4.6.2011Conclusions principales

Les conclusions tirées de cette étude s'organisent en huit points.

  1. La définition de la mémoire par le sujet naïf pourrait se résumer ainsi : la mémoire sert à récupérer des souvenirs et des connaissances apprises dans le passé. Cette définition fait ressortir de façon prépondérante les aspects de récupération et d'inscription temporelle du processus mnésique. L'encodage étant situé dans le passé, il est clair que les sujets positionnent leurs définitions à partir de l'étape de la récupération. La récupération est conjuguée au présent alors qu'elle pourrait l'être au futur, si les personnes intégraient dans leur définition la notion de mémoire prospective. Les réponses aux questions générales ne font pas émerger spontanément cet aspect de la mémoire, pourtant primordial dans la vie quotidienne (Harris et Morris, 1984).
    Ainsi donc, dans les représentations subjectives, le rétrospectif l'emporte sur le prospectif. Cet élément de la représentation émerge également dans la description des situations où la mémoire est utilisée volontairement et dans l'inventaire des aides utilisées quotidiennement pour optimiser la performance.
    Dans la définition globale, les réponses relatives aux processus dominent celles relatives aux contenus. La mémoire est donc conçue comme un système dynamique. Les contenus111 cités peuvent être assimilés à la mémoire sémantique (connaissances) et à la mémoire épisodique (souvenirs), tandis que la mémoire procédurale inconsciente et automatique n'est pas spontanément identifiée. Ce résultat est compatible avec le fait que les processus inconscients ne peuvent pas être décrits verbalement alors que l'activation des souvenirs épisodiques s'accompagne d'une forme de conscience élaborée (Tulving, 1985b). En association libre, le terme souvenir, fortement associé au concept de mémoire épisodique, est le seul à faire l'unanimité chez les sujets (37 sujets / 61).

  2. Globalement, les résultats sur la représentation d'ensemble de la mémoire montrent à la fois la complexité de la notion de mémoire, la variabilité des concepts activés par des sujets différents et la diversité des termes qui évoquent ces concepts.

  3. Les questions spécifiques aux situations quotidiennes de mémoire entraînent une diversité de réponses. Questionnés de façon générale sur la nature des situations quotidiennes où la mémoire est utilisée volontairement (« citez des situations où vous utilisez votre mémoire volontairement» , I-3), les sujets citent plus de situations rétrospectives que prospectives et plus de contenus de mémoire que d'actions. Cela montre qu'ils conçoivent en priorité l'aspect de la récupération en mémoire d'informations (contenu par opposition à action) rencontrées précédemment. De façon surprenante, la mémoire prospective n'est pas perçue comme une situation quotidienne de mémoire intentionnelle. De même, la question sur les situations de mémoire purement rétrospectives sans conscience de l'épisode d'apprentissage (« citez des situations où vous allez chercher dans votre mémoire quelque chose que vous n'avez pas appris volontairement» , I-11) entraîne des réponses portant principalement sur des contenus d'informations et très peu d'actions. Ces données sont cohérentes avec les conclusions tirées par Intons-Peterson et Fournier (1986) à propos du recouvrement entre mémoire prospective / rétrospective et mémoire des actions / du contenu. Cependant, même la question spécifique sur la mémoire prospective (« situations où vous avez l'intention de mémoriser quelque chose dont vous aurez besoin dans le futur» , I-12) donne lieu à des réponses se référant à des contenus d'information (contenu des cours, noms, numéros, lectures). Par contre, la question relative à l'importance de la mémoire (« situations où vous vous dites : il faut que je me souvienne de...» , I-10) fait nettement mieux ressortir les actions de la vie quotidienne, qui sont citées à égalité avec les contenus d'information. Il est probable que l'ensemble de ces résultats découle de la manière dont sont formulées les questions. Effectivement, les questions I-11 et I-12 font état de la mémoire de « quelque chose» qui peut être plus facilement associée à un objet qu'à une action, alors que la question I-10 laisse la liberté au sujet de terminer la phrase, qui par ailleurs, est fréquemment utilisée dans la vie courante en rapport avec des actions.

  4. Les stratégies quotidiennes les plus souvent citées se rapportent à la récupération des informations en mémoire et sont de nature interne, conformément au cadre descriptif proposé par Intons-Peterson et Fournier (1986). Ce type de stratégies utilise les fonctionnalités de base du système mnésique, à savoir, la répétition, l'organisation, l'association..., telles qu'elles ont été définies dans le modèle de Atkinson et Shiffrin (1968). Sont-elles alors réellement des stratégies de mémoire ? (Harris, 1980). Nous répondrons par l'affirmative dans la mesure où le sujet, utilisant ses connaissances du fonctionnement de la mémoire dans le but d'optimiser sa performance, adopte un comportement que nous pouvons qualifier de stratégique.

