1.3.4.4011Différentes mémoires à long terme ?

1.3.4.4.1011La dissociation épisodique / sémantique

Sur la base des différences entre connaissances, Tulving (1983b, 1985a) propose une distinction entre une mémoire sémantique et une mémoire épisodique (tableau I.2). La première concerne les éléments de connaissance générale, les concepts et leurs relations alors que la seconde porte sur les événements datés, autobiographiques et spécifiques. D'après cet auteur, des principes différents régissent ces deux mémoires quant aux modes de référence (cognitif versus autobiographique) et d'organisation. La mémoire sémantique est organisée selon la signification des informations, la référence langagière aux objets et à leurs relations. La mémoire épisodique possède une organisation plutôt temporelle en référence avec le moment d'acquisition des connaissances. La mémoire sémantique est indépendante du contexte et l'apprentissage correspondant repose sur la répétition des expériences, alors que la mémoire épisodique est fortement liée au contexte et emmagasine des expériences relativement uniques (Kinsbourne et Wood, 1982). De plus, l'amnésie affecte la mémoire épisodique et pas la mémoire sémantique, alors que d'autres pathologies cérébrales s'accompagnent de déficits sémantiques sans déficits autobiographiques (De Renzi, Liotti et Nichelli, 1987).

Piaget opère une distinction similaire entre mémoire sémantique et mémoire épisodique en proposant deux définitions de la mémoire : « ‘'La mémoire au sens large' ... est la conservation de tout ce qui a été acquis dans le passé, y compris des divers systèmes de schèmes de tous niveaux (de l'habitude aux schèmes opératoires), mais à l'exclusion des schèmes héréditaires, réflexes, etc., non dus à un apprentissage... 'La mémoire au sens strict' ... ne comprend par contre que les conduites se référant au passé du point de vue de la conscience du sujet : récognitions, reconstitutions et évocations, avec les fixations préalables qu'elles comportent’» (Piaget et Inhelder, 1968, p. 454).

Tableau I. 2 : Distinctions entre mémoire épisodique et sémantique d'après Tulving (1983b)
Mémoire épisodique Mémoire sémantique
INFORMATION Evénements
Episodes
Référence au moi
Croyance
Faits et idées
Concepts
Référence au monde
Consensus social
PROCESSUS Codage temporel et spatial
Affect important
Importance du contexte
Evocation du passé
Processus de spécification
Processus délibérés
Sensible à l'amnésie
Codage organisationnel
Indépendant de l'affect
A-contextuel
Actualisation des connaissances
Processus d'abstraction
Processus automatiques
Peu sensible à l'amnésie
APPLICATIONS Utilité faible dans l'éducation
Utilité sociale faible
Non reliée à l'intelligence
Oubli
Témoignage
Utilité forte dans l'éducation
Utilité sociale élevée
Liée à l'intelligence
Langage
Expertise

Un moyen de tester l'existence de deux systèmes séparés consiste à prouver l'indépendance de leurs processus respectifs. Pour tester l'indépendance, il est nécessaire de concevoir des tâches qui puissent discriminer l'accès aux souvenirs sémantiques et épisodiques. Le paradigme de référence est celui de la dissociation expérimentale (Neely, 1989 ; pour des critiques, voir Crowder, 1989 ; Nicolas, 1996). Le matériel présenté au sujet doit être constitué d'items déjà présents dans les connaissances et de nouvelles informations spécifiques à l'épisode d'apprentissage testé. Généralement, des mots isolés, des paires de mots (reliés sémantiquement ou non) ou des phrases sont utilisés. Le problème est de montrer qu'une variable donnée (e.g., le niveau de traitement) affecte différemment la performance dans des tests de mémoire sémantique et épisodique. Les tests doivent bien entendu être égalisés sur toutes les autres variables susceptibles d'influencer la performance (e.g., nature du matériel, identité dans la procédure d'étude, identité dans la liste de test..., voir Neely, 1989) et se différencier uniquement sur les instructions données aux sujets (e.g., reconnaissance versus décision lexicale).

Le paradigme de base développé par Tulving et ses collègues (Tulving et Thomson, 1973 ; Watkins et Tulving, 1975) qui a permis d'aboutir à l'idée d'une distinction entre une mémoire sémantique et une mémoire épisodique est le suivant. Des paires de mots plus ou moins reliés sont d'abord présentées au sujet durant la phase d'apprentissage ; le sujet est invité à prêter attention au deuxième mot de la paire (cible) qu'il devra par la suite rappeler sachant que le premier sera présenté lors du test. Avant la tâche de mémoire proprement dite (rappel indicé), une tâche d'association est proposée où le sujet doit fournir des associés face à de nouveaux mots fortement liés aux cibles antérieurement présentées. Ils doivent ensuite reconnaître, parmi les éléments produits, ceux qui ont été présentés comme cibles lors de l'apprentissage initial. Enfin, une tâche classique de rappel indicé est proposée. Dans ce type d'expérience, un phénomène robuste se produit de façon systématique : une proportion importante de mots est correctement rappelée alors qu'elle n'avait pas été reconnue dans le cadre de la tâche d'association précédente. Cet ensemble de résultats suggère donc l'existence de deux formes de mémoires distinctes40.

A la suite de ces travaux, deux écoles se sont affrontées. L'une admet l'existence de deux registres distincts de mémoire à long terme (Herrmann et Harwood, 1980) et l'autre considère la mémoire comme un système unitaire. Dans le premier cas (approche abstractionniste de la formation de concept), il existe une forme de mémoire qui préserve l'information contextuelle (mémoire épisodique) et une forme de mémoire qui effectue une abstraction de l'information à partir de l'accumulation des épisodes et qui perd la spécificité de chaque trace. Dans le second cas (approche des instances individuelles ou des traces multiples de la formation de concept), chaque expérience individuelle est gardée en mémoire, le contexte n'est jamais perdu, et la catégorisation d'un nouvel élément se fait sur la base de sa similarité avec les informations individuelles stockées en mémoire (Jacoby et Witherspoon, 1982).

Notes
40.

Mais ces résultats s'expliquent très bien aussi par la notion de spécificité de l'encodage (voir § 1.4.2.3.).