3.1.1.2 Travaux sur l’utopie : quelle utopie ?

Les recherches ne manquent pas en la matière. Littérature et sémiolinguistique, philosophie, histoire et politique, urbanisme et sociologie, anthropologie et ethnologie, psychologie sociale et clinique... autant de disciplines qui se sont intéressées à l’utopie, et dont les travaux s’accordent plus ou moins sur les productions pouvant être taxées d’utopiques. Le concept, on l’a vu, se trouve dilué par une définition trop peu précise de l’objet auquel il renvoie, et notamment au genre littéraire, qui de surcroît ne semble pas emporter l’adhésion. Force est donc de constater que la littérature sur l’utopie, tout autant que la littérature utopique, se présente comme un ensemble aussi peu stable qu’engageant.

La spéculation utopique a en effet été abordée selon de multiples angles d’approche : définition du genre littéraire, qualification de la démarche intellectuelle, inventaire thématique et symbolique, description sémiotique de ses modes de spatialisation, repérage des émergences de l’inconscient... Objets, problématiques et disciplines différentes, s’excluent mutuellement le plus souvent, et signent par la l’hétérogénéité des résultats qu’il s’avère difficile de rassembler dans la perspective d’une analyse transdisciplinaire. Positionnons-nous alors d’emblée sur la voie qui est la nôtre : l’approche clinique de l’utopie comme mentalité spécifique, susceptible de trouver le lieu de sa figuration dans l’architecture. Or, on l’a vu, le mode de figuration électif en est le texte : l’utopie, avant tout autre chose, est un genre littéraire. Il s’y dit quelque chose d’un lieu idéal. Le filtrage qui s’impose au sein des multiples approches de la question de l’utopie devra donc tenir compte de notre désir d’investir communément le genre textuel de l’utopie, le mode de mentalisation spécifique qu’elle recouvre – avec les formations et productions psychiques qui lui sont spécifiques –, et la réalité spatiale à laquelle elle renvoie.

En guise de prémices, on peut noter que, pour être extensive, l’acception généralement rencontrée dans la littérature existante exclue rigoureusement des écrits ne relevant manifestement pas du genre : mouvements millénaristes et idéaux de communautés religieuses, projets strictement politiques, une grande partie de la science-fiction... Le problème cependant devient plus épineux dès lors que les oeuvres se trouvent à la frontière entre les genres. « La confusion terminologique entre l’utopie comme construction littéraire et l’utopie entendue comme mentalité, nous dit R.Trousson, rend compte de la difficulté de concevoir une histoire organique qui intégrerait More et Mercier, Swift et Huxley, Jünger et Cabet, mais aussi Saint-Simon, Fourier, Owen et quelques autres » (1998, p. 10). Gageure donc, que de démêler l’écheveau des textes et études relatives à l’utopie, pour embrasser ensembles genre, mentalité et figure.

Nous ne nous attarderons que très peu sur des auteurs tels que G.Duveau, E.M.Cioran, K.Manheim, R.Muchielli ou R.Ruyer, qui, pour être importants dans le paysage des chercheurs s’étant intéressés à la question, ont mené des approches trop éloignées de nos préoccupations modélisantes. La définition de K.Mannheim, dans Idéologie et utopie, de l’utopie comme tout état d’esprit allant à l’encontre de l’ordre établi, « visant à ébranler partiellement ou totalement [cet] ordre de choses » (1929, trad. p. 125), comme force dialectique opposée à l’idéologie conservatrice, ne nous est que de peu de secours. De même, E.M.Cioran, dans Histoire et utopie, nous livre une analyse trop personnelle et affectée, donc éminemment doctrinaire : « Pareilles élucubrations relèvent de la débilité mentale ou du mauvais goût » (1960, p. 108), sanctionne-t-il, bien qu’ayant préalablement noté « que cette littérature rebutante est riche d’enseignements, et qu’à la fréquenter, on ne perd pas tout à fait son temps » (ibid., p.104).

Seuls quatre auteurs seront ici, et par la suite, évoqués, pour progressivement aboutir à notre définition personnelle, et à notre travail de modélisation, qui prendra en compte certains autres points de vue plus ’spécialisés’.

Prenons, pour commencer, la définition de R.Trousson. Dans un très récent ouvrage, qui s’appuie sur ses Voyages aux pays de nulle part de 1975, il reprend son travail de recensement des écrits utopiques, en s’attachant au genre littéraire de l’utopie, au fonctionnement des « procédés narratolo-giques » spécifiques à ce type d’oeuvres. « On pourra parler d’utopie lorsque, dit-il, dans un cadre narratif (ce qui exclut les traités politiques comme le Contrat social ou les critiques pures de l’ordre existant, comme le Testament de Meslier), se voit animée une collectivité (ce qui exclut la robinsonade), fonctionnant selon certains principes politiques, économiques, éthiques, restituant la complexité d’une existence sociale (ce qui exclut l’âge d’or, Cocagne ou l’arcadie), qu’elle soit située dans un lointain géographique ou temporel et enclavée ou non dans un voyage imaginaire » (Trousson R., 1998, p. 25). Eclairons cette définition des précisions qu’elle revêtait en 1975 : R.Trousson y précisait qu’elle pouvait se présenter soit « comme idéal à réaliser (utopie constructive) ou comme la prévision d’un enfer (l’anti-utopie moderne) » (Trousson R., 1975, p. 28). On voit que, selon cette acception, la dimension hypothé-tique et prospective est accréditée et que l’anti-utopie fait pleinement partie du genre 19. Par contre, on note l’absence du critère spatial comme élément décisif de la classification. Sa localisation est prise en compte, mais très largement ; son organisation architecturale et urbaine, aucunement. L’approche de cet auteur, plus affinée nous semble-t-il que celle de J.Servier, reprend les grandes catégories thématiques de ce dernier mais à travers un filtre beaucoup plus proche d’une clinique, et resserré autour des caractéristiques intrinsèques du genre... analyse à laquelle nous adhérons dans sa grande majorité, si ce n’était donc l’abandon de la caractéristique spatiale.

