1.5.3.2011Les hypothèses sur le déclin de la mémoire

La mémoire revêtant de multiples facettes, la principale question théorique porte sur les aspects réellement touchés dans l'hypothèse d'une détérioration due au vieillissement.

Dans une recherche de 1978, Perlmutter teste les rôles éventuels de sept facteurs sur la différence de performance entre sujets jeunes et sujets âgés : connaissance du monde (organisation des connaissances sémantiques), connaissance de la mémoire (métamémoire), contrôle mnésique (gestion et régulation des processus de mémorisation), stratégies d'acquisition (temps d'étude, effet de l'intention), stratégies d'utilisation (intrusions en rappel et critère de décision en reconnaissance), facteurs biologiques (santé mentale et physique auto-évaluées, nombre de problèmes de santé cités) et rôle sociaux (image du vieillissement). Cette étude est intéressante car elle insiste à plusieurs égards sur l'éventuel rôle de la métamémoire dans l'explication des différences de mémoire liées à l'âge. En particulier, les troubles de mémoire pourraient provenir du manque de connaissance du fonctionnement de la mémoire. Perlmutter propose deux hypothèses sur le rôle de l'âge dans ce secteur :

  • si l'on admet que les activités mnésiques s'automatisent et s'appauvrissent avec l'âge sous l'effet de l'expérience, l'information acquise sur le fonctionnement de la mémoire, même plus abondante et plus pertinente que chez des sujets jeunes, deviendrait inutile pour une éventuelle amélioration des performances ;

  • l'information acquise sur le fonctionnement normal de la mémoire pourrait se révéler inexacte dans le cas d'une détérioration biologique des circuits de la mémoire et engendrer une aggravation des problèmes.

Il ressort de cette étude que les difficultés de mémoire des personnes âgées dans des tâches de laboratoire consistant à mémoriser des listes de mots proviennent essentiellement d'une incohérence dans le traitement sémantique des stimuli au cours de l'acquisition et dans la production d'indices de rappel. Des mécanismes automatiques (interprétation des stimuli et diffusion de l'activation) et contrôlés (mise en place de stratégies d'acquisition efficaces) semblent défaillants. L'auteur observe en effet que si les personnes âgées produisent autant de mots associés aux mots-cibles que les jeunes dans une tâche de mémorisation incidente, elles font preuve d'une plus grande variabilité inter-individuelle dans leurs réponses et génèrent des mots moins communs. En conséquence, l'élaboration sémantique des mots à retenir est superficielle et le rappel libre n'est pas aussi performant que celui des jeunes. Ainsi, la défaillance de mémoire ne proviendrait pas d'une surcharge d'indices (plus d'associés générés provenant d'une connaissance du monde plus dense), ni d'un déficit de traitement associatif (moins d'associés générés), mais d'une déficience d'activation des associés les plus fortement liés à une cible.

Dans cette recherche, l'hypothèse d'un déficit de production se trouve confirmée par la disparition des différences entre performances des sujets jeunes et des sujets âgés, lors d'une tâche de reconnaissance, lorsque le matériel a été encodé de façon incidente grâce à une tâche d'associations libres. Dans le cas d'un encodage intentionnel, où le sujet est libre de gérer ses opérations de mémorisation, la différence de performance est importante. Les personnes âgées rencontreraient des difficultés pour sélectionner spontanément les stratégies d'encodage efficaces (en l'occurrence l'élaboration sémantique) alors qu'elles sont tout à fait capables, sur demande explicite des consignes, de procéder à un traitement approfondi adéquat pour une performance de reconnaissance optimale. Taconnat et Isingrini (1995) trouvent que l'équilibration des performances entre jeunes et âgés dépend de la tâche d'orientation proposée ; alors que les personnes âgées ne bénéficient pas autant que les jeunes d'un traitement sémantique consistant à émettre un jugement d'agrément sur des mots (par rapport à une tâche structurelle), elles améliorent leur rappel dans une proportion identique lorsque la tâche sémantique consiste à souligner trois mots reliés sémantiquement aux cibles. Les auteurs concluent à un déficit de production dans l'élaboration de traitement à l'encodage en soulevant la nécessité de proposer des tâches qui guident les opérations sémantiques. L'hypothèse du déficit de production a fortement été critiquée par Burke et Light (1981) qui recensent peu d'études où la performance des sujets âgés atteint celle des jeunes lorsque les consignes les poussent à adopter des stratégies efficaces (les résultats étant mitigés en cas de test de reconnaissance).

