1.4.4.2011Utilisation et caractéristiques des aides de mémoire

1.4.4.2.1011Typologie des aides mnésiques

1.4.4.2.1.1011La dimension interne / externe

Harris (1980) propose une classification des aides de mémoire en deux catégories: les stratégies externes et internes. Les premières reposent sur des supports extérieurs à la personne (e.g., faire une liste de courses) alors que les secondes restent entièrement mentales, sans réalité concrète (e.g.,, créer une image mentale d'éléments à retenir afin d'en construire une trace plus élaborée). Certaines stratégies spécifiques peuvent relever des deux types mentionnés : les stratégies mixtes (Intons-Peterson et Fournier, 1986). La technique de l'essai appartient à ces dernières : essayer d'écrire plusieurs fois un mot dont on cherche l'orthographe jusqu'à ce que cela active la représentation stockée en mémoire en déclenchant soit un sentiment de familiarité, soit une reconnaissance qui ne laisse plus aucun doute. Cette stratégie est interne car la personne doit produire plusieurs alternatives sans se référer à un modèle externe ; elle est aussi externe car les différents mots produits deviennent des indices extérieurs qui seront comparés aux connaissances stockées.

La distinction assez simple entre aides internes et externes sous-tend un certain nombre de réflexions et de problèmes plus fondamentaux relatifs au fonctionnement de la mémoire humaine, et plus généralement de la cognition.

  1. Il s'avère que les aides internes sont les seules à avoir reçu une attention particulière de la part des chercheurs afin de comprendre le fonctionnement la mémoire humaine. Elles englobent les techniques très sophistiquées prônées dans les ouvrages sur l'amélioration de la mémoire, et qui demandent de si considérables efforts d'apprentissage et d'entraînement qu'elles sont rarement adoptées ou poursuivies.
    Le développement du concept de métamémoire autour de 1970 et la montée du courant « écologique» dans les années 80 ont permis de prendre conscience de l'impact d'un tout autre type de stratégie, largement répandu et efficace, qui nécessite une manipulation externe de l'environnement dans des situations de mémorisation quotidiennes : les stratégies externes (Kreutzer, Leonard et Flavell, 1982). Kreutzer et ses collaborateurs font une distinction entre les aides « inner» et « outer» dans des termes similaires à ceux de Harris : « internal» et « external» 49. Les études écologiques de la mémoire ont débouché sur la (re)découverte de fonctions mnésiques qui n'avaient jamais été mentionnées dans la littérature auparavant malgré leur prépondérance quotidienne. C'est le cas de la mémoire prospective (Meacham et Singer, 1977), qui permet de prévoir qu'à un moment du futur, il sera nécessaire de retrouver en mémoire une information comme un rendez-vous,... Cette forme de mémoire, sans conteste intentionnelle, s'accompagne dans la majorité des cas de l'utilisation d'une aide externe, comme la prise de note (Morris, 1979).

  2. Un deuxième point de réflexion, qui concerne plutôt le fonctionnement cognitif général et qui découle des remarques précédentes, souligne la nécessité de reconnaître et défendre le rôle de ces aides banales que sont les stratégies externes car elles sont la manifestation par excellence du fonctionnement cognitif, qui opère essentiellement par économie de ressources. Les aides externes lui permettent en effet de se consacrer à d'autres besognes plus intéressantes plutôt que de saturer le système avec l'encodage, le maintien et la récupération d'informations sans portée immédiate. Ces aides permettent au sujet d'emmagasiner des données sans déployer d'énormes efforts.

  3. Surgit un problème théorique imposant, relatif aux propriétés distinctives des stratégies cognitives en général, et des stratégies de mémoire en particulier. Le concept de stratégie comporte l'idée d'une intention sous-jacente, du développement de processus contrôlés, attentionnels, volontaires... Les stratégies sont des ensembles de processus ayant valeur de moyens pour atteindre un but spécifique. Dans le domaine de la mémoire, le but sera de retenir, maintenir ou se souvenir d'une information selon que ce but est fixé au début ou à la fin du processus de mémorisation (encodage ou récupération intentionnels). Il se trouve que certaines aides internes sont en réalité des mécanismes de base de la mémoire. Par exemple, la répétition mentale est optimale pour maintenir en mémoire à court terme un numéro de téléphone à composer dans l'instant. Or, le phénomène de répétition est identifié comme le mécanisme de stockage à court terme, il survient parfois sans que le sujet en ait conscience de façon relativement automatisée, et n'est pas toujours initié volontairement50. Il en va de même pour d'autres mécanismes fondamentaux du fonctionnement mnésique, comme l'association sémantique et l'imagerie mentale qui jouent un rôle dans l'organisation à long terme des connaissances ou pour le regroupement (clustering) lors du rappel d'éléments de listes catégorisées (Bousfield, 1953). Ces processus peuvent-ils raisonnablement être considérés comme des stratégies de mémoire ? Pour Harris (1980), qui identifie ces phénomènes comme des « schèmes représentant des opérations normales de mémoire» , il est difficile de les considérer comme des stratégies dans la mesure où « leur utilisation est spontanée et automatique, dans le sens où ils ne sont pas enseignés et que le sujet n'est probablement pas conscient qu'il les utilise» (p.32).
    Nous opterons pour une réponse moins catégorique que celle de Harris à la question de savoir si les processus mnésiques normaux sont ou non des stratégies. En effet, nous pensons que le comportement stratégique peut se manifester en utilisant ces processus quand la personne a conscience de leur efficacité. De plus, avec un certain degré de pratique et de répétition, ces comportements stratégiques pourraient s'automatiser à la manière des activités mentales développées dans le cadre de l'expertise. Si les chercheurs se contentent de considérer les moyens mnémotechniques comme les seules aides internes dignes d'être étudiées, ils obtiendront immanquablement une supériorité d'utilisation des stratégies plus économiques que sont les aides externes, et se heurteront à un échec pour reproduire les faits réels, où les processus mnésiques « normaux» sont mis en jeu dans la quasi-totalité des actes mentaux (donc plus fréquents), comme le souligne Harris en conclusion.

