3.1.2.1 La reconnaissance d’une paternité

Reprenant nos auteurs, nous ne manquerons pas de nous étonner sur le décalage, épistémologiquement dommageable, existant entre une paternité explicitement reconnue du mot et du genre, et une modélisation du genre faisant l’impasse sur le texte moréen.

R.Trousson abordant ce type d’oeuvres dans lesquelles la mentalité utopique instituait « avec l’Utopie de Thomas More, la fiction d’une histoire alternative » (1998, p. 9), n’hésite pas à qualifier ce texte de « matriciel » (ibid., p. 25), d’ « ancêtre du genre » (ibid., p. 26). J.Servier, introduisant à son Histoire de l’utopie, renvoie dès sa première phrase à T.More, lui attribuant, à travers la paternité du nom, celle du genre qu’il recouvre. Comme nous venons de le voir, F.Rouvillois ne procède pas autrement, dans une « démarche inverse qui consiste à remonter aux sources [du terme en question], au lieu de se demander comment on les a utilisées... ». « A l’origine du substantif, utopie, poursuit-il, il y a un nom propre provenant du titre d’un petit livre publié en 1516 par l’humaniste anglais Thomas More [...]. Utopia, l’Utopie, est une île lointaine, dont un voyageur qui l’a visitée, Raphaël Hythlodée, décrit à l’auteur la merveilleuse ordonnance et la parfaite félicité... » (1998, p. 15). Ne taxe-t-il pas d’ailleurs T.More, à peine plus loin, d’ « inventeur du genre » ?

Faisons référence, dès maintenant, à R.Kaës, à qui l’on doit une approche psychanalytique très riche de la mentalité utopique. Il y note avec justesse l’importance de l’Utopia, avec laquelle T.More dote « le genre littéraire et social de l’utopie des règles qui vont la spécifier » (1978, p. 858). Cependant, il est amené à proposer à l’attention du lecteur (ibid., note 14, p. 858), sur la base des travaux de ses prédécesseurs, un ensemble de textes qui ne possèdent pas en propre ces dites règles, si tant est que l’on considère le modèle moréen comme référence ; pour prendre en compte les caractéristiques du genre et de la mentalité propres à l’utopie, il n’en passe pas moins lui aussi sous silence la place de la figure spatiale dans ce type de récits : cette « merveilleuse ordonnance » qu’évoquait F.Rouvillois.

Aucun auteur ne semble donc échapper à la contradiction de prendre le Chancelier anglais comme inventeur, sans repérer l’originalité de sa contribution dans l’ensemble des textes convoquant une forme d’imaginaire social et politique. Ainsi que le reconnaît d’emblée J.Servier, la paternité du néologisme ’utopie’ revient entièrement à T.More, qui en a fait le titre d’une oeuvre fondant une nouvelle catégorie textuelle : « Utopie, pays de Nulle Part, comme Thomas More a nommé l’heureuse République dont il décrit l’économie, l’urbanisme, les rapports entre les citoyens, aussi bien que la constitution et les détails de la vie quotidienne de ses habitants » (1967, p. 1, s/n). Et d’ajouter que, étymologiquement, l’auteur l’écrivant lui-même à Erasme, cette utopie renvoie à l’ou-topos, nusquama en latin, un pays de nulle part, bien avant d’évoquer un eu-topos, un pays heureux. J.Servier, dans ce premier paragraphe sur lequel s’ouvre son histoire de l’utopie, ne semble cependant pas percevoir combien y sont inscrits les éléments pivots sur lesquels repose le modèle moréen. F.Choay, elle, va les reconnaître et surtout montrer que la construction de ce néologisme répond à un impératif : celui de poser l’obligatoire consubstantialité entre un lieu idéal, spatialement caractérisé jusqu’en ces moindres aboutissements, et le projet de société idéale qu’il enracine, sans jamais l’inscrire en un quelconque territoire... projet dont la dimension socio-politique critique, exprimée dans une forme narrative particulière, achève d’en façonner l’identité et la nouveauté. L.Marin – dont on verra le propos spécialisé de sémiologue, plus loin – pour sa part, le résume en ces termes : « l’Utopie [est] considérée ici comme le livre ’originaire’ de toute utopie, ne serait-ce que par ce nom propre pour ce type de lieu et de discours » ( 1973, p. 150).

Cette présentation, pour n’être pas exhaustive, soulève déjà la question de l’angle sous lequel se trouve étudiée, puis caractérisée, la production utopiste, et nous confronte à la nécessité d’un retour au texte princeps ; ceci afin d’en identifier la structure en vue d’en constituer un modèle d’analyse applicable aux autres productions. La rigueur épistémologique ne veut-elle pas en effet, si l’Utopia de T.More est posée d’emblée comme origine et paradigme du genre utopique, qu’on en repère les caractéristiques qui en font à la fois l’identité et l’originalité, dans sa forme et dans son contenu ? Examinons dès lors succinctement le point de vue, révélateur pour nous, de F.Choay.