Conclusion Générale

Ce travail aborde un domaine captivant, tant pour le chercheur psychologue que pour l'homme de la rue : celui de la mémoire humaine. Pour preuve de cet intérêt commun, constatons la parution récente de trois revues diffusées auprès du grand public : Science et Vie (hors-série n° 212, septembre 2000 ; Les performances de la mémoire humaine), La Recherche (n° spécial 344, juillet/août 2001 ; La mémoire et l'oubli : comment naissent et s'effacent les souvenirs) et Pour la Science (Dossier hors-série n°31, avril/juillet 2001 ; La mémoire : Le jardin de la pensée). Si la recherche scientifique peut apporter des éléments objectifs de connaissances sur le fonctionnement de la mémoire, il paraît particulièrement intéressant d'étudier les théories naïves bâties par les sujets eux-mêmes, les connaissances subjectives bâties au fil de l'expérience quotidienne. Ces dernières constituent la métamémoire, ou la connaissance de la mémoire. La problématique des relations entre mémoire et métamémoire émerge alors avec des questionnements et des hypothèses spécifiques. Notamment, la connaissance qu'une personne possède sur son propre système mnésique (contenu et processus) pourrait jouer un rôle déterminant sur ses comportements d'encodage et de récupération des informations. Il semble donc qu'une meilleure compréhension du fonctionnement de la mémoire humaine passe par la prise en compte des connaissances que possèdent les sujets sur leur propre mémoire. Notre thèse examine cette question, en considérant plus particulièrement les situations d'encodage intentionnel, c'est-à-dire les situations où le sujet, au contact d'une information, se fixe un objectif de récupération future.

Dans le premier chapitre, nous avons parcouru la littérature sur la modélisation de la mémoire humaine selon différentes perspectives : mémoire organe, mémoire structure, mémoire contenu, mémoire processus et mémoire aptitude. Pour résumer brièvement, il apparaît que la mémoire n'est pas une structure ou un processus unitaire, ne peut pas être assimilée à un enregistrement conforme des expériences vécues, n'est pas un processus tout ou rien, mais répond toutefois à un certain nombre de lois ou principes solidement établis.

L'analyse que nous avons faite des théories de la mémoire s'oriente à plusieurs égards vers l'introduction de la problématique de la métamémoire.

  1. Tout d'abord, l'étude scientifique de la mémoire humaine révèle une question d'un intérêt particulier suscitant de plus en plus de travaux : celle de la relation entre mémoire et conscience. Si les premiers travaux scientifiques évitaient soigneusement d'aborder le champ de la conscience (Ebbinghaus, 1885), on assiste depuis quelques dizaines d'années à un renversement de situation, notamment grâce aux apports de la neuropsychologie. En effet, comment ne pas reconnaître l'existence de la conscience face à des patients qui en sont visiblement privés (Shimamura, 1994) ? La démonstration d'une forme de mémoire inconsciente préservée et d'une altération des phénomènes mnésiques conscients (cela est vrai aussi pour d'autres fonctions, comme la perception, Schacter, 1989 ; Schacter et al., 1988 ; Shimamura, 1994) est une des découvertes les plus intrigantes de la neuropsychologie. La psychologie expérimentale montre que cette dissociation n'existe pas uniquement chez les amnésiques mais qu'elle est aussi présente chez le sujet normal. Une information peut être mémorisée en toute ignorance ou bien donner lieu à une expérience consciente de souvenir. Dans ce deuxième cas uniquement, le sujet sait qu'il utilise sa mémoire et a l'impression subjective de revivre un épisode du passé (Jacoby et al., 1989). Dans l'apprentissage sans conscience, au contraire, des événements vécus antérieurement influencent le comportement et la performance actuels alors que le sujet n'a pas connaissance de cette influence. L'expérience consciente du souvenir se manifeste au moment de la récupération de l'information en mémoire ; lorsque cette récupération échoue, le sujet ressent le sentiment, parfois tenace et agaçant, d'avoir « le mot sur le bout de la langue» , d'être sur le point d'accéder à l'information recherchée. Il sait qu'il sait ; cette expérience métacognitive associée à la mémoire sémantique est l'une des plus communes et a inspiré de nombreux travaux et réflexions en psychologie.

  2. Concernant les effets de l'encodage intentionnel su la performance, nous avons constaté que l'étude expérimentale de la mémoire aboutit à une conclusion unanime : l'intention de retenir n'est pas un facteur pertinent pour la performance. D'autres facteurs, comme la profondeur de traitement (Craik et Lockhart, 1972) ou la spécificité de l'encodage (Tulving et Thomson, 1973) sont des variables explicatives beaucoup plus puissantes. Nous remarquons toutefois que ces conclusions prennent source dans des expériences de laboratoire laissant peu de contrôle au sujet sur ses activités mnésiques (instructions données aux sujets, durées de présentation fixées, opérations d'encodage ou de récupération forcées...). Si le cadre expérimental permet effectivement de mettre à jour les lois de la mémoire de manière rigoureuse, il peut comporter certaines limites pour décrire les phénomènes réellement en jeu dans la vie quotidienne. Le problème de la validité écologiques des modèles de la mémoire est soulevé à plusieurs reprises ; il est par exemple utile de s'interroger sur la notion même de performance mnésique (quantité ou précision ?, Koriat et Goldsmith, 1996a), ou encore sur les mécanismes de contrôle mis en oeuvre intentionnellement par les sujets (Nelson et Narens, 1994). Ce problème est d'autant plus crucial dans notre problématique que la métamémoire se développe à partir des expériences quotidiennes du sujet, expériences qui n'ont pas nécessairement de similitude avec les situations expérimentales (en termes de tâches, matériels, contexte, implication émotionnelle et motivationnelle...).

  3. La connaissance du fonctionnement de la mémoire et de ses lois permet d'identifier les stratégies de mémorisation efficaces pour améliorer la rétention et la restitution des informations. Une importante exploitation est faite de ces connaissances dans des perspectives de terrain, notamment en éducation (Pressley et al., 1985). La notion de métamémoire englobe la connaissance du sujet sur les stratégies de mémoire et la manière dont il les met en oeuvre. Le champ des stratégies réfère aux mécanismes de contrôle sélectionnés par le sujet pour optimiser la rétention des informations jugées importantes. Un débat est soulevé concernant le caractère stratégique de certaines opérations cognitives de base comme la répétition ou l'organisation sémantique qui ne sont pas nécessairement utilisées consciemment et volontairement par le sujet (Harris, 1980). Ainsi, l'utilisation d'une stratégie de mémoire efficace peut avoir lieu avec ou sans intention, avec ou sans conscience de la part du sujet.