  4. La distinction interne / externe représente une dimension de personnalité ou de style cognitif étudiée parallèlement en psychologie de la motivation et du contrôle. Rotter, en 1966, définit cette dimension comme déterminante de la façon dont les gens expliquent les phénomènes du monde. Les personnes peuvent expliquer les faits en leur attribuant des causes externes, indépendantes de la volonté, contre lesquelles on ne peut rien faire. D'autres vont systématiquement expliquer les événements par des causes internes, provenant directement de la personne. Cette dimension est utilisée dans l'étude des attributions causales et l'étude de l'explication de ses propres comportements. Notre thématique, qui s'articule autour des connaissances sur le fonctionnement mnésique et les activités de jugement et de contrôle qui en découlent, nécessite la prise en compte de la dimension de locus de contrôle. En effet, la perception de la personne retentit forcément sur sa connaissance (compatible avec son style cognitif) et l'expression de cette connaissance. Quelqu'un qui ne s'attribue pas ses réussites, mais qui pense que la chance ou le hasard interviennent, ne tentera pas de déployer de gros efforts stratégiques (surtout internes) pour retenir une information. Inversement, le sujet qui pense avoir un contrôle sur ses actes comptera plus sur ses capacités internes afin de concilier l'idée qu'il a de lui-même et ses comportements.

  5. Enfin, la distinction entre stratégies internes et externes permet de formaliser une partie du fonctionnement de la mémoire en délimitant les conditions d'utilisation, d'efficacité et le rôle de chaque type d'aides. Intons-Peterson et Fournier (1986) ont déterminé ces conditions dans l'introduction de leur article pour ensuite tester quelques hypothèses spécifiques à travers une série d'études originales. D'après ces chercheurs, les stratégies externes s'utilisent plus volontiers :
    • dans les situations où la mémoire doit surmonter les événements interférents qui se déroulent entre l'encodage et la récupération, d'autant plus si la personne doit s'attarder et se concentrer sur ces événements interférents,

    • dans les situations où l'intervalle entre apprentissage et restitution est long,

    • dans les situations où l'information à retenir doit être précise ou quand on pense qu'une aide interne ne le sera pas suffisamment,

    • quand l'information à retenir est difficile, que les points importants n'apparaissent pas spontanément au sujet,

    • lorsque le temps d'encodage est limité et que la personne ne peut pas développer des moyens mnémotechniques sophistiqués,

    • quand une charge importante de mémoire n'est pas souhaitable, que l'attention doit être portée sur d'autres activités afin d'éviter les effets d'interférence.

Les conditions optimales d'utilisation des aides internes sont atteintes :

  • quand on ne veut pas ou ne peut pas se reposer sur un indice externe, (acteurs de théâtre),

  • dans les situations où le matériel nécessaire à une aide externe n'est pas accessible (e.g., un crayon),

  • dans les situations d'encodage incident où le sujet n'a pas anticipé la présence d'une tâche de mémoire future durant laquelle il sera obligé de se fier à ses capacités internes de retraçage mental,

  • si la préparation des aides est difficile et interfère avec d'autres activités plus importantes, par exemple la compréhension lors d'une conférence,

  • dans les cas où les aides externes ne sont pas désirables ou pratiques et deviennent des charges plutôt que des aides,

  • lorsque l'intervalle entre l'encodage et la récupération est trop court pour avoir le temps de constituer une aide externe, auquel cas la répétition mentale est suffisante.

Notes
49.

Kreutzer et al (1982) distinguent encore parmi les stratégies « externes» celles qui sont de nature physique (notes) ou de nature mentale (demander à une autre personne de penser à sa place). Parmi les aides physique, certaines sont symboliques (notes) alors que d'autres ne le sont pas (poser l'objet que l'on veut amener à un endroit précis).

50.

Même si la méthode « par coeur» a souvent été critiquée, il n'en reste pas moins que la répétition est importante pour une mémorisation à long terme (Lieury, 1994). Dans ce cas, il s'agit véritablement d'une stratégie.