1.4.2.3011Spécificité de l'encodage

Le principe de spécificité de l'encodage ou de l'encodage spécifique énonce que « ‘les opérations d'encodage spécifiques effectuées sur ce qui est perçu déterminent ce qui est stocké, et ce qui est stocké détermine quels indices de récupération sont efficaces pour accéder à ce qui est stocké’» (Tulving et Thomson, 1973, p. 369) ou encore que « ‘la récupération d'un événement, ou un de ses aspects, survient si et seulement si les propriétés de la trace de l'événement sont suffisamment similaires à l'information de récupération’» (Tulving, 1983b, p. 220). Ce principe énoncé en 1973 par Tulving et Thomson, aboutit à la conceptualisation en 1982 (Tulving, 1982, 1983a, 1985b) de la notion d'information ecphorique 46 qui est le produit des processus d'encodage (traces mnésiques épisodiques) et des indices sémantiques présents au moment de la récupération. Pour une situation de mémoire donnée (rappel, reconnaissance...), l'information ecphorique se compose de deux parties : celle qui dépasse le seuil de conversion, donnant lieu à la performance de mémoire, et celle qui reste en deçà du seuil, aboutissant à l'échec de récupération. Un processus dynamique nommé « synergie» permet la mise en relation, au moment de la récupération des composantes épisodiques et sémantiques. Ce processus procure en outre la sensation de « se souvenir» et la confiance accordée à la réponse. Le sentiment de se souvenir se produit lorsque l'aspect épisodique de l'information ecphorique (contexte spatio-temporel) est prépondérant par rapport à l'aspect sémantique (faible capacité des indices de récupération à réactiver la trace). L'absence d'une telle synergie est une caractéristiques des amnésiques, d'après Cermak (1989b).

Le paradigme utilisé pour mettre en évidence la spécificité de l'encodage consiste à faire varier orthogonalement les activités d'encodage et de récupération. Prenons l'exemple d'une recherche (Roediger et al., 1989) où un matériel verbal serait encodé selon ses caractéristiques phonétiques (condition A) ou sémantiques (condition B). Au cours du rappel, deux types d'indices de rappel sont fournis présentant une ressemblance phonétique (condition A') ou sémantique (condition B') avec les cibles à retrouver. La performance de mémoire devrait être meilleure dans le croisement de conditions où les mécanismes de traitement sont identiques, c'est-à-dire dans les conditions AA' et BB'. Autrement dit, le rappel sera plus élevé pour les mots encodés sémantiquement et indicés par une clef sémantique et pour les mots encodés phonétiquement et indicés par une clef phonétique.

Tableau I. 3 : Pourcentage de rappel selon les conditions d'encodage de récupération dans l'expérience de Fisher et Craik (1977, expérience 2).
Conditions de Conditions d'encodage
récupération sémantique phonétique Moyenne
sémantique 44% 17% 30%
phonétique 17% 26% 21%
Moyenne 30% 21%

La recherche de Fisher et Craik (1977) illustre bien le paradigme décrit précédemment : ils croisent deux conditions d'encodage avec deux conditions de récupération. Les sujets doivent mémoriser des paires de mots qui possèdent une relation phonétique (rime) ou une relation sémantique (même catégorie). Pour la moitié des mots encodés avec un indice-rime, l'indice de rappel est une rime (condition congruente), alors que pour l'autre moitié, l'indice de rappel est un mot associé (condition incongruente). Il en va de même pour les mots encodés dans le contexte d'un associé sémantique. Les performances (voir tableau I.3) font apparaître de façon claire que le niveau d'encodage (sémantique / rime) n'est pas un déterminant de la mémorisation aussi robuste que la congruence des opérations de traitement réalisées lors de l'encodage et de la récupération.

