7.6.2011Auto-évaluation quotidienne et performance de laboratoire

Nous avons étudié les relations entre le score global d'évaluation de la mémoire quotidienne (somme des évaluations du questionnaire) et les différentes mesures de performance mnésique relevées dans la tâche de laboratoire (annexe 7.19). L'hypothèse d'une relation entre mémoire (performance) et métamémoire (auto-évaluation) sera vérifiée par l'obtention de corrélations négatives entre les deux mesures puisque le questionnaire utilisé demande une estimation de la fréquence d'une série de difficultés mnésiques. Inversement, un nombre élevé de mots rappelés dans les diverses tâches de mémoire traduit une meilleure qualité de la fonction mnésique. Ainsi, si l'auto-évaluation de la mémoire quotidienne traduit le réel niveau de performance (objectivité de l'évaluation) et si le fonctionnement de la mémoire en laboratoire s'apparente au fonctionnement quotidien (validité écologique de la tâche de laboratoire), il devrait exister une relation entre la perception qu'ont les sujets de leur mémoire quotidienne et leur niveau de mémorisation du matériel présenté dans le contexte de l'expérimentation.

Tableau VII. 22 : Moyennes des performances aux différents tests de mémoire et au questionnaire d'auto-évaluation de la mémoire quotidienne en fonction des consignes. Corrélations entre performance de mémoire et somme des auto-évaluations du questionnaire Plus le score est élevé, plus les sujets estiment avoir des problèmes de mémoire. Significativité : *** : .01, ** : .02, * : .05, italiques : .10.
LI 1 LIT IN RT AEMQ
groupe (n) perf r perf r perf r perf r somme
incident (13) 4,39 312 4,54 355 3,54 -.248 8,08 005 92,54
intentionnel (9) 5,00 -.079 5,11 -.127 4,67 -.342 9,78 -.373 90,89
contrôle (35) 14,00 -.172 14,57 -.081 2,91 107 17,49 -.044 74,11
ensemble (57) 10,39 -.342*** 10,79 -.303* 3,33 070 14,12 -.302* 80,97

En réalité, nous observons, sur l'ensemble des 57 sujets concernés, une relation négative entre l'auto-évaluation de la mémoire quotidienne et la performance au premier test de rappel libre (r(55)=-.342, p<.01, tableau VII. 22). Ce résultat va dans le sens de notre hypothèse de départ. Cependant, la relation observée traduit un effet des consignes expérimentales puisque nous avons constaté par ailleurs que les sujets du groupe contrôle ont à la fois de meilleures performances de mémoire et des fréquences estimées de difficultés quotidiennes moins élevées. Cette interprétation est confirmée par l'absence de corrélations significatives à l'intérieur de chacun des groupes de sujets (r(11)incident=.312, ns ; r(7)intentionnel=-.079, ns et r(33)contrôle=-.172, ns). Finalement, nous ne pouvons pas affirmer que l'auto-évaluation de la mémoire quotidienne soit un bon indicateur du niveau de performance atteint en situation expérimentale. Ce résultat est concordant avec la plupart des données de la littérature qui ne montrent pas de relation entre les réponses aux questionnaires de métamémoire et les performances à des tâches de laboratoire (voir chapitre 2, § 2.3.4.1.).

Les raisons potentielles de l'absence de lien entre ces variables sont multiples et peuvent être regroupées en deux grandes catégories relativement indépendantes : validité et cohérence des situations évaluées et fiabilité des auto-évaluations.

Tout d'abord, il faut souligner l'écart important entre les deux types de situations de mémoire considérés (situations quotidiennes versus situation de laboratoire), tant au niveau des matériel à mémoriser (e.g., événements ou actions versus mots), des systèmes de mémoire impliqués (e.g., procédural versus épisodique, mémoire spatiale versus mémoire verbale, mémoire prospective versus mémoire rétrospective), des tâches de mémoire et des processus impliqués (e.g., reconnaissance versus rappel libre, recherche en mémoire déclenchée par un échec de récupération automatique versus récupération délibérée)... Ces différences sont illustrées dans le tableau VII. 23 (page 741). Il nous semble évident que la performance de mémoire est réellement indépendante entre les tâches quotidiennes et la tâche de laboratoire. Autrement dit, une bonne performance de mémoire dans les situations quotidiennes n'a pas de raison d'être associée à une bonne performance en laboratoire. Aussi, même si les sujets évaluent objectivement leur mémoire quotidienne, on n'observe pas de relation entre cette auto-évaluation et le niveau de performance atteint dans la tâche de laboratoire. Si les deux types de situations impliquent l'intervention de structures, de capacités et de stratégies mnésiques distinctes, on peut supposer qu'elles se différencient également sur des dimensions conatives comme l'intérêt ou la motivation des sujets pour les tâches.