  4. Parmi les connaissances et représentations stockées en mémoire, il en est une forme qui mérite une attention particulière : la connaissance de soi. La métamémoire constitue l'une des composantes de la connaissance de soi et devrait en conséquence subir les mêmes règles de fonctionnement que l'ensemble des connaissances relatives à soi (aspects autobiographiques et sémantiques : Brewer, 1988a ; biais cognitifs : Greenwald, 1980, in Piolat et al., 1992). Cet aspect de la connaissance est associé à des facteurs affectifs (estime de soi), d'auto-évaluation et de comparaison sociale.

  5. L'aspect aptitude de la mémoire, couramment usité dans la vie quotidienne, est abordé à travers l'examen des recherches sur les différences individuelles dans la mémoire, notamment les différences induites par le vieillissement. Parmi les facteurs explicatifs des différences, on identifie un ensemble de phénomènes relevant de la métamémoire et du contrôle comportemental. Concernant le vieillissement, cette explication particulière du déclin mnésique n'est pas solidement défendue, contrairement aux conceptions de détériorations cognitives plus centrales (Light, 1991 ; Syssau, 1998).

Aborder les relations entre mémoire et conscience nécessite une réflexion sur la notion de conscience qui peut revêtir plusieurs significations (Cavanaugh, 1989). A un premier niveau, la conscience de la mémoire peut tout simplement être sa connaissance ; la mémoire devient donc un objet de connaissance parmi d'autres. Au second niveau, la conscience est un phénomène personnel et auto-réflexif ; le sujet construit une représentation de sa propre mémoire. Enfin, à un dernier niveau, la conscience concerne l'inspection des activités cognitives en cours ; cette inspection permet notamment de réguler et d'adapter le comportement de manière volontaire. La notion de métamémoire englobe l'ensemble de ces conceptions de la conscience sur la mémoire. Au second chapitre, nous présentons les principales recherches dans ce domaine et considérons deux axes principaux de modélisation : le premier cherche à définir le contenu de la métamémoire et le second cherche à comprendre les relations entre mémoire et métamémoire.

Concernant la définition du concept, on retiendra que la métamémoire comporte au moins trois dimensions (Hertzog et Dixon, 1994) : la connaissance, l'auto-efficacité personnelle, la surveillance de la mémoire. Par cette conceptualisation, on introduit des dimensions conatives (motivation, attribution, affects), intervenant au niveau de l'auto-évaluation mais aussi au niveau du contrôle de la mémoire. La fonction de connaissance concerne les représentations subjectives et collectives des variables qui influencent le fonctionnement mnésique (sujet, tâches stratégies, Flavell et Wellman, 1977). L'auto-efficacité fait référence aux croyances entretenues plus spécifiquement sur la variable « sujet» de la connaissance : on se sent plus ou moins compétent pour résoudre les tâches mnésiques. La fonction de surveillance des processus en cours et des contenus mnésiques (memory monitoring) constitue une base pour le contrôle comportemental et stratégiques (Nelson et Narens, 1994). L'étude des relations entre surveillance mnésique et mémoire se préoccupe tout autant de déterminer les bases des jugements subjectifs, d'établir les conditions de leur validité ou de leur non-validité, que d'examiner leur rôle sur les processus exécutifs (gestion de l'apprentissage, décisions, stratégies...).

Sur le plan des relations mémoire / métamémoire, l'hypothèse la plus répandue consiste à dire que la métamémoire, connaissance de la mémoire, influence la performance, notamment grâce à la mise en oeuvre de processus exécutifs efficaces ; meilleure est la métamémoire, meilleure est la mémoire. Nous remarquerons que cette vision simpliste des relations, causales et unidirectionnelles, n'est pas souhaitable et qu'il vaut mieux concevoir les deux dimensions comme interdépendantes pour mieux saisir toute la complexité des phénomènes. Flavell et Wellman (1977) avaient eux-mêmes émis des réserves sur les connexions entre mémoire et métamémoire, du fait de l'intervention d'un grand nombre d'autres facteurs (développementaux, affectifs et motivationnels...). Le rejet de cette hypothèse forte dans nombre d'études permet à la fois de mieux définir le contenu de la métamémoire et de déterminer les conditions optimales d'observation de ses relations avec la performance.

Si l'on s'en tient à la dimension connaissance générale (connaissance des lois du fonctionnement de la mémoire, connaissance des stratégies et des facteurs qui influencent la performance), le manque de relations avec la performance peut avoir plusieurs sources.

  1. Tout d'abord, la mesure de la connaissance est faite avec des outils (questionnaires et interviews) sensibles à la capacité linguistique, évoquant des tâches hypothétiques, elles-mêmes différentes des tâches utilisées pour mesurer le niveau de performance.

  2. De plus, la connaissance peut être adéquate sans pour autant être transformée en procédures exécutives efficaces (déficit de production) ; d'où la nécessité, comme le soulignent Cavanaugh et Perlmutter (1982) de distinguer les aspects connaissance et comportements exécutifs (seule la connaissance appartient à la métamémoire). Dans d'autres cas, la connaissance ne semble pas présente (pas explicitée ou peu articulée) alors que les attitudes du sujet semblent stratégiques et méthodiques.

  3. Le manque de relation, mesuré par des corrélations peut simplement venir d'un manque de variabilité dans les mesures mises en correspondance (par exemple un effet plafond sur la mesure de connaissance en cas de questionnaire trop facile).

  4. Enfin, les facteurs motivationnels à l'oeuvre lors de la réalisation d'une tâche ou lors de la réponse à un entretien (pas d'efforts) peuvent voiler ou affaiblir des relations pourtant existantes.

A propos de l'aspect d'auto-efficacité, il est utile de distinguer deux hypothèses différentes sur les relations entre mémoire et métamémoire.