  5. Concernant les attributions causales de la performance mnésique, nous avons constaté que les sujets invoquent, de manière prédominante, des déterminants conatifs (motivations et affects). De plus, si la réussite est plutôt attribuée à des facteurs internes et mentaux (e.g., capacité), les échecs sont perçus comme conséquence de facteurs externes (comme le bruit) ou non-contrôlables (comme la fatigue). Ce résultat concorde avec le biais de bénefficience qui joue un rôle majeur dans la construction de la représentation de soi (Greenwald, 1980, in Piolat et al., 1992). Il s'accorde également avec la croyance selon laquelle la mémoire peut être améliorée grâce à la participation active du sujet. Enfin, une différence est observée dans la perception des causes de la performance mnésique selon que la question posée s'adresse explicitement au sujet ou si elle est formulée en termes généraux. Quand le sujet est directement concerné, il a tendance à admettre une origine interne à ses comportements (échecs et réussites), alors que face à une question d'ordre général, il perçoit plus l'effet de variables extérieures ou incontrôlables (mais également de variables conatives) sur la qualité de la mémoire.

  6. Nous relevons quelques divergences entre théories naïves et théories scientifiques :
    • Les sujets naïfs perçoivent principalement l'aspect récupération de la mémoire, qui ne peut en réalité se concevoir indépendamment de l'aspect encodage. La mémoire fonctionne sur un processus temporel et est présente à chaque étape ; elle sert à organiser l'expérience présente et à planifier le futur (Nelson, 1988 ; Winograd, 1988). La théorie de l'encodage spécifique (Tulving et Thomson, 1973), par exemple, montre bien que les mécanismes de récupération, pour être efficace, doivent se superposer avec les mécanismes mis en oeuvre au cours de l'encodage de l'information. Dans la vie quotidienne, l'enregistrement des informations se fait principalement de façon automatique, sans intervention de la volonté et sans conscience des mécanismes mnésiques à l'oeuvre, alors qu'inversement, la récupération en mémoire est souvent volontaire et assortie d'une expérience consciente spécifique, surtout lorsqu'elle échoue. Si l'on admet que les verbalisations se fondent exclusivement sur des expériences conscientes, ce biais représentatif se trouve en partie expliqué.

    • Les théories cognitives laissent de côté les aspects de l'affectivité (même si à l'heure actuelle des efforts considérables tentent de les prendre en compte) qui se révèlent extrêmement prégnants dans les représentations naïves. Cette impression est sans doute liée au fait que l'acte du souvenir s'accompagne d'une sorte de réactivation des états émotionnels et affectifs vécus au moment de l'épisode original. L'aspect hautement subjectif des émotions se manifeste par la variabilité des réponses individuelles relevant de ce domaine (question d'associations libres). A l'inverse, le consensus interindividuel est présent dans l'évocation de causes motivationnelles sur le niveau de performance. Ce consensus pourrait être pris comme une sorte de mesure d'objectivité des réponses (ou de validité).

    • Les émotions jouent un rôle important dans la mémoire : les sujets naïfs le savent et les théories scientifiques l'ignorent car elles veulent avant tout expliquer le fonctionnement « pur» du système. La question est alors de savoir quel est l'intérêt d'avoir une théorie qui décrive parfaitement le fonctionnement « pur» alors qu'il ne se manifeste jamais sous cette forme hors du laboratoire (problème de la validité écologique, Neisser, 1978, 1982).

    • On ne retrouve pas dans les verbalisations les structures de la mémoire telles qu'elles sont formulées par certains modèles, sauf en ce qui concerne la distinction épisodique / sémantique. Par exemple, rares sont les réponses qui pourraient révéler l'existence de représentations distinctes entre une mémoire à court terme et une mémoire à long terme, ou la connaissance des effets du délai entre encodage et récupération sur la performance... La mémoire du sujet naïf est avant tout la mémoire à long terme. Comme nous l'avons souligné précédemment, il paraît « logique» que les personnes interrogées ne distinguent pas le côté procédural de la mémoire, ou encore la mémoire implicite et la mémoire explicite. Ce résultat tient à ce que les aspects inconscients du fonctionnement mental, et plus généralement du comportement, ne peuvent pas, par nature, être verbalisés (Ericsson et Simon, 1980).

