3.1.1 L’Utopie : du Genre littéraire au Concept Théorique

3.1.1.1 Sous la bannière de l’utopie, une littérature prolixe

De la spéculation socio-politique rigoureusement spatialisée à l’aventure chimérique conduisant au paradis perdu... la littérature rangée sous la bannière de l’utopie s’avère prolixe. Pas toujours à raison, d’ailleurs. Comme le souligne si justement R.Trousson, « lorsqu’un mot fait fortune, l’extension de son sens se déploie au détriment de sa précision, et l’on a assez dit la redoutable polysémie d’un terme désignant indifféremment mouvements sociaux, constructions politiques, catégories mentales ou représentations de la cité idéale. S’ouvre ainsi le débat entre utopisme et utopie, entre imaginaire social au sens large et l’un de ses modes d’expression, genre littéraire narratif et descriptif qui peut s’étudier dans ses invariants, dans ses constantes à la fois thématiques et formelles » (1998, p. 10, s/a).

Récits de voyages, spéculations politiques, chimères... autant de formes dans lesquelles se trouve précipité l’imaginaire, hors du quotidien, hors du contexte géographique et / ou historique. Mais les motivations diffèrent, les objectifs aussi, et les modalités tout autant. Agrégat d’acceptions... voilà à quoi renvoie aujourd’hui la polysémie foisonnante d’un terme galvaudé.

Utopia, « pays de nulle part », est invention de Thomas More à l’aube du XVIème siècle. L’altération sémantique s’enclenche dès le XVIIIème siècle, époque qui voit apparaître le mot ’utopie’, en tant que nom commun, dans différents dictionnaires : « région qui n’existe nulle part », définit le Dictionnaire de Trévoux, qui indique que « le mot se dit quelquefois figurément d’un pays imaginaire, à l’exemple de la République de Platon ». « Plan de gouvernement imaginaire où tout est réglé pour le bonheur commun », selon la définition du Dictionnaire de l’Académie, en 1795. La dérive s’accentue au XIXème siècle, avec une acception particulièrement péjorative : A.Lalande, dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, y voit « un idéal politique ou social séduisant, mais irréalisable, dans lequel on ne tient pas compte des faits réels, de la nature de l’homme et des conditions de la vie » 17.

Ce terme, pour peu qu’on veuille l’employer en outil conceptuel dans un cadre rigoureux, se trouve ainsi chargé d’une lourde hérédité, due aux amalgames entre genres contigus, mais pourtant non superposables. Revenons donc sur les oeuvres les plus souvent convoquées à l’appui des thèses des principaux auteurs, comme autant de variantes d’un même registre : l’utopie.

Le thème de l’âge d’or, tout d’abord, dessine le contour d’îles bienheureuses dans lesquelles persisterait le paradis originel, le lieu d’une humanité d’avant la faute d’Eve, et qui ne connaît encore ni Prométhée ni Pandore. La Terre mère nourricière pourvoit aux besoins de l’homme et n’accueille sur son sol ni le mal, ni l’angoisse, ni la guerre. Le grec Hésiode, dans les Travaux, puis le latin Ovide, dans Les Métamorphoses (livre I) en sont les représentants dans l’Antiquité. Le genre est réactualisé à la Renaissance et à l’époque Baroque, dépeignant un univers pastoral courtois où l’homme trouve le bonheur dans sa proximité à la nature, dans l’Arcadie de Bernardin de Saint-Pierre, par exemple.

Le Pays de cocagne resserre le genre autour de son épicentre archaïque : la pleine satisfaction des pulsions orales. Apparu au XIIIème siècle, il décrit des contrées où l’on mange et boit à profusion. Aucune organisation sociale ne s’y trouve exprimée. Les Récits de Voyage naissent eux aussi, comme l’âge d’or, dans la Grèce archaïque, avec l’Odyssée d’Homère, rapportant des pays fabuleux peuplés d’étranges créatures, parfois dangereux, parfois cadre d’une pleine félicité. F.Fénelon lui fera écho, à travers les Aventures de Thélémaque, fils d’Ulysse (1699). La Nouvelle Atlantis de F.Bacon (1627) , la Découverte australe de Restif de la Bretonne pérenniseront le genre.

