1.3.3011Mémoire de Travail

Un autre modèle, développé par Baddeley et Hitch (1974), propose une alternative à la notion de MCT : la mémoire de travail (MT). La MT a souvent été considérée comme la partie activée de la MLT ou comme le champ de la conscience, de l’attention sélective (Tiberghien et al, 1990 ; Lieury, 1994 ; Mandler, 1989). Sa capacité est limitée en quantité et en temps, c'est-à-dire que le nombre d'éléments verbaux qui peuvent être maintenus est limité et dépend de la vitesse d'articulation.

Ce modèle est né de la nécessité de remédier aux difficultés du modèle modal, tout en gardant l'idée d'une pluralité des structures qui puisse représenter la complexité du système. L'ambition des auteurs était aussi de fournir une théorie de la mémoire à court terme écologiquement plausible en se penchant sur son rôle dans les activités d'apprentissage, de raisonnement, et de compréhension du langage (Baddeley, 1983, 1989). En effet, le modèle de Atkinson et Shiffrin ne faisait que supposer, sans preuve expérimentale forte, que la MCT intervenait dans ce type d’activités cognitives.

Le principal paradigme expérimental utilisé par Baddeley et Hitch (1974), et qui est également très répandu dans les recherches sur l’attention, est celui de la double tâche où le sujet doit réaliser simultanément deux activités cognitives requérant de façon hypothétique l’utilisation de la mémoire de travail. Par exemple, une tâche d’empan mnésique et une tâche d’apprentissage ou de raisonnement. L’hypothèse correspondante est que si les deux tâches demandent ensemble le concours de la MT, les performances seront amoindries par rapport à celles obtenues lors d’une tâche isolée. Pour éviter une éventuelle alternance entre les deux tâches, les sujets doivent répéter de façon continue les chiffres pendant qu’ils tentent de réaliser la seconde tâche.

Par exemple, dans une de leurs recherches, la charge mentale était constituée de 0 à 8 chiffres à répéter et la tâche concurrente était une tâche de raisonnement où le sujet devait vérifier des propositions concernant la position de deux lettres A et B. Un exemple de proposition serait “B suit A” accompagnée de l’item “AB” ; le sujet doit alors décider que la phrase est vraie. Les auteurs faisaient varier, en sus de la longueur de la série de chiffres, la difficulté des phrases à vérifier en utilisant les formes syntaxiques passives et négatives. L’effet attendu conformément à l’hypothèse de la mémoire de travail était une interférence entre la charge mentale et la tâche de raisonnement, c’est-à-dire une gêne dans le stockage temporaire des éléments, donc finalement une augmentation du temps de réponse et du nombre d’erreurs de raisonnement. En fait, le temps de réponse augmente effectivement avec la charge concurrente, mais le nombre d’erreurs reste stable d’une condition à l’autre, ce qui laisse présager que l’effet d’interférence existe sans réduire excessivement les performances. L’existence d’une mémoire de travail est donc établie, mais lorsque la capacité de l’empan est remplie, la MT fonctionne toujours de manière efficace. Baddeley et Hitch interprétèrent ce résultat comme preuve de l’existence de plusieurs systèmes au sein de la mémoire de travail, dont en particulier celle d'un processeur central à capacité limitée requis pour effectuer les tâches complexes.

Pour ce qui est des tâches d’apprentissage de listes de mots sans rapport entre eux, les auteurs ont montré qu’un tâche simultanée de répétition de 6 chiffres affecte l’effet de primauté normalement présent dans le rappel sériel, mais n’affecte pas l’effet de récence. Ce serait donc plutôt l’apprentissage à long terme qui souffrirait de la charge mentale et non l’apprentissage à court terme. Contrairement à ce que prédisaient les modèles antérieurs, l’empan de chiffres et l’effet de récence ne peuvent pas être attribués au même système de mémoire : la mémoire à court terme. L'influence de la tâche d'empan sur la mémorisation des mots du début de la liste s'expliquerait par la saturation de l'une des composantes de la MT (boucle articulatoire) alors que l'autre ne serait pas affectée (MCT).

Des résultats similaires furent obtenus avec une tâche de compréhension de textes : une charge de 6 items agit sur la compréhension contrairement à une charge de 3 items (Baddeley et Hitch, 1974).

