Chapitre 7011Confrontation de dimensions écologiques aux données de laboratoire

7.1011Cadre de l'étude

Une part considérable de la recherche dans le domaine de la métamémoire aborde les aspects affectifs (e.g., anxiété, estime de soi, styles cognitifs...) et motivationnels (e.g., motivation pour la réussite, engagement dans les tâches, assignation de buts,...) associés au contrôle et à la régulation des comportements mnésiques (Poissant et al., 1999). De même, la nature des attributions de la performance mnésique peuvent apporter un éclairage sur les croyances et connaissance du sujet à propos des déterminants de sa performance. Nous avons examiné au chapitre 4 la position qu'occupent ces facteurs dans les représentations naïves de la mémoire, construites à partir des expériences individuelles quotidiennes.

L'étude présentée dans ce chapitre s'inscrit dans une perspective de validité écologique, car elle prend en considération des dimensions et comportements relevant de la vie quotidienne. Plus particulièrement, nous nous intéresserons à quatre catégories de phénomènes susceptibles d'être liés ou d'expliquer le niveau de performance mnésique et les jugements de métamémoire :

  • les états affectifs auto-évalués : forme générale, stress face au test, motivation pour passer l'expérience, intérêt pour l'expérience, et déception face à la performance réelle,

  • les attributions causales de la performance à un test de rappel libre,

  • des traits de personnalité : locus de contrôle et anxiété,

  • l'auto-évaluation de la mémoire quotidienne.

Certains de ces phénomènes réfèrent à des dimensions que Reuchlin (1990a) regroupe explicitement sous le terme de conation, par opposition au terme de cognition, tout en insistant sur la nécessaire interdépendance et la détermination mutuelle des ces deux domaines psychologiques. Le choix d'étudier les relations entre conation et cognition résulte du besoin de concevoir le psychisme dans son intégralité, tel qu'il fonctionne dans les situations naturelles. Cette option de recherche se veut écologique et s'inspire notamment des apports de la psychologie différentielle (Reuchlin, 1990a, 1990b ; Drévillon, 1985).

Dans le domaine de la mémoire, les recherches écologiques sont généralement lourdes à mettre en oeuvre (Gruneberg et al., 1988) et ne sont pas exemptes de toute critique, notamment au plan méthodologique (Baddeley et Wilkins, 1984). Le présent travail n'appartient pas à cette catégorie de travaux où la mémoire est observée sur le terrain, avec des matériels naturels aussi complexes, par exemple, que les souvenirs autobiographiques.

Notre objectif est plutôt de confronter des données de laboratoire (performance et jugements) à des données reflétant une certaine réalité afin :

  • de déterminer si, et comment, une sélection de dimensions supposées écologiques s'expriment à travers les comportements mesurés en laboratoire ou peuvent contribuer à une partie des résultats observés dans ce cadre restreint ; il s'agit par exemple de déterminer si les performances et les jugements sont liés aux évaluations conatives (effectuées avant la description et après la réalisation de la tâche) ou aux traits stables de personnalité,

  • d'évaluer la pertinence des observations faites en situation de laboratoire, par exemple en comparant l'auto-évaluation de la mémoire quotidienne faite dans ce contexte et l'auto-évaluation de la mémoire quotidienne par un questionnaire portant sur des situations mnésiques courantes,

  • d'évaluer la pertinence des conclusions que nous avons tirées à partir de l'expérience de laboratoire (problème de la généralisation aux situations quotidiennes) ; par exemple, au chapitre 6, nous avons mis en évidence une perturbation (inattendue) des jugements métacognitifs dans un groupe de sujets soumis à des consignes d'encodage interférentes (mémorisation et tâche de décision) : l'analyse des évaluations conatives et des attributions causales permettra de tester la pertinence de cette interprétation et de mieux cerner la nature de la perturbation identifiée.

Ce chapitre s'organise autour de trois axes principaux :

  1. La première partie traite des auto-évaluations affectives et motivationnelles recueillies en début et au cours d'une expérimentation (échelles en cinq points) ainsi que des attributions causales formulées par les sujets sur leur performance. Cette partie fait référence à l'ensemble des évaluations faites par les sujets au cours de l'expérimentation et qui ne sont pas considérées comme des jugements métacognitifs. Ces évaluations ont été recueillies lors de l'expérience de laboratoire décrite et traitée sous l'angle des relations entre mémoire et métamémoire au chapitre 6.
    Il s'agira plus particulièrement :
    • d'évaluer l'impact de dimensions comme la motivation, le stress (l'anxiété face au test), le bien-être sur la performance et les jugements,

    • de déterminer s'il existe des relations entre la performance de mémoire ou les jugements de métamémoire et l'intérêt individuel ressenti pour la tâche ou le degré de déception ressenti face à la performance réelle,

    • d'analyser la convergence entre les données de performances, d'évaluations conatives, de jugements métacognitifs et la nature des attributions causales produites par les sujets.