  1. La première hypothèse énonce que les sujets sont exacts dans leur auto-évaluation, qu'ils perçoivent correctement leur propre compétence mnésique (forte auto-efficacité → forte performance). Les études menées à partir des questionnaires d'auto-évaluation de la mémoire quotidienne ne permettent pas de retenir cette hypothèse. Le manque de relation peut venir de ce que la métamémoire est constituée d'une part non négligeable de croyances (auto-efficacité personnelle ou stéréotypes sociaux) qui peuvent être erronées ou consécutives à l'application de jugements biaisés. Le manque d'objectivité des jugements expliquerait donc leur incapacité à prédire correctement le niveau de performance. D'autre part, le manque de validité prédictive de l'auto-évaluation peut tout simplement venir de ce que les situations d'auto-évaluation quotidienne (tâches, matériels...) sont totalement différentes des situations utilisées pour mesurer la performance réelle (tâches de laboratoire). Cette première hypothèse est également testée dans les expériences de prédiction directe de performance (monitoring) lors d'une épreuve mnésique. Là encore, les corrélations sont faibles ; cela provient notamment du manque de connaissance des tâches, de l'application d'heuristiques de jugement (due à la méconnaissance des tâches), du manque de points de référence pour émettre les jugements (pouvoir se situer par rapport à une norme), et des limites inhérentes à l'utilisation de mesures d'association basées sur les corrélations.

  2. La seconde hypothèse envisageable concernant l'auto-efficacité énonce que l'exactitude de l'auto-évaluation (par exemple, l'exactitude de la prédiction) est liée au niveau d'efficience mnésique. Ici, les mesures corrélationnelles posent un certain nombre de difficultés et doivent être évitées (Hasselhorn et Hager, 1989). Cependant, dans ce cas, l'hypothèse forte ne tient plus car on peut très bien envisager qu'un « mauvais» sujet fasse des prédictions exactes (bonne métamémoire), c'est-à-dire qu'il soit conscient de ses lacunes. Cette réflexion est soutenue par l'absence de preuves pour l'existence d'une compétence métamnésique stable permettant de différencier les individus (Weaver et Kelemen, 1999). L'approche se complexifie encore si l'on considère l'influence de facteurs affectifs ou motivationnels : par exemple, la dépression peut induire une sous-estimation des capacités réelles, une baisse des efforts de mémoire éventuellement suivi d'une faible performance ; finalement, on observera dans ce cas, une meilleure exactitude des prédictions (métamémoire) chez les sujets les moins efficients. La prise en compte des aspects motivationnels et affectifs apportent cependant un éclairage important sur la perception qu'ont les sujets de la mémoire en général et de leur propre mémoire en particulier. Par exemple, les croyances attributionnelles (internalité, stabilité du contrôle) font partie intégrante de la connaissance des sujets et déterminent très probablement leurs orientations stratégiques et leurs comportements de prise et de récupération d'information. Pour avoir une vision complète des relations entre métamémoire et performance, il apparaît donc essentiel d'élargir le domaine de définition de la métamémoire à la sphère conative.

Le troisième volet de la métamémoire, défini comme la surveillance des contenus et des processus mnésiques (monitoring) donne lieu à des recherches qui se concentrent sur la connaissance que les sujets peuvent développer au cours de la réalisation d'une tâche mnésique (connaissance spécifique opérationnalisée par des activités de jugement). Il s'agit encore de mettre en relation les jugements subjectifs et les performances et de tester l'hypothèse selon laquelle les sujets ont une bonne appréhension de leur contenu mnésique. Sans adopter de perspective différentielle (meilleure métamémoire → meilleure mémoire), les recherches développées dans ce champ tentent de mettre à jour les bases des jugements et leurs conditions de validité. Elles tentent également de cerner comment le résultat de la surveillance mnésique influe sur les mécanismes de contrôle mis en jeu lors de l'apprentissage et lors des décisions de report mnésique (Koriat et Goldsmith, 1996b ; Mazzoni, 1999 ; Nelson et Dunlosky, 1991 ; Nelson et Narens, 1990, 1994). C'est dans ce cadre, qui a connu les développements théoriques et méthodologiques les plus récents, que l'on trouve les meilleures relations entre connaissance, performance et comportements de contrôle.

Un facteur semble particulièrement déterminant pour l'observation des relations entre mémoire et métamémoire : l'expérience de l'individu avec les tâches et la possibilité d'observer ses propres comportements. Cette conclusion est tirée à plusieurs moments de notre analyse de la littérature. La validité des questionnaires d'évaluation de la mémoire quotidienne (Shlechter et al., 1990), la relation entre performance mnésique et connaissance des stratégies (Andreassen et Waters, 1989 ; Wang, 1990), l'exactitude des jugements prédictifs globaux (Hertzog et Dixon, 1994 ; Hertzog et al., 1990) sont d'autant meilleurs que le sujet a l'occasion de s'observer en situation réelle au cours des tâches à évaluer. La bonne validité des jugements effectués sur chaque item d'une liste (avant ou pendant le test) traduit ce même phénomène d'une base expérientielle contribuant à améliorer la validité du jugement (Dunlosky et Nelson, 1997 ; Nelson et Dunlosky, 1991 ; Koriat, 1997).

Notre analyse de la littérature montre plusieurs axes de recherche se réclamant tous de l'étude des relations entre mémoire et métamémoire. Toutefois, la disparité des problématiques et des hypothèses sous-jacentes, des paradigmes et méthodes, conduisent à une vision morcelée des phénomènes. Comme le soulignent Hertzog et Dixon (1994), il est utile de concevoir des recherches qui envisagent les différentes facettes de la métamémoire : connaissances générales et théories naïves, auto-efficacité personnelle et attributions sur la réussite et l'échec, surveillance de la mémoire en cours de tâche. L'ensemble de ces phénomènes peut être étudié en relation avec le niveau de performance mnésique et les comportements de régulation et de contrôle.

Notre second chapitre se termine par la considération des différences individuelles dans la métamémoire. Il est envisagé que les troubles de mémoire présentés par certains patients ou que le déclin mnésique associé au vieillissement prennent source dans une altération de la métamémoire. Bien qu'elles ne contribuent pas à expliquer la totalité de la baisse d'efficience mnésique (voir chapitre 1), les modifications de la métamémoire et de ses relations avec la mémoire chez les personnes âgées restent dignes d'intérêt (Hertzog et Dixon, 1994). Si les personnes âgées ne présentent ni de troubles dans la connaissance des lois de la mémoire, ni dans la capacité à surveiller leurs contenus mnésiques, il s'avère qu'elles se différencient sensiblement des sujets jeunes sur la dimension d'auto-efficacité et de contrôle de leur mémoire. Une partie de leurs difficultés pourrait être prise en charge par l'auto-observation et l'analyse objective des performances et de leurs déterminants. Concernant le champ neuropsychologique, il apparaît que dans l'amnésie classique, les patients ne sont pas perturbés dans leur auto-évaluation et dans leurs jugements métamnésiques. Par contre, dans la pathologie de Korsakoff, les troubles mnésiques sont observés en association avec des troubles de la connaissance des stratégies (Hirst et Volpe, 1984), de l'auto-évaluation des déficits et de la surveillance des contenus mnésiques (Shimamura et Squire, 1986) : leurs troubles de mémoire pourraient donc en partie être imputés à un trouble de la métamémoire. Des déficits de jugements similaires chez les patients porteurs de lésions frontales (sans trouble de la mémoire) permettent de supposer que le lobe frontal entre en jeu dans l'aptitude d'observation des activités mentales (Beatty et Monson, 1991 ; Janowsky et al., 1989a).