La description de sociétés idéales organisées rapproche d’autres auteurs : Platon, dans cinq de ses oeuvres, puis l’incontournable T.More avec son Utopia (1516), dans laquelle apparaît une dimension résolument critique ; ajoutons aussi la Cité du Soleil, celle de Iambule dans l’Antiquité puis celle de T.Campanella (1623). Ce même auteur trouvera un descendant et un interlocuteur en C.de Bergerac qui imagine le rencontrer dans L’autre monde (1641), au décours de voyages dans les états de la Lune et du Soleil. Dans une veine toute proche, l’abbaye de Thélème, évoquée dans Les grandes et inestimables chroniques du grand et énorme géant Gargantua, est l’occasion pour F.Rabelais, en 1532, de décrire une microsociété humaniste fondée sur le libre-arbitre.

La Robinsonade, qui tire son nom du Robinson Crusoé de D.Defoe (1719), sous le jour non plus d’une expédition mais d’une aventure malchanceuse, ressort d’un même canevas que le récit de voyage. A la description d’un monde où d’une société, se substitue l’expérience d’un individu ou d’un groupe en terre inconnue, qui fera l’objet du récit. A mi-chemin entre récits de voyage et robinsonade, se situeraient les extraordinaires Tribulations de Sinbad le marin. De même Les aventures de Jacques Sadeur dans la découverte et le voyage de la Terre australe (1676) amènent le héros de G.de Foigny à rencontrer des créatures hermaphrodites. L’Histoire des Sévarambes, de D.Veiras (1677) rentre dans cette catégorie, au même titre que l’oeuvre de J.Swift qui rapporte Le voyage de Gulliver aux Pays de Lilliput ou de Brobdingnag (1726).

C.Fourier, avec sa Théorie des quatre mouvements (1808) préfigure la concrétisation des spéculations utopiques dans des colonies modèles, offrant à travers ses phalanstères, un tableau qui servira à E.Cabet – Voyage en Icarie (1840) –, V.Considérant puis H.Gaudin, qui les construira à Guise, sous le nom de familistère. Le socialisme réalise alors le lieu d’un bonheur collectif. Au siècle précédant, L.S.Mercier, avec la vision progressiste qui fut la sienne, généralisait cet accès au bonheur partagé, au monde entier... mais en le prévoyant pour L’An 2440 (1787). Les Nouvelles de nulle part, que nous donne W.Morris en 1891, rappellent d’ailleurs cette oeuvre pionnière.

Mais le renversement s’opère aussi, l’imaginaire abordant des mondes au bonheur trop froid et trop parfait pour être vivables, qui renvoient à l’anti-utopie : en font état E.Zamiatine dans Nous autres (1920), et A.Huxley dans Le meilleur des mondes (1932) ; le genre atteint son paroxysme en décrivant des lieux où l’utopie pourrait se retrouver dans la recherche désespérée du bonheur au sein du chaos : G.Orwell dans 1984 (1949), ou R.Bradbury dans Farenheit 451 (1953).

Loin d’être exhaustive, donc encore moins représentative, cette liste ne prétend qu’à introduire à la foisonnante typologie des genres discutés par les théoriciens de l’utopie, certains retenant ceux que d’autres rejettent en bloc 18. Seules les oeuvres les plus connues, ou les plus communément citées illustrent cette catégorisation. Se pose alors une question fondamentale : dans ces travaux traitant de l’utopie, de quelle utopie parle-t-on ?

Notes
17.

Voir, à ce propos : Trousson R., 1975, pp. 13-14.

18.

Pour approfondir ce paysage littéraire brossé à grands traits, on ira voir notamment : Rouvillois F., 1998 ; Servier J., 1967 et 1979 ; Trousson R., 1975 et 1998.