La Mémoire de Travail n’est pas uniquement une structure de stockage ; elle permet aussi de traiter, c’est-à-dire de réaliser des opérations sur les informations se rapportant à une situation spécifique. La MT serait constituée de plusieurs éléments disjoints mais coopérants. Baddeley et Hitch en distinguent trois. Le processeur centralcentral executive» ) est chargé de contrôler et de gérer les traitements réalisés au cours d’une tâche. Il sélectionne et réalise les processus de contrôle et les stratégies (Baddeley, 1983). La boucle phonologique permet de maintenir active une information verbale alors que le bloc-notes visuo-spatial est dévolu au maintien des informations spatiales et imagées. Nilsson, Ohlsson et Rönnberg (1977) ont proposé l'existence d'une différence de capacité entre stockage (et traitement) des informations visuelles et auditives.

Parmi les trois structures de la mémoire de travail, c’est la boucle phonologique qui a reçu le plus d’attention . Elle comprend un registre de stockage à court terme de l’information verbale (MCT du modèle modal ou registre phonologique) et un processus de contrôle articulatoire permettant la répétition verbale des éléments. Le premier, passif, automatique et à capacité limitée, sert à maintenir les informations verbales récemment rencontrées alors que le second est impliqué dans le maintien de l'information sur des réponses verbales potentielles (Baddeley, 1983 ; Hitch, 1980). Plusieurs séries d’expériences et des observations neuropsychologiques ont permis d’étayer le rôle et le fonctionnement de la boucle phonologique. Ce modèle permet d’expliquer la plupart des résultats expérimentaux qui avaient été interprétés auparavant dans des cadres théoriques distincts (voir Roulin et Monnier, 1996). Par exemple, il explique l’effet de similarité phonologique en mémoire à court terme. Si l’on présente, pour un stockage temporaire, une série d’items partageant des caractéristiques phonétiques (PAS, TAS, RAT, MAT...), le sujet a moins de chances de les retenir en MCT que s’ils sont différents (PAS, TIR, ROI, MOT...). Ceci se produit probablement à cause de la similarité des traces en MCT (codage principalement phonétique) et donc, de la difficulté à les discriminer.

La suppression articulatoire (faire répéter un son quelconque au sujet pendant l'apprentissage) agit sur la performance de mémoire à court terme. Dans ce cas, on suppose qu’on bloque le fonctionnement du processus de contrôle articulatoire. En effet, la suppression annule l’effet de ressemblance phonologique pour les mots présentés visuellement mais par pour les mots présentés auditivement. Ce résultat suggère fortement l’existence d’au moins deux structures dans la mémoire de travail, une unité de stockage où les informations orales parviennent directement et sont codés phonétiquement, et un processus de répétition qui permet de transformer une information visuelle en information phonologique à transférer dans l’unité de stockage. Si l’on empêche ce processus de traduction, l’effet de similarité n’est plus observé parce que les mots bénéficient d’un autre type de traitement que phonologique, par exemple visuel ou sémantique. D’autres observations ont permis d’étayer ces résultats, telle la disparition de l’effet de longueur des mots présentés visuellement dans des conditions de suppression articulatoire (Baddeley, 1993a).

Le second système esclave de la mémoire de travail, le calepin visuo-spatial a pour but principal de maintenir et de manipuler les informations visuelles et spatiales. Comme la boucle articulatoire, il possède des capacités de stockage actif grâce à un processus de consolidation des traces indépendant du registre. Baddeley (1983) rapporte une expérience personnelle pour illustrer l'existence d'une composante visuo-spatiale de la mémoire de travail. Alors qu'il conduisait tout en écoutant une émission de radio sur un match de football, il s'est rendu compte que les deux tâches, la conduite et la visualisation interne de la scène de sport, interféraient dangereusement en nécessitant toutes deux des capacités de traitement visuel. Cette interférence a été démontrée en laboratoire en proposant aux sujets de réaliser deux tâches à forte composante visuelle simultanément. La première tâche consiste à mémoriser un « trajet» sur une matrice de quatre cases par quatre (Brooks, 1967) à partir d'une série de phrases relatives aux déplacements dans l'espace (figure 1.2). Une variante de cette tâche induit un encodage verbal des stimuli si l'on supprime les indications de lieu en les remplaçant par des adjectifs sans signification spatiale. La seconde tâche proposée simultanément est une tâche de poursuite (pursuit rotor) qui consiste à maintenir en contact une pointe de lecture avec une cible mobile selon un trajet circulaire.

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Figure 1. 2 : Tâche utilisée pour l'étude du codage spatial et verbal (Brooks, 1967 ; adapté de Baddeley, 1983).

Plusieurs résultats plaident en faveur de l'existence d'une composante visuelle de rétention à court terme des informations.

  1. La tâche de poursuite interfère avec la mémorisation des localisations spatiales alors que le rappel des données verbales n'est pas affecté.