Dans l'étude de Perlmutter, les facteurs de connaissance du fonctionnement de la mémoire, de gestion mnésique (exactitude de prédiction et exactitude de confiance dans le rappel), de stratégies d'utilisation de l'information au cours de la récupération ne permettent pas de différencier les sujets des deux groupes d'âge. Ils ne seraient donc pas responsables des différences de performance relevées en mémoire verbale. Le résultat selon lequel la capacité de métamémoire n'est pas affectée par le vieillissement, et en conséquence, qu'un trouble de la métamémoire ne peut pas rendre compte des difficultés mnésiques observées chez les personnes âgées, se trouve confirmé dans de nombreuses autres études (pour une revue : Light, 1991 ; Hultsch, Hertzog et Dixon, 1987 ; Loewen, Shaw et Craik, 1990 ; Lachman, Lachman et Thronesbery, 1979 ; § 2.4.2. du présent travail).

Les personnes âgées citent un plus grand nombre de problèmes de santé et disent rencontrer des problèmes de mémoire plus fréquemment que les jeunes alors que les auto-évaluations de leur santé physique et mentale ne diffèrent pas. La plainte mnésique est considérable chez les personnes âgées. Dans l'étude de Perlmutter, le manque d'indices objectifs des facteurs biologiques ne permet pas de mesurer leur impact réel sur les différences de mémoire liées à l'âge. Il apparaît néanmoins que l'évaluation générale de la santé physique, entrée en troisième position dans un modèle de régression, après le temps d'étude et l'âge, contribue à expliquer en partie (6% de la variance) la performance de mémoire verbale. La manière dont les sujets âgés s'auto-évaluent dans un domaine qui semble assez éloigné de la mémoire serait associée à la performance. L'auto-évaluation de la santé est peut-être représentative d'un facteur plus général de perception de soi, qui jouerait en retour sur le comportement cognitif par le biais de modifications dans la motivation (besoin de réussite, attributions causales), la personnalité (estime de soi) et les affects (anxiété).

Si tous les sujets sont d'accord pour dire que leur mémoire va décliner avec le temps, les personnes âgées paraissent plus pessimistes que les jeunes. L'idée largement répandue d'une diminution des capacités mnésiques avec l'âge (Perlmutter, 1978) pourrait à elle seule contribuer à une attente de perte de mémoire chez toute personne vieillissante, induire une vision erronée d'une situation objectivement acceptable et influencer le comportement mnésique (moins d'efforts...). Il est clair que « ‘les jeunes décrivent souvent le vieillissement comme un processus qui se caractérise par un développement croissant de la dépendance, de l'incompétence, de la sénilité’» (Giurgea, 1993, p.23). Paradoxalement, dans l'étude de Perlmutter, jeunes et âgées ne perçoivent pas de différence dans la manière dont leur mémoire est sollicitée au quotidien. Les deux dimensions, liées à la représentation sociale du vieillissement (déclin de la faculté mnésique et baisse des sollicitations de la mémoire), ne sont pas liées à la performance réelle obtenue dans les tâches de laboratoire mais au nombre de problèmes de mémoire auto-estimés rencontrés quotidiennement. Perlmutter donne deux interprétations à cette corrélation : soit il existe des difficultés de mémoire dans la vie quotidienne induites par les rôles véhiculés par la société (les sujets se comportent conformément à leur image), soit les personnes de l'étude qui rencontrent des échecs dans la vie courante ont tendance à s'attendre à encore plus de problèmes et à refuser les situations qui requièrent leur mémoire.