Nous avons proposé différentes hypothèses de travail dans le contexte de la problématique des relations entre mémoire et conscience, tout en essayant de considérer les différentes dimensions du construct de métamémoire. Partant de l'idée que la métamémoire avait plus de chances d'être utilisée lorsque le sujet poursuit un objectif mnémonique conscient (Flavell, 1981), nous avons proposé l'hypothèse générale d'un effet de l'encodage intentionnel sur la performance de mémoire et sur la qualité (exactitude, ou objectivité) des jugements de métamémoire. Cette hypothèse a été testée dans deux expériences de laboratoire menées avec des sujets adultes. Dans les deux cas, les sujets étaient invités à apprendre un matériel verbal en vue d'un test de mémoire futur et à émettre des jugements à propos de leur performance (dimension surveillance ou monitoring de la métamémoire). Dans la première expérience, l'intention d'apprendre était manipulée dans un plan intra-sujet et les jugements métamnésiques étaient des évaluations de certitude sur les réponses ; nous avons étudié les performances et jugements de sujets jeunes et de sujets âgés afin de déceler les différences dues aux vieillissement sur la performance, les jugements et l'exactitude de la métamémoire. Dans la seconde expérience, l'intention était manipulée dans un plan inter-sujets et les jugements métamnésiques étaient des prédictions et des évaluations qualitatives de la performance.

Afin d'obtenir une vision plus complète des phénomènes, nous avons défini deux autres séries d'hypothèses explorant respectivement les théories naïves de la mémoire et les relations entre conation et métamémoire ; ces deux axes complémentaires nous permettent d'envisager la complexité des phénomènes mnésiques tout en sortant du cadre strict du laboratoire par souci de validité écologique. Dans une première étude se voulant surtout exploratoire, nous avons conçu un questionnaire composé de questions ouvertes et de questions d'auto-évaluation de la mémoire quotidienne. Il nous a paru intéressant d'explorer les théories naïves de sujets tout-venant sur le fonctionnement de la mémoire et de mettre en évidence les situations quotidiennes de mémorisation intentionnelle et leurs stratégies connexes. Nous abordons ici les dimensions connaissance et auto-efficacité de la métamémoire et les mettons en relation avec les connaissances scientifiquement fondées de la mémoire.

Dans une perspective de validité écologique, nous avons recueilli, lors de la seconde expérience de laboratoire précédemment mentionnée, différents types de données susceptibles de nous informer sur les relations entre mémoire, métamémoire et conation. Les aspects conatifs regroupent ici des évaluations subjectives sur des dimensions ayant une base affective (bien-être, stress face à l'expérience, motivation, intérêt et déception), les attributions causales de la performance et la manière d'être habituelle des sujets dans deux domaines (anxiété, locus de contrôle). Ces dimensions conatives nous permettent d'aborder le versant affectif et motivationnel de la dimension d'auto-efficacité en association avec la réalisation d'une tâche mnésique en session expérimentale. La métamémoire générale, mesurée par un questionnaire d'évaluation de situations quotidiennes est aussi intégrée dans ce chapitre sur les dimensions écologiques.

Revenons sur nos hypothèses et sur les conclusions que nous avons tirées de nos études.

Concernant tout d'abord les représentations naïves de la mémoire et les situations quotidiennes de mémorisation intentionnelle, nous pouvons accepter l'idée que les sujets possèdent une connaissance compatible avec la connaissance produite par les théories scientifiques. Nous relevons toutefois un certain nombre de distorsions dans la représentation de la mémoire.

  1. La mémoire est vue comme un processus (l'idée d'action prime sur l'idée de contenu) de récupération portant sur des contenus de nature épisodique (événements, souvenirs) et sémantique. La prise de conscience de la mémoire a lieu au moment de la récupération des informations et cela se ressent dans la définition donnée par les sujets. L'encodage est considéré dans une perspective passée ; la définition prototypique n'est pas « la mémoire est ce qui me permet de me souvenir des choses dans le futur» mais « la mémoire est ce qui me permet de retrouver ce que j'ai appris auparavant» . De cette représentation de la mémoire, on peut conclure que la conscience et l'intention sont essentiellement associées à la récupération des informations en mémoire. La prise de conscience pourrait d'autant plus se produire qu'il y a échec de récupération, donnant lieu aux expériences communes de sentiment de savoir et surtout de « mot sur le bout de la langue» . Ainsi, dans la plupart des situations vécues au quotidien, la conscience intervient au moment de la récupération. Ce point de vue centré sur la récupération apparaît aussi dans les questions visant à faire émerger les situations quotidiennes de mémorisation intentionnelle (plus de situations rétrospectives concernant des contenus d'informations que de situations prospectives impliquant des actions) et les stratégies consciemment utilisées par les sujets dans la vie courante (plus de stratégies internes et rétrospectives). Ce primat de la récupération nous autorise à penser que la représentation de la mémoire est incomplète et déformée par l'expérience consciente quotidienne.

  2. La grande diversité des associations émises face au terme mémoire démontre le caractère intime et personnel de la mémoire. La métaphore informatique et la métaphore cérébrale ressortent dans ces associations spontanées. De même, l'oubli fait partie intégrante de la représentation de la mémoire.

  3. Nous constatons un manque de perception de dimensions scientifiquement établies : pas de distinction entre mémoire à court terme et mémoire à long terme, pas de mentions de l'aspect implicite ou procédural de la mémoire...

