin de la trace en MCT (decay - un item reste un certain temps dans l’unité de stockage) et à l’interférence et au déplacement en MLT (résultat de la compétition entre plusieurs traces).

Le problème théorique de ce modèle vient de l’analogie avec le fonctionnement d’un ordinateur : mémoire permanente (d’accès lent, de grande capacité) et mémoire vive ou mémoire de travail (accès rapide, capacité limitée). Les traitements se font séquentiellement, c’est-à-dire que l’information transite d’une mémoire à l’autre dans un ordre obligé. De plus, il admet une métaphore spatiale de stockage des souvenirs, tout comme les informations stockées sur un disque doivent avoir une adresse pour être retrouvées.

Au moins trois limitations sont adressées au modèle modal de Atkinson et Shiffrin (Hitch, 1980).

  1. La première porte sur la différence postulée entre un codage phonétique en MCT et un codage sémantique en MLT. En effet, l'accès rapide aux sens des informations acquises lors d'une tâche de lecture par exemple prouve l'existence d'un codage sémantique à court terme. Il est en outre difficile de montrer que les derniers items d'une liste récemment apprise sont uniquement codés dans un format phonétique. Inversement, la mémoire à long terme peut stocker les données sous un format phonétique malgré une prédominance (préférence) d'associations sémantiques. Plus généralement, il est aisé de trouver des exemples d'activation de la mémoire à long terme où l'information est codée non pas selon des caractéristiques abstraites de sens, mais selon la caractéristique spécifique de la modalité sensorielle qui a permis son entrée dans le système : c'est le cas de la reconnaissance d'une odeur, d'une voix, d'un visage...

  2. Une deuxième difficulté provient des observations neuropsychologiques et du fonctionnement des cellules nerveuses qui s’accordent mal avec l'idée que la rétention des informations à long terme serait fonction de la durée passée dans le registre à court terme. Il existe en effet une « double dissociation» permettant de supposer l’existence de deux systèmes distincts de mémoire ; les amnésiques ont en général une bonne capacité de mémoire à court terme et des déficits dans le maintien à long terme des informations nouvellement acquises. Cependant, d’autres patients, qu’on ne classe pas comme amnésiques au sens habituel du concept, présentent des troubles dans le stockage temporaire des données sans souffrir pour autant d'un déficit à long terme.

  3. La troisième limite du modèle concerne la seule utilisation de la répétition (processus de contrôle) pour transférer les informations de la MCT à la MLT. En réalité, un rôle supplémentaire de maintien temporaire en MCT, indépendant de la mémorisation à long terme, peut lui être attribué. De plus, on a montré que de nombreuses répétitions d'une même information ne garantissent pas leur mémorisation à long terme et qu'un encodage plus élaboré (sémantique) est véritablement nécessaire. Ce phénomène est identifié comme une dissociation entre la MCT et l'apprentissage à long terme (Baddeley, 1983 ; Craik et Watkins, 1973).