2.3.1011Conscience et métamémoire

L'examen de la définition de la métamémoire précédemment exposée amène au constat que le concept de métamémoire entretient une relation privilégiée avec celui de conscience. Il nous incombe de clarifier cette relation en distinguant différentes formes de consciences associées aux activités de mémorisation (Cavanaugh, 1989 ; Tulving, 1985). Ces précisions nous permettront de mieux cerner la notion de métamémoire, d'introduire différentes perspectives d'étude et de modélisation et de positionner la relation mémoire / conscience dans un tel cadre d'analyse.

D'après Cavanaugh (1989), trois formes de conscience peuvent être distinguées selon deux dimensions : l'objet sur lequel porte la conscience et la dimension statique versus dynamique de la relation entre conscience et mémoire.

Le premier type de conscience, appelé conscience systématique, fait référence à la connaissance que la personne possède sur le fonctionnement de la mémoire, à la conscience de faits sur la mémoire ; nous constatons que ce type de conscience correspond à la notion-même de métamémoire telle que définie précédemment. Un rapprochement doit être fait entre cette forme de conscience (connaissance) et la mémoire sémantique : la conscience systématique est associée à un domaine particulier de la mémoire sémantique : la connaissance de la mémoire. Tulving (1985) précise que la conscience associée à la mémoire sémantique est noétique, c'est-à-dire qu'elle peut s'exprimer sous la forme « je sais que...» par opposition à la conscience auto-noétique (« je me souviens» ) qui s'applique à la mémoire épisodique. Appliquée à la connaissance de la mémoire, la conscience systématique s'exprime par exemple par « je sais qu'une tâche de rappel libre est plus difficile qu'une tâche de reconnaissance» . L'ensemble des caractéristiques de la mémoire sémantique devraient pouvoir être transférées à la connaissance du système mnésique (§ 1.3.4.4 et tableau I.2 : construction par accumulation d'expériences, schématisation, distorsions systématiques des représentations, effets des facteurs sociaux, indépendance avec l'affect...). Par définition, cette forme de conscience est un phénomène statique et passif dans la mesure où elle se réfère à un stock de connaissances qui peut être activé indépendamment de l'utilisation de la mémoire. Wellman (1977) identifie cette forme de métamémoire comme la connaissance de la mémoire située hors du temps.

Une deuxième forme de conscience, la conscience épistémique fait référence à la capacité de la personne à évaluer la justesse, l'état et l'étendue de son savoir personnel ; c'est la connaissance sur sa propre base de connaissance. Cette forme de connaissance s'exprime à travers l'émission de jugements au moment de la récupération d'une information en mémoire, donc au cours de l'utilisation de la fonction mnésique. Les jugements concernés englobent l'estimation de certitude ou confiance dans la réponse, le sentiment de savoir, les jugements sur la source de l'apprentissage, sur la fiabilité de la mémoire, sur les changements dans les états de connaissance... Si cette forme de conscience semble plutôt concerner la mémoire sémantique (« je sais que je sais» ), elle peut parfois avoir pour objet des épisodes spécifiques.

Enfin, la conscience en direct (on-line) porte sur les processus mnésiques qui sont en train de se dérouler à un moment donné. Elle correspond aux notions de memory monitoring (gestion de la mémoire) et de processus exécutifs. Cette forme de conscience revêt différentes formes et peut survenir aux différentes étapes du processus de mémorisation : conscience des processus d'encodage de l'information, des opérations mises en oeuvre pour rechercher une donnée en mémoire, expérience subjective d'être en train de se souvenir, réflexion sur l'efficacité d'une stratégie sélectionnée. Cette forme de conscience permet d'obtenir une information sur le déroulement du processus mnésique qui, éventuellement, pourra être utilisée pour le modifier, le réguler ou l'optimiser.

Les deux derniers types de conscience ont un caractère dynamique en ce qu'ils impliquent des opérations cognitives (jugements et processus mnésique) et qu'ils ne peuvent apparaître que dans des situations où la mémoire est en cours d'utilisation.

Apposer une classification sur les phénomènes de conscience liés à la mémoire répond à un objectif de clarification mais peut mener à l'illusion d'une indépendance entre les différentes catégories répertoriées. Or, il apparaît que les types de conscience ne sont pas clairement délimités et qu'ils sont interdépendants. Par exemple, comment situer la connaissance que s'est forgée le sujet sur son propre système mnésique (systémique ou épistémique ?) ; cette connaissance particulière repose-t-elle sur une base sémantique ou épisodique77 ? Autre exemple, lors d'un jugement sur la source ou l'origine de l'apprentissage d'une information (conscience épistémique), le sujet peut donner son estimation car il se souvient exactement de l'épisode durant lequel il a acquis cette information ; il base alors sont jugement sur une expérience spécifique et utilise sa mémoire épisodique. Dans d'autres cas, le jugement de la source peut être assorti d'un simple sentiment de familiarité, une impression de savoir d'où vient l'apprentissage, mais sans souvenir précis de l'épisode durant lequel il s'est produit ; l'estimation repose alors sur la mémoire sémantique et sur la connaissance générale de soi et du monde (inférences).

Le Tableau II. 3 donne un résumé des caractéristiques des différentes formes de conscience ainsi que des illustrations de recherche qui peuvent être menées dans chaque cas (voir aussi § 2.2 sur la méthodologie).

Tableau II. 3 : Les différentes formes de conscience associées à la mémoire (adapté de Cavanaugh, 1989).
Type de conscience
systémique épistémique en ligne
Caractéristiques :
objet de la conscience système mnésique base de connaissances individuelle processus de mémoire
informations faits sur la mémoire contenu de la mémoire activités en cours
comportements associés verbalisation, opinion jugement, évaluation qualitative régulation, contrôle, vérification
conditions d'observation aucune utilisation de la mémoire en cours (récupération) utilisation de la mémoire en cours
(tous les stades)
mémoire concernée sémantique
autobiographique
sémantique et épisodique MCT ou MT
Episodique
généralité / spécificité générale spécifique spécifique
mots-clés métamémoire auto-évaluation memory monitoring
processus d'exécution
Exemples d'études :
Questionnaires de métamémoire
Réponse à des situations hypothétiques
Sentiment de savoir
Certitude sur les réponses
Mémoire de la source
Prédiction de performance
Description des stratégies
Mémoire prospective
Etudes de Journaux

Les travaux sur la simulation informatique de la compréhension prennent en compte le rôle des connaissances antérieures sur l'action ou la pensée en cours et insistent sur l'importance de la connaissance du fonctionnement du système dans l'acte de compréhension. Il est intéressant de noter que Bobrow (1975) distingue deux formes de conscience (self-awareness) qui peuvent s'apparenter aux connaissances constituant la métamémoire et se superposer avec les catégories proposées par Cavanaugh : celles qui s'appliquent à des faits (importance des informations, valeur de vérité d'une représentation, conditions d'utilité des informations) et celles qui s'appliquent à des processus (stratégies, allocation des ressources).

Nous allons à présent examiner les pistes de modélisation qui peuvent se dégager des différentes conceptions possibles de la notion de métamémoire.

Notes
77.

Voir à ce sujet la notion de mémoire autobiographique sémantique (§ 1.3.4.5).