Dans sa revue de 1991, Light propose quatre hypothèses sur les relations entre perte de mémoire et âge.

  1. La première explication, décrite comme la plus optimiste car elle laisse place à une éventuelle remédiation, fait mention d'un trouble de la métamémoire. Or, il apparaît que la connaissance de la mémoire, la fréquence d'utilisation de stratégies dans la vie quotidienne, le profit retiré de l'utilisation de stratégies d'encodage et de récupération efficaces et la régulation des processus mnésiques (sentiment de savoir, congruence prédiction / performance) ne diffèrent pas entre les deux groupes d'âge dans la majorité des études ; cela confirme les conclusions de Permutter (1978). Par contre, les personnes âgées ont une vision plus pessimiste de leur efficacité mnésique (Dixon, 1989) et semblent moins aptes à estimer le moment le plus opportun pour subir un test de mémoire (test readiness), notamment en n'ajustant pas correctement le temps nécessaire à l'étude des stimuli.

  2. La seconde hypothèse de Light porte sur un déficit, chez le sujet âgé, des traitements sémantiques, de l'élaboration des significations, de l'activation des connaissances existantes, de la compréhension (Craik et Byrd, 1982). Cette difficulté serait présente aussi bien au moment de l'encodage que de la restitution des informations. Dans la mesure où la mémoire stocke le résultat des traitements sémantiques, c'est-à-dire ce qui a été compris lors de la phase d'encodage, une déficience de compréhension contribuerait obligatoirement à une déficience de mémoire (Craik, 1983). Les nombreux travaux énumérées par Light montrent qu'il n'existe pourtant pas d'effet d'âge dans le mode de représentation des connaissances en mémoire sémantique, pas plus que dans la quantité, l'étendue et la vitesse de la diffusion de l'activation51. Les adultes jeunes et âgés ne diffèrent pas plus dans leur capacité à élaborer le sens des items à retenir52, à faire des inférences à partir de leur connaissance préalable ou tirer partie des éléments contextuels de la phase d'encodage. D'après les études recensées par Light, les troubles de mémoire ne peuvent pas non plus être attribués à des troubles de la compréhension initiale.
    Burke et Light (1981) relèvent pourtant quelques différences dues à l'âge dans des tâches de nature sémantique ; alors qu'une absence de différence est constatée dans les tâches d'associations sémantiques, dans des tâches de tris, les personnes âgées font preuve d'un manque d'élaboration de l'organisation. En effet, lorsqu'il s'agit de trier des items selon différentes catégories, les personnes âgées optent plus facilement pour un tri de complémentarité alors que les jeunes effectuent un tri conceptuel. De même, dans une tâche où les objets à trier diffèrent par leurs formes, couleurs et tailles, les jeunes trient par similarité alors que les âgés essaient de construire une forme. Quand elles optent pour la similarité, les personnes âgées préfèrent la catégorie « couleur» que les catégories « forme» et « taille» . Ces données ressemblent étrangement à celles obtenues chez les jeunes enfants chez qui l'organisation est plus fonctionnelle que catégorielle (Lange, Guttentag et Nida, 1990). Dans ces tâches, les différences entre jeunes et âgés semblent se situer plutôt dans la stratégie d'organisation des différents items (prise de conscience des points communs) que dans le traitement sémantique proprement dit d'items isolés (accès au sens, activation des propriétés).

