1.5.3011Le cas particulier du vieillissement

1.5.3.1011Le vieillissement de la mémoire

Nous avons consacré une partie de notre travail aux troubles de la mémoire afin de souligner l’apport de la neuropsychologie dans la compréhension du fonctionnement normal de la mémoire. Il est maintenant utile d'aborder la question de la diminution de la mémoire avec le vieillissement, c'est-à-dire les atteintes de la mémoire que l'on pourrait qualifier de « normales» . En effet, au même titre que l'oubli est un mécanisme normal de la mémoire, le déclin lié à l'âge ne doit pas être considéré comme pathologique dans la mesure où il traduit une règle plutôt qu'une exception. Il n'est pas question d'aborder ici les atteintes liées à des maladies dégénératives ou démences qui relèvent de la pathologie même si leur caractère anormal n'est pas toujours aisé à établir, notamment au moment de l'installation des troubles.

Généralement, on observe un effet négatif du vieillissement sur la mémoire mesurée par des tests standards de laboratoire (revues dans Van der Linden et Hupet, 1994), ce qui correspond par ailleurs à un point de vue, ou une représentation sociale, largement répandu dans les sociétés occidentales. Cependant, la mise en évidence de résultats contradictoires a poussé les chercheurs à une analyse approfondie des phénomènes de modifications de la mémoire dues au vieillissement. A l'extrême, certains psychologues développementalistes intéressés par l'évolution de l'individu sur la totalité de sa vie (life-span developmental psychology), refusent d'admettre que le jeune âge n'est fait que de gains et que la vieillesse se caractérise principalement par un phénomène de régression ; le vieillissement se caractérise aussi par un niveau d'expertise accru et par une évolution positive des modes de pensée (Uttal et Perlmutter, 1989). Selon cette approche, il semble essentiel d'accepter le vieillissement normal, voire de le transformer en vieillissement réussi (Giurgea, 1993). Ce point de vue peut s'étendre au domaine particulier de la mémoire.

Une partie des contradictions soulevées peut s'expliquer par un manque de rigueur méthodologique, notamment dans le choix des sujets. En effet, dans les tests standards, des variables socio-culturelles, notamment le niveau d'éducation (nombre d'années d'études et évolution de l'éducation), pourront être confondues avec la variable âge (Perlmutter, 1978). Ainsi, les déficits de mémoire peuvent-ils être attribués à tort au vieillissement alors que se manifeste en réalité un effet de génération. Des études longitudinales montrent une stabilité dans les processus intellectuels beaucoup plus solide que ce que l'on pourrait inférer d'une comparaison transversale (Giurgea, 1993). Il s'avère que seules certaines capacités sont touchées, que les déclins importants surviennent véritablement dans une période proche de la mort, et que, finalement, de nombreux facteurs environnementaux sont à considérer.

Les différences de performance obtenues entre personnes jeunes et âgées dans des tâches de laboratoire peuvent également provenir d'un artefact lié à la situation de test, inhabituelle pour la plupart des personnes âgées, et génératrice de stress et de démotivation (Perlmutter, 1978 ; Perlmutter et Monty, 1989). Afin de minimiser l'anxiété, Perlmutter propose de veiller à créer une atmosphère détendue lors de l'accueil des sujets, de choisir des tâches faciles à mettre en oeuvre expérimentalement, d'utiliser un matériel familier aux sujets, et d'éviter les consignes de rapidité de réponse et de prise d'information. L'anxiété générée par la situation peut être estimée au moyen d'un questionnaire d'auto-évaluation. Un contrôle minutieux de ces facteurs devrait permettre d'obtenir des effets plus purs du vieillissement sur la performance.