Cette thématique trouve sa place dans un chapitre à orientation écologique pour deux raisons : (a) la nature des variables mesurées (conatives) permet un élargissement de point de vue et la prise en compte de la complexité des phénomènes ; (b) il nous semble pertinent et cohérent de dire que la participation à une expérimentation est pour le sujet une expérience particulière, au même titre que d'autres expériences quotidiennes. Dans les circonstances réelles, les personnes évaluent la situation et les matériels, s'auto-évaluent en se basant essentiellement sur leur expérience interne (impressions et sentiments), et agissent en retour en fonction de ces introspections. Les étudiants volontaires pour notre recherche éprouvent nécessairement des sentiments au cours de cet engagement spécifique, de nature analogue à ceux qu'ils éprouveraient dans d'autres contextes. Cet argument s'applique également à propos des attributions causales ; dans la vie quotidienne, les personnes se comportent en scientifiques (sensibles à un certain nombre de biais) en élaborant des explications à leurs conduites et à celles d'autrui. Les auto-évaluations et attributions revêtent une certaine validité car elles ressemblent aux jugements émis quotidiennement et car elles permettent d'apprécier l'état interne des sujets au moment précis de l'expérience. Dans notre étude, la validité des auto-évaluations est toutefois limitée par l'utilisation de données uniquement introspectives (auto-description ; mais comment faire lorsque l'on souhaite précisément accéder au ressenti individuel ?158), par l'absence de mesures répétées pour une même dimension sous-jacente (motivation, stress...) et par l'utilisation d'échelles en cinq points (avec une valeur médiane risquant d'être choisie abusivement).

  1. Le second axe de ce chapitre porte sur l'évaluation objective de deux traits de personnalité159 au moyen de questionnaires standardisés : l'anxiété (Echelle d'Anxiété de Cattell, 1962) et le Locus de Contrôle (Echelle d'internalité / externalité de Rotter, 1966). Ces outils standardisés sont sensés nous fournir une indication sur la manière habituelle dont un sujet se comporte (notion de trait). Ces deux dimensions, sélectionnées parmi un éventail d'autres possibilités – comme la dimension dépendance / indépendance à l'égard du champ, l'introversion / névrosisme, la dépression,... – seront confrontées aux données de performance mnésique et de métamémoire, mais également aux auto-évaluations précédemment nommées conatives et aux attributions causales relevées au cours de l'expérience.

  2. Le troisième et dernier axe concerne plus directement le concept de métamémoire, en tant que connaissance du fonctionnement mnésique. Nous chercherons à déterminer s'il existe des liens entre l'auto-évaluation quotidienne de la mémoire (mesurée par un questionnaire dont on connaît les réponses moyennes ; Baddeley, 1993a) et l'ensemble des données recueillies en laboratoire.

Avant de décrire notre procédure, nous rappellerons nos principales hypothèses.

Concernant les évaluations touchant aux aspects conatifs, nous tenterons de déterminer s'il existe une relation entre métamémoire et état affectif, parallèle à la relation métamémoire / performance. Il a été proposé que les réponses à des questionnaires de métamémoire sont davantage reliées à des aspects de personnalité qu'à la performance ou aux comportements stratégiques des sujets (Lieury et al., 1994). D'une façon plus optimiste, il semble que l'introduction de facteurs affectifs (croyances d'auto-efficacité) soit une nécessité dans la modélisation de la métamémoire (Bandura, 1989 ; Hertzog et al., 1987, 1989, 1990 ; Hertzog et Dixon, 1994). En effet, l'auto-évaluation des fonctions cognitives s'inscrivant dans le processus général d'évaluation et de perception de soi, il n'est pas surprenant que la métamémoire puisse être liée à l'estime de soi et à l'état affectif du sujet. Il se peut même que de tels facteurs affectifs soient en partie responsables du manque de relation généralement observé entre connaissance (métamémoire) et performance (mémoire). L'hypothèse générale formulée au chapitre 3 (H.3.1.) énonce l'existence d'une relation positive entre les états conatifs auto-évalués et le niveau de performance d'une part, et entre ces mêmes états et les jugements de métamémoire d'autre part. Le bien-être général, la motivation, l'absence de stress, l'intérêt et l'absence de déception devraient être associés à la fois à de meilleures performances mnésiques et à des jugements de métamémoire plus optimistes (e.g., prédictions de performance, évaluations qualitatives des prédictions et de la performance réelle plus élevées...). Cette hypothèse pose donc l'existence d'une convergence entre les jugements affectifs et les jugements métacognitifs.

Concernant la question des attributions causales de la performance, nous avons précisé deux sous-hypothèses.