  3. Puisque les mécanismes d'encodage sémantique ne semblent pas systématiquement mis en péril par le vieillissement, la troisième hypothèse de Light énonce une déficience dans les processus de récupération délibérée des informations en mémoire. Nous avons vu par ailleurs que les processus de récupération involontaire (activation), au cours de tâches implicites, ne sont pas ou peu touchés par le vieillissement. Cette apparente contradiction a reçu diverses tentatives d'élucidation : existence d'un processus d'activation épargné indépendant d'un traitement détérioré de l'information contextuelle, détérioration dans l'activité constructive auto-initiée, existence de plusieurs systèmes mnésiques inégalement affectés par l'âge.
    Les difficultés mnésiques des sujets âgés pourraient provenir d'une insuffisance de traitement des éléments du contexte dans lequel sont rencontrées les informations, très utiles lors de la phase de récupération. Effectivement, ces sujets sont moins aptes que les jeunes à se souvenir de l'origine (contexte indépendant) des informations qu'ils restituent. Ce phénomène est connu comme amnésie de la source (source amnesia) et concerne le rappel intentionnel d'éléments non sémantiques d'un épisode, c'est-à-dire d'éléments appartenant au contexte spatial, temporel, physique ou psychique (cognitif et affectif). Par exemple, il est plus difficile pour les personnes âgées de se souvenir si des mots leur ont été présentés dans la modalité visuelle ou auditive (McIntyre et Craik, 1987), s'ils avaient connaissance d'un fait avant la session expérimentale ou s'ils l'ont appris à cette occasion (Janowsky, Shimamura et Squire, 1989b ; McIntyre et Craik, 1987), s'ils ont imaginé ou réalisé une certaine action (Guttentag et Hunt, 1988 ; notion de output monitoring ou gestion de ses propres actes)... De plus, dans une tâche où les sujets doivent mentionner, pour chaque réponse fournie lors du test, s'ils se souviennent clairement de la présentation ou bien s'ils ont la vague impression de savoir que l'item appartient à la liste (remember versus know), Gardiner (1988) montre que les personnes âgées donnent plus de réponses « know» et moins de réponses « remember» que les jeunes. Cela tendrait à prouver qu'il existe une différence entre sujets jeunes et âgés dans la capacité à activer les éléments contextuels spécifiques à l'encodage en mémoire épisodique.
    La mémorisation des informations contextuelles est nécessaire pour la construction d'une représentation adéquate de la réalité, garantie d'équilibre mental et de conduites adaptées (reality monitoring, Johnson et Raye, 1981). Concernant le contexte interactif défini précédemment (§ 1.4.2.5.3), un rappel plus faible survient chez des sujets âgés. Pour ce dernier point, Rabinowitz, Craik et Ackerman (1982), utilisant le paradigme de Thomson et Tulving (1970), montrent que les personnes âgées sont parfois moins sensibles aux effets de contexte lors d'un rappel indicé. Le principe de spécificité de l'encodage énonce que le facteur déterminant pour une performance optimale n'est pas tant la force de l'indice présenté au moment de la récupération (aspect sémantique) mais la congruence entre les activités d'encodage et de récupération. Ainsi, un mot-cible encodé dans le contexte d'un autre mot faiblement lié (indice) sera mieux retrouvé si ce même indice est présenté au cours du rappel plutôt qu'un nouveau mot plus fortement lié à la cible. Dans ce type de tâche, la performance des sujets âgés ne diffère pas entre les deux conditions, ce qui suggère qu'ils effectuent un encodage plus général que les jeunes et se basent moins sur les aspects spécifiques du contexte d'encodage lors de la récupération.
    D'après Light, les recherches effectuées sur ce thème ne permettent pas d'affirmer que le déficit de mémoire du contenu soit la conséquence d'un simple et unique déficit dans le traitement et la récupération du contexte. La détérioration mnésique concerne visiblement les deux types de données.
    Les effets de l'âge sur la mémoire se manifestent dans les tâches nécessitant une recherche active des souvenirs à partir d'un traitement conceptuel (self-initiated constructive operations) contrairement aux tâches proposant de nombreux indices de récupération, donc dirigées par les données (data-driven). Cependant, dans des tâches directes de mémoire où est fourni un indice perceptif (e.g., rappel indicé par un fragment de mot) exactement équivalent à celui de la tâche indirecte correspondante (complétion de mots), l'écart de performance est encore observé entre jeunes et âgés (Light et Singh, 1987). Tout se passe comme si la seule source de différence était la présence / l'absence d'intention engagée au cours du processus de récupération, exactement comme dans l'amnésie résultant de lésions cérébrales.
    La dernière explication de la détérioration mnésique pour les tâches auto-initiées consiste à concevoir plusieurs systèmes mnésiques et d'envisager que l'âge ne les affecte pas tous de manière identique. Ainsi, selon le modèle d'emboîtement de trois systèmes de Tulving (1985a, 1985b ; Tulving et Schacter, 1990), seule la mémoire épisodique serait déficiente chez les personnes âgées. Light souligne plusieurs inconvénients de la fragmentation de la mémoire pour expliquer le phénomène de vieillissement, et qui peuvent avoir une portée théorique plus générale :
    • l'atteinte des mécanismes langagiers comme l'activation orthographique ou phonétique à partir des concepts (plus faible fluence verbale, difficulté de production d'un terme face à sa définition, plus grande expérience du mot sur le bout de la langue, Burke, Worthley et Martin, 1988 ; Burke, MacKay, Worthley et Wade, 1991) montre une certaine difficulté à récupérer en mémoire des informations apprises de longue date (mémoire sémantique), ce qui s'oppose à l'idée d'une déficience uniquement au niveau des nouveaux apprentissages ; de même, des tâches de mémoire procédurale sont affectées par le vieillissement,