J.Servier, en effet, dans ses deux ouvrages majeurs (l’Histoire de l’utopie, 1967, et son ’digest’ : l’Utopie, 1979), fait l’impasse sur une définition claire du genre. De fait, son approche littéraire demeure large, et ce parce que son analyse, essentiellement contextuelle, puisque avant tout historique, ne s’enrichit que d’un discours sur le symbolique présent dans le texte utopique, et non sur les caractéristiques structurelles qui en font un genre particulier. Les thématiques présentes chez T.More, récurrentes dans la littérature qui l’a précédé et qui le suivra, du fait de l’appartenance à un mode de mentalisation – au sens de R.Kaës (1978) – commun, amènent donc J.Servier à étendre considérablement le corpus des auteurs utopistes. Or, un ensemble thématique relevant d’une mentalité spécifique reste insuffisant, nous l’avons vu, à caractériser le genre.

F.Rouvillois, quant à lui, vient récemment de dresser un recueil de textes, sous un éclairage philosophique. Prudent, il affirme d’entrée de jeu : « Qu’est-ce que l’utopie ? Préalable à toute réflexion pertinente sur le sujet, comme à toute tentative d’en faire l’histoire, ce problème de définition s’avère pourtant, de l’aveu général, aussi épineux qu’irrésolu » (1998, p.11). Difficile de mieux dire ! Son effort de caractérisation de l’utopie va le pousser sur la voie de l’étymologie, ce qui nous agrée pleinement, pour énoncer que « l’essentiel tient au contenu, à ce qu’avancent les utopistes, et non à la manière dont ils le font : le contenu, c’est-à-dire l’idée d’une perfection ayant pour objet premier la cité, l’ordre politique, et pour facteur déterminant une organisation établie par la volonté, la décision et l’agir humain » (ibid., p. 17, s/a). Ce contenu, prééminent par rapport à l’aspect formel (forme du projet politique : socialisme, communisme, anarchisme... ; forme textuelle : narrative, romanesque, poétique...), consiste en un ensemble indissociable formé par « le résultat, la perfection politique, et le moyen, l’effort constructif de l’homme » (ibid.). Il s’en est fallu de peu qu’on adopte sa position. Le manque d’attention porté là encore à la dimension spatiale nuit, à notre sens, à la précision et la spécificité du concept. Le seul aspect formel qu’il n’aurait pas fallu négliger, est celui, partie intégrante du contenu du projet utopique, de la conformation architecturale stricte de la cité qui assoit cette perfection politique – polis – dans un référentiel spatial alternatif... exprimée dans une figure textuelle spécifique.

C’est donc à la contribution de F.Choay 20 que nous sommes redevables de la mise en exergue des caractéristiques propres au texte utopique, tel que nous l’envisageons, dans l’articulation des trois dimensions dont nous parlions : genre littéraire, mode de mentalisation, figure spatiale. Elle propose en effet une approche qui jette un regard nouveau sur l’ensemble des textes du genre, en discrétisant les caractéristiques spécifiques de l’utopie, à partir de l’oeuvre de T.More, caractéristiques dont l’intrication entre dimension sociétale et dimension spatiale du projet utopien n’est pas la moindre. A travers une analyse sans concession de la vaste production littéraire habituellement rangée sous la bannière de l’utopie, F.Choay montre d’une part en quoi se trouve fondé le choix de l’Utopia en tant que paradigme du genre, et pose d’autre part les traits discriminants qui font que l’on pourra rattacher tel ou tel texte au modèle moréen.

Notons cependant que la position de F.Choay, pour être rare, n’est pas unique. Pour avoir véritablement balayé l’ensemble des genres apparentés, sous divers angles d’approches possibles – littéraire, graphique, politique, sociologique, historique, idéologique, urbain... – P.Furter n’en conclut pas moins que « même si nous avons constaté qu’il y eut, bien avant la Renaissance, des représentations philosophiques, littéraires ou artistiques d’espaces imaginaires, la publication en 1516 par Thomas More de son Utopia est un événement puisqu’il fonda ainsi rien moins qu’un genre de littérature politique qui perdurera jusqu’à nos jours. Mieux encore, il crée de toutes pièces un néologisme [...] » (1995, p. 138).

Cette paternité paradoxalement unanimement reconnue mais très souvent galvaudée, pose question. Nous nous y arrêterons donc, pour argumenter notre position. Partons donc de l’Utopia pour rallier l’utopie.

Notes
19.

Sur cette question de l’anti-utopie, il importe de souligner ici la proximité spéculaire des deux genres, et de montrer que l’une peut s’étayer sur l’autre, pour mettre en saillance ses outrances, et réciproquement.

20.

Cf. notamment : L’urbanisme, utopies et réalités (1965) et La règle et le modèle (1996).