  4. Les sujets soulignent l'importance de l'affect dans la mémoire, notamment dans les attributions causales de la performance et dans l'auto-efficacité (je mémorise mieux ce qui me touche ; voir effet de référence à soi ; Rogers et al., 1977). L'auto-efficacité se manifeste par une croyance unanime de contrôle sur la mémoire : les sujets pensent qu'ils sont capables d'améliorer leur performance s'ils font les efforts suffisants et s'ils la préservent par un entraînement régulier. Paradoxalement, interrogés sur les différences individuelles, ils mentionnent des effets stables et incontrôlables (comme les capacités) pour expliquer les effets de l'âge et de la condition sociale. Individuellement, les sujets possèdent donc un sentiment de maîtrise de leur mémoire alors qu'ils nourrissent volontiers des croyances (stéréotypes sociaux) sur les effets déterministes de certains facteurs comme le vieillissement.

  5. La connaissance de la mémoire apparaît à travers l'auto-évaluation qualitative de la mémoire dans diverses situations quotidiennes. Tout d'abord, les évaluations font ressortir une forme de connaissance de l'effet de certains facteurs sur la performance : familiarité des informations, supériorité du visuel sur le verbal, effet des tâches (reconnaissance, rappel indicé, rappel libre). De plus, les trois facteurs qui émergent d'une analyse factorielle évoquent un premier aspect de connaissance générale, un second aspect de connaissance personnelle et un dernier aspect de complexité des informations. Enfin, les situations de mémoire évaluées se situent sur un continuum de difficulté perçue, elle-même reliée à la variabilité des auto-évaluations : les tâches perçues comme difficiles globalement par l'ensemble des sujets donnent lieu à une plus grande variabilité des auto-évaluations (et donneraient probablement lieu à une plus grande variabilité de performance si on testait les sujets) alors que les tâches perçues comme faciles donnent lieu à un plus grand consensus interindividuel. Nous avons envisagé que ces observations concourent à l'hypothèse d'une connaissance objective du fonctionnement de la mémoire. Nous aboutissons à une conclusion similaire au chapitre 7, portant sur une analyse des inter-relations entre performance, jugements de métamémoire et dimensions conatives (voir ci-après). Bien que l'auto-évaluation de la mémoire quotidienne semble très sensible au contexte dans lequel elle est émise (expérience préalable avec une situation vécue comme un échec), elle traduit une forme de connaissance objective des situations et tâches de mémoire ; quel que soit le contexte, les sujets classent de façon identique les situations à évaluer en fonction de leur déclenchement de difficultés mnésiques. Ces résultats sont intéressants car ils nous montrent qu'une évaluation de la composante efficacité de la métamémoire apporte indirectement des renseignements sur la composante connaissance. Cette réflexion ouvre de nouvelles perspectives de mesure pour la facette connaissance de la métamémoire.

Les effets de l'encodage intentionnel sur la performance mnésique et sur les jugements de métamémoire ont été testés dans deux expériences différentes associant des mesures de performance et de jugements (monitoring).

L'hypothèse d'un effet bénéfique de l'intention sur la performance est défendue, mais sous certaines conditions. En particulier, l'âge des sujets, la familiarité avec le matériel et les tâches, le type de matériel et d'épreuve, la liberté de contrôle sur le processus d'apprentissage, les contraintes lors de l'encodage sont des facteurs qui peuvent empêcher l'observation de cet effet.

Dans la première expérience, des sujets jeunes et des sujets âgés devaient lire des paires de mots entretenant des relations plus ou moins profondes (non-reliés, relation phonétique et relation sémantique) au cours de trois phases consécutives. Dans la première phase, les sujets n'étaient pas avertis du test de mémoire futur (rappel libre puis rappel indicé par le premier mot de chaque paire). Dans la seconde phase l'encodage était intentionnel et dans la troisième phase, le sujet devait citer, après lecture de chaque paire, le type de relation entre les deux mots (condition d'analyse du matériel). Il s'avère que dans de telles conditions (manipulation intra-sujet de l'intention), l'encodage intentionnel améliore la performance en rappel libre chez les sujets jeunes uniquement, suggérant un effet de la familiarisation avec le matériel et la tâche de mémoire sur l'efficacité de la prise d'information. De plus, une analyse systématique du matériel n'apporte aucun bénéfice en rappel libre ; ce résultat semble provenir d'une stratégie délibérée consistant à orienter l'attention sur le traitement des items non-reliés et à négliger le rappel des mots plus faciles, en comptant sur la tâche suivante de rappel indicé. L'encodage intentionnel améliore la performance en rappel indicé pour tous les types de stimuli chez les sujets jeunes et pour le matériel hautement intégré chez les sujets âgées. L'encodage intentionnel associé à une analyse explicite du matériel est utile pour les sujets âgés lorsque le test de mémoire présente un indice de récupération. Ainsi, la performance de mémoire est similaire dans les deux groupes pour le matériel sémantique, encodé intentionnellement et analysé de façon explicite, et pour lequel un indice de récupération est fourni. Nos données suggèrent que les personnes âgées ont des difficultés à tirer partie de leur expérience avec le matériel et les tâches pour améliorer leur performance ; elles ont besoin d'un support extérieur à la fois lors de l'encodage et lors de la récupération des informations. Cette observation défend l'idée d'une perturbation des mécanismes de contrôle du processus mnésique chez les personnes âgées.

Dans la seconde expérience, des sujets jeunes devaient apprendre une liste de trente mots, présentés individuellement mais relevant de 5 catégories naturelles (mammifères, oiseaux, fleurs, fruits et légumes), sous trois conditions différentes. L'intention de retenir était manipulée selon un plan inter-sujets. Un premier groupe de sujets devaient répondre à une question pour chaque mot présenté ; les questions induisaient différents niveaux de traitement : orthographique, phonétique ou sémantique (tâche d'orientation ; encodage incident). Le second groupe réalisait la même tâche tout en étant averti que leur mémoire des mots serait testée suite à la phase de décision (encodage intentionnel avec tâche d'orientation). Le troisième groupe gérait le défilement des mots à l'écran, sans avoir de décision à prendre sur ces stimuli, et tout en étant avertis du test futur (condition contrôle). Dans cette expérience, nous montrons que la tâche d'orientation, habituellement utilisée dans les recherches sur la mémoire (Craik et Tulving, 1975) perturbe sensiblement la performance mnésique par rapport à la condition contrôle. Les sujets ne prennent pas conscience de l'organisation de la liste à apprendre et ne peuvent pas adopter de stratégies d'encodage et de récupération très efficaces. L'encodage intentionnel assorti de la tâche d'orientation permet toutefois une performance légèrement meilleure concernant les trois types de stimuli. Nous montrons que la différence de performance entre sujets naïfs et sujets avertis du test provient des mécanismes de récupération des informations en mémoire ; en effet, lors d'une seconde chance de rappel, les sujets qui ont encodé les données de manière incidente parviennent à un niveau de performance identique à celui des sujets avertis. De plus, des stratégies spécifiques, identifiées au moyen des temps de traitement à l'encodage, de la courbe de rappel sériel et de la catégorisation en rappel libre, ont été développées par les sujets laissés libres de gérer leur apprentissage. Les sujets du groupe avec encodage intentionnel et tâche d'orientation présentent des ébauches de comportements similaires, témoignant d'une tentative d'opérations mentales stratégiques. Les contraintes situationnelles fortes (double consigne et rapidité) ne leur permettent pas d'exploiter efficacement toutes leurs ressources.