De même, les facteurs motivationnels peuvent en partie expliquer les différences de performance entre personnes jeunes et personnes âgées. D'après Perlmutter et Monty (1989), il faut réfléchir aux moyens de dissocier expérimentalement les effets des variables cognitives et motivationnelles sur la performance de mémoire afin de déterminer leurs rôles respectifs dans la détérioration des performances ; ces auteurs préconisent d'améliorer l'implication personnelle des sujets dans les tâches, notamment en accordant plus de place aux activités de choix et de contrôle, en « adaptant la tâche au sujet» (p.377). Si les sujets se sentent acteurs, ils auront l'impression de mieux contrôler la situation, ce qui contribuera à augmenter leur motivation. Perlmutter et Monty (1989) ont effectivement montré que cette forme de manipulation de la motivation, contrairement aux techniques de récompenses et de punitions (motivation extrinsèque), peut améliorer nettement les performances de mémoire. De manière plus générale, l'orientation de l'attention des sujets âgés sur leur capacité de contrôle et l'orientation de la conscience sur les possibilités de choix offerts par l'environnement mène à un meilleur ajustement du sujet à son milieu et à une vision plus optimiste de l'avenir (reality monitoring ; Johnson et Raye, 1981).

Il est utile de mentionner ces explications non-cognitives des différences de performance entre personnes jeunes et âgées, tout en gardant à l'esprit qu'elles ne peuvent à elles seules rendre compte des variations dans les différences expérimentalement observées : on trouve tantôt des différences minimes, tantôt des différences considérables dans les performances de différents groupes d'âge (Burke et Light, 1981 ; Perlmutter et Monty, 1989).

Une imposante littérature porte sur l'analyse et l'explication de l'évolution de la mémoire avec le vieillissement. Pour synthétiser, il s'agit de savoir si les écarts de performances relèvent de déficiences qualitatives ou quantitatives, s'ils proviennent de déficits dans l'utilisation de stratégies ou dans le fonctionnement de processus fondamentaux. Pour Light (1991) l'absence d'interaction entre âge et conditions expérimentales (les jeunes réussissent mieux que les personnes âgées dans certaines conditions et l'inverse se produit dans d'autres conditions) tend à montrer que la différence est quantitative plutôt que qualitative (§ 1.5.3.2).

Pour Johnson et Hasher (1987), l'effet du vieillissement se manifeste dans les tâches de mémoire explicites par opposition aux tâches implicites (Light, Singh et Capps, 1986). Les effets de l'âge ont été démontrés en laboratoire sur des tâches de rappel libre, rappel indicé, reconnaissance de listes de mots et de phrases. Par contre, les performances des personnes âgées sont identiques à celles des jeunes dans des tâches dites implicites comme la complétion de mots fragmentés (Light et al., 1986), la complétion de mots ébauchés et l'identification de mots dégradés (Light et Singh, 1987). Un parallèle doit être fait avec les données obtenues en neuropsychologie.

Les personnes âgées obtiennent des scores mnésiques plus faibles que les jeunes pour une variété de tâches de mémoire sensées refléter les processus en jeu dans la vie quotidienne. Par exemple, la détérioration mnésique a été mise en évidence pour différents matériels comme la prose, les noms de médicaments fictifs, les localisations spatiales, les bâtiments des artères de villes familières, l'apparence d'objets communs comme les pièces de monnaie ou les téléphones à touches, les activités réalisées, et les noms et visages de personnes (Bahrick, 1984a ; Cohen et Faulkner, 1986 ; Light, 1991 ; West, 1989).

Or, des interactions entre âge et situation de mémoire sont parfois observées ; par exemple, les personnes âgées se souviennent mieux des faits historiques que des mots relativement aux jeunes (Perlmutter, 1978). On a également noté que les personnes âgées réussissent mieux que les jeunes des tâches de mémoire prospective, comme téléphoner ou envoyer une carte postale (Harris, 1984 ; Sinnott, 1989b). Ces données contribuent au soutien des recherches écologiquement plausibles et montrent que les résultats de laboratoire ne se généralisent pas nécessairement à des situations plus complexes ou naturelles.

Dans le paragraphe suivant, nous allons recenser les hypothèses proposées pour expliquer l'évolution de la mémoire avec l'âge.