    • les effets d'amorçage, équivalents chez les sujets âgés et jeunes, témoignent d'une forme d'apprentissage épisodique puisque la facilitation de récupération observée provient de la présentation préalable, à un instant t de l'expérience, d'un élément spécifique ; il est donc question de l'épargne d'un apprentissage épisodique,

    • les stratégies de mémoire doivent-elles êtres conçues comme des connaissances (sémantiques) sur le fonctionnement de la mémoire ou comme des procédures (mémoire procédurale) mises en oeuvre pour améliorer la performance ? Dans le deuxième cas, un déficit d'utilisation de stratégie devrait être interprété comme un trouble de la mémoire procédurale.

  4. La quatrième classe d'explications de la détérioration mnésique due à l'âge porte sur une différence dans les mécanismes fondamentaux de traitement de l'information : capacité attentionnelle réduite, trouble de la mémoire de travail, ralentissement cognitif général... Syssau (1998) fait entrer ces explications dans les approches globales du vieillissement de la mémoire, car elles cherchent un facteur particulier qui pourrait expliquer à lui seul l'ensemble des difficultés cognitives de la personne âgée.

Une diminution de capacité attentionnelle chez le sujet âgé pourrait se traduire par une baisse d'utilisation de stratégies de mémorisation, par l'altération de la profondeur du traitement effectué sur les données à mémoriser (Craik, 1977), par un coût cognitif plus important induit par des conditions d'attention divisée, et par l'atteinte de l'efficacité des processus attentionnels contrairement aux processus automatiques (Hasher et Zacks, 1979). D'après les travaux passés en revue par Light, la détérioration mnésique des personnes âgées ne provient pas d'une diminution de la capacité attentionnelle car aucun de ces points n'est solidement vérifié. En particulier, il n'est pas prouvé de façon claire que la performance mnésique des personnes âgées souffre plus des conditions d'attention partagée que celle des jeunes, ou que les personnes âgées ont des performances identiques à celles des jeunes pour des tâches impliquant des processus d'encodage automatiques (information temporelle, spatiale ou de fréquence). L'auteur souligne qu'un manque de clarté sur la nature des concepts d'attention et d'effort serait à l'origine des résultats contradictoires.

Les travaux sur la mémoire de travail, notion mieux définie que celle de capacité attentionnelle, permettent de rendre compte un peu plus précisément des différences de mémoire liées au vieillissement. Il s'avère qu'une part (faible mais tangible) de la variation de performance mnésique peut être expliquée par une différence dans le fonctionnement de la mémoire de travail et que, dans de nombreuses tâches, les personnes âgées et jeunes peuvent être distinguées selon leur MT (Salthouse, 1990).