L'hypothèse d'un effet bénéfique de l'intention sur la qualité (objectivité) des jugements de métamémoire a été examinée dans les deux expériences par la mise en relation des données de performance et de jugement. Dans la première expérience, nous nous sommes intéressée à la validité des jugements de certitude et dans la seconde à l'exactitude des jugements prédictifs et à l'objectivité des jugements évaluatifs.

Dans la première étude, nous montrons que tous les sujets, jeunes ou âgés, sont très exacts dans leurs jugements ; ils parviennent bien à distinguer les bonnes des mauvaises réponses fournies au cours des épreuves de mémoire. Notons toutefois un effet de l'âge sur l'exactitude des jugements relevés par deux indices (discrimination et calibration). Les personnes âgées auraient plus de difficulté à déterminer si un élément rappelé fait effectivement partie de la liste présentée antérieurement. Dans la mesure où le jugement de certitude nécessite le fonctionnement de la mémoire (réactivation du contexte d'encodage...), i.e., se base sur le système mnésique, on peut envisager que le trouble décelé de métamémoire traduise réellement un trouble de mémoire plutôt que l'inverse : si les sujets ont plus de mal à dire si un mot produit en rappel appartient effectivement à l'ensemble-cible, c'est probablement qu'il ne se souviennent pas réellement l'avoir vu. Il est en effet démontré que les jugements rétrospectifs sont toujours plus exacts que les jugements prédictifs (Costermans, Lories et Ansay, 1992 ; Izaute et al., 1996) et qu'ils se basent probablement sur les mêmes indices que le rappel (Busey et al., soumis ; Koriat, 1997). D'autre part, la littérature nous indique que les capacités métacognitives des personnes âgées sont préservées dans des tâches de jugements prédictifs comme le JOL, jugement d'apprentissage, ou le FOK, sentiment de savoir (e.g., Anooshian, Mammarella et Hertel, 1989 ; Gould et al., 1999 ; Huet et Marquié, 1999 ; Lachman, Lachman et Thronesbery, 1979 ; Lovelace et Marsh, 1985 ; Rabinowitz, Ackerman, Craik et Hinchley, 1982).

Indépendamment de l'effet de l'âge, nous nous sommes intéressée à l'effet d'un encodage intentionnel sur l'exactitude des jugements. Il apparaît que la discrimination entre les bonnes et les mauvaises réponses ainsi que la calibration (répartition de l'ensemble des réponses selon trois niveaux de certitude) sont meilleures lors des phases d'encodage intentionnel. Nous avons suggéré qu'au moment du rappel, le sujet est plus apte à juger de la pertinence de ses réponses car il a plus de facilité à activer des souvenirs épisodiques élaborés au cours de l'encodage, comme si l'intention et la connaissance des matériels et tâches avaient renforcé les traces mnésiques. L'intention n'est pas le seul facteur à influencer la qualité des jugements ; on observe aussi un effet du type de test (validité meilleure en rappel libre qu'en rappel indicé) et du type de matériel (validité meilleure pour les paires de mots les plus difficiles ou originales). Nous avons proposé un même cadre d'interprétation pour ces trois effets : la distinctivité des traces mnésiques permet un monitoring (surveillance) plus juste de la mémoire. Lors d'un rappel libre, le processus de rappel se confond avec le processus de certitude, c'est-à-dire que seules les réponses subjectivement plausibles (assorties d'un certain niveau de certitude) sont données et le processus est auto-initié et dirigé vers un ensemble limité d'informations ; en rappel indicé, l'espace des réponses plausibles est plus vaste et le sujet peut éprouver quelques difficultés à vérifier la pertinence des diverses réponses évoquées par un même indice. Concernant le type de matériel, nous voyons que chez les sujets jeunes, les réponses données face à un indice non-relié (en condition d'encodage intentionnel) ou à un indice relié phonétiquement (condition d'analyse) sont mieux discriminées comme bonnes ou mauvaises réponses que les réponses données face à un indice sémantique. Au final, on observe un effet contraire du type de matériel, d'une part sur la performance (mémoire – effet de profondeur), et d'autre part, sur la discrimination (métamémoire – effet de superficialité). Chez les sujets âgés l'effet de profondeur se maintient dans l'exactitude des jugements de certitude : les réponses sémantiques sont mieux retrouvées en mémoire et donnent lieu à une meilleure discrimination.

L'analyse des erreurs de réponse et des verbalisations apportent des éléments convergents concernant l'influence de l'encodage intentionnel sur la performance et sur la surveillance des contenus mnésiques. Chez les sujets jeunes, le nombre d'erreurs diminue à partir de la seconde phase de l'expérience (effet de la familiarisation avec le matériel) et les erreurs produites ressemblent plus à des items réellement présentés. Un effet similaire est trouvé en rappel indicé chez les personnes âgées lors du passage à la phase d'analyse explicite du matériel. Au fur et à mesure des conditions, le nombre de commentaires adéquats émis au cours du rappel indicé sur la nature de la cible recherchée tend à augmenter. Cela montre que l'encodage intentionnel entraîne une amélioration de la mémorisation même si la récupération n'est pas toujours directe et aisée. De plus, l'intention à l'encodage peut orienter l'attention du sujet sur des éléments spécifiques de l'information (nature du matériel) qui, réactivés au moment du rappel, lui permettent de gérer son processus de recherche efficacement et d'évaluer la plausibilité de ses réponses.