  1. L'attribution de causes à la performance devrait être qualitativement différente d'un groupe à l'autre, du fait des écarts dans la possibilité réelle qu'ont les sujets de contrôler leurs processus mnésiques160 (H.3.2.1.) ; les sujets en condition de tâche d'orientation (peu de contrôle réel) devraient invoquer des causes externes (situationnelles) alors que les sujets du groupe contrôle devraient invoquer des causes internes (personnelles). Cette hypothèse suppose que les sujets ont procédé à une analyse objective des déterminants de la performance réelle, de ce qui, dans cette situation de mémoire spécifique, influence positivement ou négativement la performance.

  2. La deuxième hypothèse (H.3.2.2.) énonce que la nature de l'attribution est corrélée avec la performance réelle et les jugements de métamémoire. Les sujets qui font des attributions internes et positives (e.g., bonne capacité mnésique, efforts, motivation) réussissent mieux la tâche et font des jugements de métamémoire plus favorables. Parallèlement, les sujets qui se sentent peu efficients feront des attributions internes et négatives (e.g., mauvaise capacité, manque d'efforts, ...), des jugements de métamémoire peu élevés et obtiendront des performances faibles. Selon cette hypothèse, les attributions de performance reflètent la dimension d'auto-efficacité de la métamémoire et devraient être concordantes avec les mesures de métamémoire, comme les prédictions et les évaluations qualitatives. Cependant, cette relation pourrait dépendre de la condition expérimentale, c'est-à-dire du contrôle effectif qu'ont les sujets sur leur processus de mémorisation. On peut envisager par exemple que les sujets avec une auto-efficacité élevée et une performance faible fassent des attributions externes (e.g., difficulté de la tâche) car ils ne se sentent pas responsables de leur performance.

La troisième série d'hypothèses (H.3.3.) concerne les relations entre les traits stables de personnalité et les variables mesurées au cours de l'expérimentation. Plus spécifiquement, nous nous attendons à ce que l'anxiété (H.3.3.1.) et l'externalité (H.3.3.2.) s'accompagnent de performances plus basses et de jugements de métamémoire défavorables (auto-efficacité moins forte). Nous testerons cette hypothèse au sein de chaque groupe expérimental ; il n'y a pas de raison, a priori, pour que les groupes expérimentaux diffèrent sur ces dimensions de personnalité. De plus, la configuration d'attributions pourrait être modulée par les différences individuelles stables de locus de contrôle. En effet, sujets internes et externes attribuent habituellement leur performance et leurs comportements à des facteurs différents ; ce style d'attribution pourrait naturellement se révéler dans la situation particulière instaurée par le contexte expérimental. Les attributions devraient toutefois varier en fonction de l'analyse que font les sujets de la situation. Aussi, étudierons-nous l'interaction entre la dimension internalité / externalité et la condition d'encodage (consignes) sur la nature des attributions de la performance.

En dernier lieu, nous nous intéresserons à la perception qu'ont les sujets de leur mémoire quotidienne (auto-efficacité générale) et chercherons à mettre en évidence un éventuel lien entre cette représentation (le terme « croyance» est-il peut être plus adapté) et la performance de laboratoire, mais aussi entre cette représentation et la connaissance exprimée au cours de l'expérience (auto-efficacité spécifique). Cela nous donnera l'occasion de tester la convergence d'une mesure indépendante de la métamémoire (questionnaire) et de mesures concourantes (prédictions et évaluations) pour reprendre la terminologie de Cavanaugh et Perlmutter (1982). L'hypothèse émise (H.3.4) prévoit des corrélations négatives entre le score du questionnaire (évaluation de la fréquence de difficultés mnésiques) et (1) les mesures de métamémoire relevées en laboratoire, (2) le niveau de performance mnésique. Nous analyserons la configuration de relations au sein de chaque groupe expérimental bien que nous ne nous attendions pas à ce que les scores d'auto-évaluation quotidienne varie d'un groupe à l'autre (comme les scores de personnalité ou les évaluations conatives recueillies avant la présentation de la tâche).

Notes
158.

Certaines variables qui nous intéressent ici, par exemple le stress, pourraient donner lieu à des mesures physiologiques, plus objectives que les données d'introspection.

159.

Une partie seulement des 111 sujets de l'expérience sont concernés ; voir § 7.2.2.

160.

Pour mémoire; nous avons comparé la mémorisation d'un même matériel (30 mots catégorisables) par trois groupes de sujets différant par les consignes d'encodage. 1 : encodage incident : tâche d'orientation inspirée des travaux sur la profondeur de traitement (Craik et Lockhart, 1972) et aucun avertissement de l'épreuve de mémoire. 2 : encodage intentionnel et tâche d'orientation lors de l'encodage. 3 : encodage intentionnel sans tâche d'orientation et défilement des stimuli à retenir entièrement géré par le sujet. Voir § 6.2., 7.2 et annexe 6.2 : consignes.