Tableau VII. 23 : Divergences relevées entre les caractéristiques des situations d'évaluations de la mémoire quotidienne et les caractéristiques de la situation de laboratoire.
Domaines de divergence Situations écologiques Situation de laboratoire
Matériel Evénements, actions, textes, visages, lieux, messages
Signification d'ensemble forte
Liste de mots

Signification d'ensemble faible
Systèmes de mémoire Mémoire procédurale, sémantique et épisodique
Mémoire spatiale et visuelle
Mémoire prospective
Mémoire épisodique et mémoire sémantique
Mémoire verbale
Mémoire rétrospective
Tâches et processus Reconnaissance
Recherche en mémoire initiée volontairement en cas d'échec
Rappel libre
Récupération volontaire
Modalités d'encodage Matériel dilué dans un vaste ensemble

Contexte riche
Contexte soumis à de nombreuses fluctuations
Plurimodalité
Attention pas nécessairement dirigée

Encodage incident (souvent)
Présentation successive des mots de la liste sur un écran
Contexte pauvre
Contexte imposé par la tâche d'orientation
Unimodalité
Direction attentionnelle sur les stimuli
Intention

En résumé, la situation de laboratoire ne s'apparente vraiment à aucune des situations à évaluer dans le questionnaire de Sunderland et al. et s'en distingue sur la plupart des dimensions théoriques importantes relatives au fonctionnement mnésique. Cette première raison invoquée pour expliquer le manque de relation entre l'auto-évaluation et la performance soulève deux problèmes de validité : celui de la validité écologique ou de la représentativité de la situation de laboratoire utilisée dans notre expérience et celui de la validité de contenu entre les processus et les structures mnésiques considérées d'une part dans les situations soumises aux auto-évaluations et d'autre part dans la tâche de laboratoire.

La deuxième cause d'absence de relation entre auto-évaluation quotidienne et performance de mémoire peut provenir du manque d'objectivité des auto-évaluations. Les sujets ne seraient pas capables d'évaluer avec exactitude la qualité de leur mémoire. Le manque d'objectivité du jugement peut provenir de différentes sources : difficulté d'utilisation de l'échelle d'évaluation211, biais liés à l'ordre des questions (estimations de fréquence dépendantes des réponses antérieures), biais de jugement liés à l'activation d'heuristiques spécifiques propres au fonctionnement cognitif (fréquence estimée plus importante pour les événements plus représentatifs d'une catégorie de phénomènes ou pour les événements plus accessibles en mémoire ; Kahneman et Tversky, 1972), problème spécifique de mémoire pour activer des exemples précis de la situation décrite, rôle des dimensions affectives et des facteurs de personnalité dans la perception de soi et dans le processus d'auto-évaluation (déformation de la réalité par surestimation ou sous-estimation des capacités mnésiques)... Ces éléments peuvent contribuer au manque de fiabilité des évaluations. Aussi, même dans le cas d'une forte relation entre performance mnésique quotidienne et performance de laboratoire, si l'auto-évaluation quotidienne est inexacte, elle ne sera pas liée au niveau de performance mesuré en laboratoire.

Notes
211.

Ce problème est en partie résolu par l'utilisation d'une échelle de fréquences objective, précise et limitée sur des périodes de temps définies, plutôt que d'une échelle de fréquence constituée d'adverbes au contenu flou et à la signification variable d'un individu à l'autre (i.e., « pas une seule fois au cours des six derniers mois» , « environ une fois par semaine» , « plus d'une fois par jour» versus « jamais» , « rarement» , « parfois» , « souvent» ...)