Dans notre deuxième étude de laboratoire, l'effet de l'encodage intentionnel sur la performance a été examiné sans donner aux sujets la possibilité de se familiariser avec le matériel et les tâches de mémoire puisque l'expérience ne comptait qu'un seul essai présentation - rappel. Nous avions envisagé que l'encodage intentionnel, en plus de donner lieu à une performance plus élevée, entraînerait des jugements plus réalistes, par l'intermédiaire d'une analyse approfondie du matériel et d'une prise de conscience de la nature du matériel (catégories sémantiques).

Il est utile de souligner dans un premier temps certaines difficultés associées à l'obtention de prédictions globales de performance. En l'absence de toute expérience avec le matériel et les tâches, les jugements sont probablement sous l'influence d'heuristiques et de biais de jugement (Kahneman et Tversky,1972, 1973 ; Tversky et Kahneman, 1973, 1974, 1982). De plus, on peut envisager la prédiction globale de performance comme une estimation de l'efficacité personnelle (Bandura, 1989 ; Lachman et al., 1987 ; Hertzog, Dixon et Hultsch, 1990) plutôt qu'une estimation sophistiquée de l'influence conjointe des caractéristiques du sujet et de la situation sur le niveau de performance. En conséquence, les mesures d'exactitude de prédiction, sensées fournir une indication sur la qualité de la métamémoire présentent des limites qu'il convient de connaître pour éviter les interprétations hâtives (Hasselhorm et Hager, 1989 ; Hertzog et Dixon, 1994). Nous avons relevé quelques résultats attestant de ces difficultés particulières attachées au jugement prédictif. Par exemple, lorsque les sujets doivent évaluer la qualité de leur performance prédite, ils se basent sur la valeur de la proportion nombre de mots prédits / nombre total de mots et la qualité perçue de la prédiction est ancrée sur la valeur médiane de 50%.

Nous obtenons un ensemble de résultats convergents qui nous incitent à croire qu'une perturbation spécifique du jugement a eu lieu dans le groupe de sujets soumis à la fois à la tâche d'orientation (répondre à des questions sur les stimuli lors de leur encodage) et à la consigne de mémorisation des mots-cibles. Ce résultat inattendu (non prévu par nos hypothèses) devra être exploré de façon plus systématique lors de nos futures recherches. Il semblerait que l'intention à l'encodage produise une illusion de contrôle responsable du manque d'objectivité des jugements. Cet effet est mis en évidence à plusieurs niveaux :

Notre dernier chapitre aborde plus spécifiquement l'importance des dimensions conatives et des dimensions écologiques dans le contexte d'une expérience de laboratoire (expérience 2). Nous avons étudié les relations de quatre types de facteurs avec les mesures de performance et de jugement :

L'effet de l'encodage intentionnel sur le niveau de performance semble interagir avec l'état conatif auto-évalué : bien que les échelles d'auto-évaluation conative soient utilisées de manière absolue par les sujets (quelles que soient les conditions, les sujets se trouvent déçus de leur performance), on observe un effet de l'état affectif subjectif sur la performance de mémoire entre les deux conditions où les sujets doivent répondre aux questions d'orientation. Les sujets avertis à l'avance de la présence du test ont une performance légèrement supérieure, et nous avons tenté au chapitre 6 une interprétation cognitive. Toutefois, cet effet dépend également de leur état conatif : ceux qui se sentent en meilleure forme, qui sont moins stressés à l'idée de participer à l'expérience et qui ne ressentent pas une motivation maximale bénéficient le plus de l'avertissement sur le test futur. Cette idée d'interaction entre les mécanismes cognitifs et les états affectifs devra être explorée de façon plus rigoureuse.

L'analyse des jugements conatifs, notamment le jugement de déception face à la performance réelle, révèle la spécificité du groupe soumis à la double contrainte de tâche d'orientation et d'encodage intentionnel. En particulier, il apparaît que leur déception dépend plus de l'image qu'ils ont de leur efficience mnésique habituelle que d'une analyse objective de leur performance réelle : les plus déçus sont ceux qui croient avoir une bonne mémoire. Dans les deux autres conditions de l'expérience (encodage incident et gestion libre de la mémoire), le jugement de déception s'accorde avec l'évaluation qualitative de la performance réelle (qui est elle-même objective) ou avec l'écart observé entre la prédiction et la performance réelle : les sujets sont déçus quand ils trouvent que leur performance n'est pas bonne et quand ils ont fait des prédictions éloignées de la réalité. Ainsi, les jugements métacognitifs et conatifs se révèlent irréalistes lorsque les sujets savent que leur mémoire sera évaluée et que les conditions d'encodage ne sont pas propices à une bonne rétention. La performance objective est sous-estimée et les sujets ne prennent pas suffisamment en compte l'effet perturbateur des conditions d'encodage.

L'idée d'une perturbation des jugements dans le groupe de sujets soumis aux plus fortes contraintes (intention de retenir et tâche d'orientation) est également soutenue par l'analyse des attributions causales. Nous avons effectivement constaté que ces sujets produisent plus d'explications connotées négativement et mettant en cause le sujet (mauvaise capacité, manque d'efforts), ce qui suggère que leur performance est vécue comme un échec. Ce patron d'attributions soutient l'hypothèse d'une illusion de contrôle : constatant que leur performance est éloignée de leurs attentes, les sujets se remettent plus en cause dans la mesure où ils étaient avertis du test futur. Dans la condition d'encodage incident (pas de connaissance du test), les sujets attribuent plus volontiers leur performance jugée médiocre à des facteurs situationnels. Dans la condition de contrôle réel (pas de tâche d'orientation et gestion libre de l'apprentissage), les attributions sont auto-gratifiantes.

L'étude des relations entre attributions et mesures de performance et de jugement montre, comme c'était le cas pour les jugements métacognitifs, une plus grande cohérence dans le groupe contrôle et dans le groupe soumis à l'encodage incident que dans le groupe soumis aux contraintes d'encodage intentionnel et de tâche d'orientation. Par exemple, dans les deux premiers groupes, le niveau de performance est corrélé au nombre d'attributions nommées internes positives (efforts déployés, motivation, bonne capacité...) sélectionnées pour expliquer la performance : les sujets qui réussissent le mieux la tâche de rappel attribuent plus volontiers leur performance à ce type de facteurs. Ce résultat démontre qu'à travers les décisions attributionnelles, les sujets dévoilent une connaissance objective de leur fonctionnement mnésique (auto-efficacité) prenant en compte le contexte de la tâche (connaissance des effets situationnels). Chez les sujets avertis du test futur mais ne disposant pas des conditions optimales pour contrôler efficacement leur mémoire, la connaissance manifestée par les attributions causales se trouve altérée, notamment à cause d'une croyance exagérée dans l'effet du sujet sur la performance et de la négligence des facteurs situationnels.