  7. Malgré ces divergences, les sujets font preuve d'une certaine forme de connaissance « objective» sur le fonctionnement de leur mémoire.
    La grande majorité reconnaît l'existence de différences individuelles qu'elle localise principalement dans le champ cognitif. Cependant, les causes invoquées dans la responsabilité des différences individuelles laissent peu de place à la possibilité de réduire les écarts (causes stables comme la capacité personnelle).
    De plus, interrogés sur le type d'informations qu'ils mémorisent le plus facilement, les sujets démontrent l'existence d'une connaissance pointue sur « l'effet d'auto-référence» (Self-Reference Effect, Rogers et al., 1977), qui se traduit par une meilleure mémorisation (perçue) des informations associées à sa propre personne (affectivement surtout).
    Enfin, concernant les auto-évaluations, nous avons pu constater que les moyennes calculées sur l'ensemble du groupe sont très variables selon les items du questionnaire, alors que la moyennes générale (sur tous les sujets) des moyennes individuelles (sur tous les items) est relativement proche du point central de l'échelle. Les tâches proposées se situent donc sur un continuum de difficulté. Nous avons remarqué que les items correspondant à une faible auto-évaluation, sont des tâches de mémoire sur des matériels non-familiers (ou très peu fréquents) et donnent lieu à de plus gros écarts interindividuels d'auto-évaluation (de 1,87 à 2,54). Les items jugés comme centraux (auto-évaluations de 5 ou 6) concernent des informations peu fréquentes (par exemple, les informations sur les personnages célèbres...) et sont associés à des écart-types compris entre 1,62 et 3,16. Les tâches de mémoire évaluées comme faciles (notes entre 6 et 10) concernent des informations de plus en plus fréquentes et familières, de plus en plus intégrées sémantiquement. La variation des auto-évaluations autour de la moyenne reste assez faible comparativement aux tâches des catégories précédentes (entre 1,27 et 2,65). Ainsi, à travers les auto-évaluations, pouvons-nous discerner quelques dimensions théoriques pertinentes pour l'étude de la mémoire humaine, même si nous avons également pu constater un certain manque de cohérence test-retest entre les deux items d'auto-évaluation générale.
    Les comparaisons de moyennes entre paires d'items indiquent que les sujets, à travers leurs auto-évaluations, font preuve d'une connaissance d'un certain nombre d'effets, par ailleurs étudiés en psychologie scientifique :
    • fréquence et familiarité,

    • supériorité des informations visuelles et verbales sur les informations numériques en ce qui concerne le matériel familier (signification du matériel),

    • hiérarchie des performances entre « reconnaissance de visages» , « mémoire des lieux» , « noms des gens» , « dates historiques» , « numéros de téléphone rarement utilisés» en ce qui concerne le matériel peu familier (élaboration du matériel),

    • supériorité des informations visuelles sur les informations verbales,

    • interaction entre la familiarité du matériel, la nature du matériel et la tâche à réaliser ; la mémoire des visages (en reconnaissance) des gens familiers est évaluée comme équivalente à celle de leurs noms (rappel libre ou indicé par le visage), alors que la mémoire des visages des gens peu familiers ou célèbres est évaluée comme meilleure que celle de leurs noms.

Les résultats d'une analyse factorielle nous indiquent l'existence de trois facteurs dans l'auto-évaluation : un facteur de connaissance générale (lié aux concepts d'intelligence, de culture, de mémoire sémantique), un facteur de connaissance personnelle (lié aux concepts de mémoire épisodique, de mémoire prospective) et un facteur de complexité des informations (lié aux concepts d'intégration, d'élaboration, de profondeur de traitement).

  1. Deux commentaires peuvent être faits au sujet des phénomènes de « sentiment de savoir» (FOK) et de « mot sur le bout de la langue» (TOT) :
    • Il existe une grande variabilité interindividuelle dans la fréquence estimée de leur apparition, et la fréquence du FOK est plus élevée que celle du TOT,

    • Les deux phénomènes sont qualitativement assimilés, notamment en ce qui concerne les méthodes utilisées pour leur résolution, et la nature des sensations qui les accompagnent. De plus, les sujets s'accordent assez bien dans leurs réponses aux questions ouvertes sur les stratégies et les sensations procurées, ce qui nous permet de défendre l'universalité de cette expérience subjective.

Notes
111.

Les sujets accordent une place importante aux aspects perceptifs (images) et émotionnels associés au contenu de la mémoire.