De recherches récentes menées par Salthouse (1993) montrent que les différences de performances entre adultes jeunes et âgés à une tâche de raisonnement comme les Progressive Matrices de Raven53 (ainsi que dans plusieurs mesures du fonctionnement cognitif) sont en bonne partie attribuables à des différences dans le fonctionnement de la mémoire de travail. En effet, les corrélations entre l'âge et la performance de raisonnement se trouvent largement diminuées lorsque les sujets sont égalisés (statistiquement parlant) sur une mesure de mémoire de travail54. Une cause possible des variations dans la mémoire de travail (MT) serait la diminution de la vitesse d'exécution des opérations cognitives (Welford, 1977). Là encore, les performances de raisonnement se trouvent nettement moins liées à l'âge quand la vitesse de comparaison perceptive55 est entrée comme covariant dans les modèles de régression. Le contrôle statistique des deux types de mesures (vitesse et mémoire de travail) ne provoque pas de chute additionnelle de variance expliquée par le facteur âge. Les deux variables pourraient donc bien être des mesures d'une seule et même dimension qui n'expliquerait pourtant pas la totalité des différences d'âge. D'après les recherches menées par Salthouse (1993 ; expériences 3 et 4), la mémoire de travail exerce son influence en contribuant au maintien de l'information durant l'exécution d'un traitement. Dans la tâche des matrices, les jeunes se souviennent beaucoup plus précisément des contenus des matrices présentés avant l'émission de leur réponse.

La différence observée de MT pourrait se situer au niveau du contenu plutôt que de la capacité. En effet, les sujets âgés, du fait d'un déficit dans les processus d'inhibition (augmentation de la distractibilité), seraient plus sensibles au phénomène de pensées intrusives perturbatrices pour la réalisation optimales d'opérations mentales (Hasher et Zacks, 1988). La différence se situerait alors plutôt dans les mécanismes de sélection des informations pertinentes et de rejet des informations superflues. Les personnes âgées ne montrent pas, comme les jeunes, le phénomène d'amorçage négatif (ou effet de suppression) dû à la transformation d'un item préalablement traité comme distracteur (à rejeter) en item cible (à accepter). L'amorçage négatif se matérialise par un allongement de la latence de réponse sur les cibles qui ont fait l'objet précédemment d'une inhibition volontaire, comme si l'inhibition se maintenait pendant un certain temps (Tipper, 1991). Si ce phénomène est absent chez les personnes âgées, c'est probablement qu'elles ont des difficultés à ignorer volontairement les données non pertinentes (Van der Linden, 1995). De même, en condition d'oubli dirigé en mémoire à court terme, les personnes âgées ont plus de difficulté à suivre une consigne (ignorer le second élément d'une paire) car leur performance de rappel du premier élément est inférieure à celle d'une condition contrôle où un seul élément doit être retenu. Chez les sujets jeunes, les deux conditions ne diffèrent pas, ce qui tend à montrer qu'ils parviennent à ignorer le second élément et à se comporter comme si un seul élément avait été présenté (Beerten, Van der Linden et Lagae, 1995).

Concernant le ralentissement cognitif, la preuve d'un effet de l'âge n'est plus à démontrer. Ce fait établi a donné lieu à l'hypothèse de complexité qui énonce un allongement des latences chez les personnes âgées par rapport à celles des jeunes selon une proportion constante. Si les temps de traitement augmentent, alors la quantité, voire la qualité de ces traitements sera inférieure. Nombre d'auteurs donne une explication neurologique à ce phénomène (Welford, 1977 ; Cerella, 1990). Cerella (1990) prétend que l'hypothèse d'un ralentissement général a l'avantage de pouvoir fédérer une grande partie des explications des effets du vieillissement. D'après lui, à partir d'une vision connexionniste (où l'âge est vu comme un processus destructeur de liens dans le réseau) et avec un petit nombre de paramètres, on arrive à prédire un grand nombre de données. Il conclut en disant que l'étude des effets du vieillissement constitue finalement une sous-discipline de la neurophysiologie plutôt que de la psychologie cognitive. Il faut noter néanmoins que la vitesse de traitement n'est pas le seul prédicteur de la différence d'âge (Light, 1991 ; Rabbitt, 1988).