  2. Si on demande aux sujets de prêter plus d'attention à la tâche de mémoire, la poursuite de cible est plus affectée quand elle est réalisée en même temps que la version spatiale du test de mémoire.

  3. Lorsque la tâche de poursuite est remplacée par une tâche plus purement visuelle (comme un jugement de brillance d'une ampoule) ou d'une tâche plus purement spatiale (comme la localisation, à l'aide d'une lampe, d'une source sonore sans repères visuels), on trouve que la mémorisation des localisations est plus perturbée dans le second cas. Le système serait donc plutôt spatial que visuel.

  4. L'utilisation de moyens mnémotechniques basés sur l'imagerie est moins efficace quand le sujet doit réaliser une tâche concurrente de poursuite visuelle de cible. Ainsi, l'utilisation de telles stratégies dépendent de la mémoire de travail, et plus particulièrement du calepin visuo-spatial. De plus, la tendance générale des mots fortement imageables à être mieux mémorisés que les mots abstraits (Paivio, 1969) n'est pas modifiée par la réalisation d'une tâche interférant avec le traitement visuel lors de l'encodage. L'effet de supériorité mnésique des mots concrets viendrait donc plutôt de leur format d'enregistrement en MLT que de la mise en place d'une stratégie visuelle par le sujet lors de l'encodage.

Le mécanisme de maintien actif des informations dans le calepin visuo-spatial, analogue à la répétition pour la boucle articulatoire, dépendrait, selon les travaux de Baddeley et ses collègues (voir revue de 1983), du système de contrôle impliqué dans le mouvement volontaire des yeux. La méthode d'étude utilisée, similaire à la suppression articulatoire, consiste à empêcher les yeux de bouger lors de l'encodage. Il existe une forte diminution de la performance dans la tâche de mémorisation à court terme des informations spatiales (tâche de Brooks) quand le sujet doit fixer son regard sur une cible en mouvement durant l'encodage. Si la cible reste fixe et que le fond de l'écran bouge, la performance n'est pas touchée, ce qui suggère que la détérioration de la mémoire spatiale ne vient pas du mouvement de l'image rétinienne qui effacerait l'image à mémoriser.

Le processeur central, troisième instance de la MT est responsable de la gestion des traitements et du stockage des informations à court terme. Sa capacité est limitée dans le sens où il lui est difficile d'effectuer plusieurs choses à la fois, par exemple une tâche de maintien en MCT d'une liste d'items dont la longueur est proche de celle de l'empan et une tâche de raisonnement. Dans les situations où les actes n'ont pas à être réalisés simultanément, le processeur central joue un rôle de gestion et de répartition des tâches et détermine les priorités et les passages de l'une à l'autre... Le processeur central est distinct des registres de stockages temporaires (MCT et boucle). Il est limité par le nombre d'actions à faire simultanément alors que les registres sont limités par la durée de maintien des informations. Il est impliqué dans des processus de répétition et de recodage des informations (Hitch, 1980), mais n'est pas responsable de l'entrée des informations dans le registre de stockage passif. D'après Baddeley (1993a), l'administrateur central serait équivalent au Supervisory Attentional System (superviseur attentionnel) de Norman et Shallice (1986), modèle mis au point à partir de l'observation des actes manqués de la vie quotidienne et des patients présentant des troubles du contrôle comportemental (syndrome frontal).

Nombre de modèles intègrent aujourd'hui une mémoire de travail distincte de la mémoire à long terme. Par exemple, pour Richard (1990c) on trouve dans la mémoire de travail les représentations circonstancielles liées à la tâche en cours ainsi que la partie activée de la mémoire à long terme (connaissances pertinentes pour la réalisation de la tâche). Dans le modèle d'Anderson (Adaptative Control of Thought, 1983b), une mémoire de travail sert également à maintenir les représentations courantes et les résultats des traitements pendant la durée d'une tâche. Dans ce modèle, les relations entre mémoire de travail et mémoire à long terme (déclarative et procédurale) sont mieux spécifiées que dans celui de Baddeley. Enfin, Ericsson et Kintsch (1995) proposent la notion de mémoire de travail à long terme (long-term working memory) pour faire référence à l'ensemble des connaissances de la mémoire à long terme accessibles lors de la réalisation d'une tâche grâce à des indices présents en mémoire de travail ; ce concept est particulièrement adapté au fonctionnement cognitif des experts dans un domaine donné (calcul mental, diagnostic médical et échecs) ; il s'applique également aux processus en jeu dans la compréhension de texte.