Le principe de spécificité complète celui de la profondeur de traitement dans le sens où il considère l'appariement entre les activités d'encodage et de récupération et non pas uniquement les activités d'encodage. Il reste que l'effet d'un encodage sémantique est souvent supérieur à celui d'un encodage phonétique en condition de contexte de rappel cohérent (Craik, 1979 ; Lockhart, 1979) ; pour reprendre notre exemple, cela signifie que la performance est meilleure en BB' que en AA'. Dans ces expériences, l'encodage sémantique aurait l'avantage sur d'autres types d'encodage de produire des souvenirs plus faciles à distinguer parmi toutes les traces. Ainsi, il semble plus pertinent à certains (Jacoby, 1982) de remplacer la notion de niveaux de traitement par celle de « distinctiveness» ou distinctivité de la trace.

Le principe de spécificité rend également compte de la supériorité de la reconnaissance sur le rappel. Tiberghien et Lecocq (1983) expliquent que la compatibilité entre contexte d'encodage et contexte de récupération a plus de difficulté à s'actualiser dans le cas du rappel. La récupération n'est pas détériorée à cause du passage d'un contexte à l'autre mais l'absence de relation sémantique entre les deux contextes. Par contre, en reconnaissance, la présence des stimuli originaux parmi des distracteurs permet de réinstaller une partie non négligeable du contexte d'apprentissage. Cependant, il a été démontré que sous certaines conditions, la reconnaissance peut échouer là où le rappel réussit. Cela se produit précisément dans les situations où les indices de récupération fournis au sujet dans une tâche de rappel sont plus compatibles avec les opérations réalisées lors de l'encodage des données (concept de « synergistic ecphory» de Tulving, 1983a). La simple présentation des items cibles dans une tâche de reconnaissance ne garantit donc pas la réactivation des mécanismes mis en oeuvre lors du traitement original des données.

Wagenaar (1988), sans mentionner la notion de spécificité d'encodage, présente des données compatibles avec elle, mais, dans la situation plus « écologique» de récupération en mémoire autobiographique. Ce chercheur a construit un journal où sont relatées ses expériences personnelles. Pour chaque épisode, l'auteur relève des indicateurs pouvant servir d'aide de récupération : acteurs (qui), localisation (où), temps (quand), et action (quoi)... Il trouve que l'efficacité des indices « qui» et « où» pour une récupération ultérieure de l'aspect « quoi» est reliée à leur spécificité (originalité, rareté) ; en l'absence de spécificité, la récupération est moins bonne alors que les souvenirs peuvent toujours être présents en mémoire. L'aspect discriminant (distinctiveness) des indices est une fonction inverse de la charge de l'indice, c'est-à-dire du nombre d'éléments qui lui sont associés (Brewer, 1988a). Le principe de spécificité permet d'expliquer les oublis bénins de la vie quotidienne, quand un individu ne sait plus, par exemple, s'il a ou non effectué un acte répétitif (e.g., fermer sa porte à clef, Lieury, 1992). La discrimination est liée à la spécificité de l'encodage dans le sens où un indice distinctif présenté lors du rappel permet un meilleur accès à la trace, parce qu'il a précédemment été « remarqué» par le sujet et encodé de façon unique. Ces observations suggèrent quelques pistes de remédiation face aux déficiences de reality monitoring (gestion de l'environnement) auxquelles sont sujettes par exemple les personnes âgées (Johnson et Raye, 1981 ; Cohen et Faulkner, 1989 ; voir interview de Van der Linden par Schalchli, 2000).

Crowder (1982) donne une belle analogie au principe de spécificité en comparant le processus de récupération à une situation de remémoration d'un itinéraire nouveau que l'on doit faire en sens inverse. La tâche sera beaucoup plus aisée si, au cours du trajet-aller, la personne se retourne de temps en temps afin de voir à quoi ressemblera le paysage lorsqu'elle fera le chemin en sens inverse. Avec cette stratégie, l'appariement entre les conditions d'encodage et de récupération est optimal et devrait mener à une bonne performance (ne pas se perdre sur le chemin du retour). L'auteur souligne que la performance est optimale grâce aux opérations d'encodage qui ont été développées volontairement sur la base d'une forme de connaissance du principe de spécificité de l'encodage. Il insiste donc sur l'importance de l'encodage dans la détermination de la performance. Il n'en demeure pas moins que dans la vie quotidienne, ce type de situation (mise en place d'un plan de récupération) est plutôt l'exception que la règle.

Notes
46.

Synergistic ecphory model of retrieval.