Une dernière hypothèse envisagée par certains auteurs est que les personnes âgées souffrent de déficits dans les processus de traitement automatiques mis en jeu au moment de l'encodage des informations. Cette hypothèse est aussi proposée pour rendre compte des pathologies neurologiques (Hirst et Volpe, 1984). Utilisant un nombre important d'épreuves (rappel libre, apprentissage de paires, reconnaissance...), Delbecq-Derouesné et Beauvois (1989) montrent que le vieillissement n'affecte pas les mécanismes de récupération en mémoire, ni la capacité à organiser le matériel, mais plutôt la capacité d'appréhension d'un matériel présenté pour la première fois. En effet, si les jeunes ont généralement des performances supérieures à tous les essais d'un apprentissage, leur vitesse d'apprentissage est la même que celle des sujets âgés. De plus, lorsque la performance initiale est égalisée entre les différents groupes de sujets, la rétention future est strictement identique. La difficulté des personnes âgées se situerait au niveau des mécanismes de saisie des informations initiales en présentation unique, et à condition que la quantité d'informations dépasse la capacité de mémoire à court terme. Delbecq-Derouesné et Beauvois font l'hypothèse que lors de la première présentation d'un matériel, phase de découverte, des processus automatiques entrent en jeu dans le traitement et l'encodage des informations (familiarité, activation sémantique), d'autant plus en condition de mémorisation incidente. Avec des essais d'apprentissage successifs, des mécanismes attentionnels d'organisation se mettent en place et se révèlent aussi efficaces chez les sujets âgés que chez les sujets jeunes. Les auteurs défendent leur point de vue en citant l'une des rares recherches faisant état d'un déficit de la mémoire implicite chez les personnes âgées (Chiarello, Hoyer, Radvin et Reddout, 1988). Un autre résultat tend à défendre l'hypothèse du déficit des processus automatique : une absence d'effet de priming 56 (facilitation) dans une tâche de décision lexicale pour des intervalles courts entre indice relié et cible, associée à un effet de facilitation pour de plus grands intervalles, évoque fortement un déficit des processus automatiques d'activation alors que les processus attentionnels sont intacts (Howard, Shaw et Heisey, 1986).

Notes
51.

L'organisation des connaissances en mémoire sémantique est principalement mesurée par des tâches de priming ou d'amorçage sémantique, notamment la décision lexicale.

52.

Les performances des personnes âgées sont identiques à celles des jeunes dans des tâches de décision lexicale, ce qui prouve que l'effet de priming sémantique est de même amplitude dans les deux groupes (Burke, White & Diaz, 1987), donc que l'encodage initial est de qualité comparable. D'après ces résultats, un déficit du traitement sémantique ne peut pas expliquer les différences de performances dues à l'âge, d'autant plus qu'il n'existe pas de relation entre la force de l'amorçage et la performance de mémoire.

53.

Ce test, fortement saturé en facteur g (intelligence générale), présente des matrices incomplètes comportant des figures liées par des règles logiques. Le sujet doit compléter chaque matrice en sélectionnant la dernière case parmi un certain nombre d'alternatives.

54.

Par des tâches mesurant à la fois les capacités de stockage et de traitement de la mémoire de travail : tâche d'empan de calcul (calculation span) et d'empan d'écoute (listening span). Dans chaque cas, le sujet doit répondre à une liste d'items (opérations arithmétiques ou vérifications de phrases) et maintenir en mémoire immédiate le dernier élément de chaque item (dernier chiffre du problème ou dernier mot de la phrase). L'empan individuel est le plus grand nombre d'éléments correctement mémorisés au cours de deux essais sur trois.

55.

Par une tâche adaptée du sous-test « code» de la WAIS où le sujet doit apprendre à apparier les 9 chiffres avec 9 symboles différents (digit-symbol) ou une tâche de comparaison de chiffre (digit-digit). Dans les deux cas, le sujet doit dire le plus rapidement possible si la paire d'éléments est correcte ou non.

56.

Voir § 1.4.3.2.c. pour des précisions sur l'amorçage.