Dans ce dernier chapitre, nous avons relevé à plusieurs reprises un effet des conditions expérimentales sur les jugements, y compris sur les réponses données aux questionnaires standardisés d'anxiété et de lieu de contrôle et sur les réponses données à un questionnaire de métamémoire générale (sensibilité de ces différents outils au contexte). Ces effets peuvent se résumer en quatre points :

Ces différents effets, combinés aux faibles effectifs dans deux groupes, peuvent voiler les relations réelles entre les dimensions supposées écologiques - anxiété, locus de contrôle et métamémoire générale – et les mesures de performance et de jugement relevées dans cette étude.

Concernant la variable anxiété, nous ne trouvons aucune preuve solide permettant d'établir son rôle sur la performance et les jugements de métamémoire spécifiques. Il s'avère que les évaluations conatives faites durant la session expérimentale permettent mieux de saisir les relations entre conation, performance et métamémoire : par exemple, un plus grand stress ressenti en début d'expérience tend à perturber l'efficacité mnésique et à être associé à des prédictions plus basses dans les deux groupes de sujets soumis à la consigne d'encodage intentionnel.

Concernant la variable locus de contrôle, nous trouvons que les sujets internes ont une meilleure performance, sont plus exacts et plus stables dans leurs prédictions, mais uniquement lorsqu'ils sont soumis à de fortes contraintes. De plus, le mode d'attribution adopté pour expliquer la performance n'est pas systématiquement cohérent avec le style des sujets, car il dépend aussi des conditions de mémorisation. Aussi, le choix des attributions internes ne dépend pas de l'internalité des sujets et est fonction essentiellement des conditions d'apprentissage : lorsque les sujets ont la possibilité de gérer eux-mêmes leur apprentissage, ils choisissent plus souvent des explications internes que lorsqu'ils subissent de fortes contraintes. Par contre, le choix des explications externes de la performance dépend à la fois de la dimension d'internalité / exterminateur générale et des conditions d'encodage : les sujets internes choisissent plus souvent des explications externes lorsqu'ils n'ont pas pu contrôler leur apprentissage, témoignant d'une prise en compte adéquate des déterminants situationnels. Dans la situation la plus contraignante, les sujets internes mettent plus souvent en cause le manque de temps d'encodage que les externes. Les sujets externes peuvent choisir des explications internes de la performance lorsqu'ils sont soumis à des tâches faciles.

Concernant l'évaluation de la mémoire quotidienne par un questionnaire de métamémoire général, nous répliquons le résultat fréquemment observé d'un manque de relation entre métamémoire générale et performance de laboratoire (Morris, 1984 ; Hertzog, Dixon et Hultsch, 1990). Nous obtenons toutefois un ensemble de données cohérent permettant d'envisager que les jugements de métamémoire généraux et spécifiques ont une origine commune. En effet, dans le groupe de sujets laissés libres de gérer leur mémoire, l'auto-évaluation par questionnaire s'accorde avec :

Les données observées dans le groupe contrôle permettent également de souligner l'importance des facteurs conatifs dans l'auto-évaluation de la mémoire (Lieury et al., 1994 ; Noël, 1997) :

Au final, nos recherches apportent plusieurs éclairages sur les relations entre mémoire et métamémoire et suscitent quelques interrogations pour les futures recherches.

Tout d'abord, nous voyons que certaines conditions doivent être remplies pour observer une cohérence entre jugements de métamémoire et performance mnésique. En particulier, nous pouvons souligner le rôle de l'auto-observation et de la possibilité d'auto-contrôle sur l'apparition de résultats convergents. Les plus fortes associations entre variables de mémoire et de métamémoire sont découvertes dans un groupe de sujets qui pouvaient gérer comme ils l'entendaient leur processus mnésique (expérience 2) ; de même, la validité des jugements de certitude se trouve améliorée lorsque les sujets peuvent acquérir une expérience des tâches et des matériels (expérience 1).

La piste d'une illusion de contrôle engendrée par la perspective d'un test futur alors que les pressions situationnelles ont de fortes chances de perturber la mémoire méritera un examen particulier à l'avenir. L'avertissement donne l'impression de maîtriser la situation, mais cette impression se révèle illusoire lorsque le sujet s'aperçoit que sa performance n'atteint pas le niveau de ses attentes. Les bases des jugements sont alors modifiées au point qu'ils ne sont plus du tout réalistes. Cette illusion pourrait venir de la croyance selon laquelle la volonté détermine la performance : les théories naïves favorisent effectivement ce type d'explications conatives de la réussite, bien que certains reconnaissent explicitement que se dire « il faut que je me souvienne» aboutit généralement à un échec. L'intention ne suffit pas à la mémoire : il faut aussi des conditions favorables à la mise en place de traitements appropriés, et le sujet peut agir efficacement pour optimiser ces conditions. En cas d'encodage intentionnel et d'échec perçu (basse performance ou constat d'oubli de l'information que l'on souhaitait retenir), les gens tendent à s'auto-attribuer leur mauvaise performance (même si elle est objectivement bonne) sans prendre en compte les variables situationnelles, comme si le simple fait d'être avertis justifiait la responsabilité individuelle.

Nous avons vu qu'en cas d'encodage incident, si l'auto-efficacité est altérée par l'expérience de l'échec en terme d'intensité, les jugements restent toutefois réalistes (corrélations présentes entre différentes mesures de performance et de jugement). L'effet observé sous contraintes multiples se produit notamment parce que la situation n'a pas les mêmes effets chez tous les sujets du groupe ; nous avons essentiellement effectué des analyses corrélationnelles qui permettent de déterminer si les sujets d'un groupe donné se classent de façon identique sur deux variables. Une question intéressante serait de déterminer s'il existe une sensibilité différentielle à l'illusion de contrôle. Il nous semble aussi pertinent de rechercher les situations quotidiennes propices à l'apparition de ce phénomène d'illusion et qui peuvent, si elles se répètent, modifier sensiblement la perception qu'ont les sujets de leur propre efficacité mnésique.