3.1.2.2 Le point de vue de F.Choay

Considérer, dans le vaste champ de la littérature portant sur l’idéal d’une société, d’une vie communautaire ou d’un projet politique, le texte de T.More comme fondateur et paradigmatique – quelques dix-neuf siècles après La République et Les Lois de Platon – de la forme discursive particulière qu’est l’utopie semble relever d’une gageure, tant les nombreuses lectures qui en ont été faites se révèlent moins exclusives. De fait, poser le modèle moréen comme inaugural remet en cause les catégories habituellement reconnues des textes utopiques, en en réduisant considérablement le corpus. Une part importante du travail de F.Choay, communiqué dans son ouvrage La règle et le modèle, consiste d’une part, en une analyse des critères qui fondent la spécificité de l’Utopia de T.More, et, d’autre part, en la démonstration de la qualité irréductible de texte princeps qu’elle lui attribue.

F.Choay, dans la perspective discriminante qui est la sienne repère ainsi sept caractéristiques intrinsèques au modèle moréen dont la clarté de synthèse nous impose de la citer intégralement :

‘« [1] une utopie est un livre signé ; [2] un sujet s’y exprime à la première personne du singulier, l’auteur lui-même et/ou son porte-parole, visiteur et témoin de l’utopie ; [3] elle se présente sous la forme d’un récit dans lequel est insérée, au présent de l’indicatif, la description d’une société modèle ; [4] cette société modèle s’oppose à une société historique réelle, dont la critique est indissociable de la description-élaboration de la première ; [5] la société modèle a pour support un espace modèle qui en est partie intégrante et nécessaire ; [6] la société modèle est située hors de notre système de coordonnées spatio-temporelles, ailleurs 21 ; [7] elle échappe à l’emprise de la durée et du changement » (1996, p. 51-52, s/n). ’

Le critère de cooccurrence de ces caractéristiques permet ainsi à l’auteur de revoir le vaste corpus de textes prétendument qualifiés d’utopiques, du fait de l’évolution indéterminée et polyvalente qu’a peu à peu subi le terme ’utopie’, et ainsi de réfuter la thèse selon laquelle l’Antiquité verrait apparaître les premières utopies... tout au plus en serait-elle le berceau... Passant en revue l’ensemble des textes, elle montre comment, sur la base de cette définition, T.More n’a aucun prédécesseur en la matière, et que certains de ses suiveurs habituellement reconnus ne peuvent plus être considérés comme utopistes, au sens strict du terme, renvoyant au modèle moréen. On adhère ici à son approche, du fait de la rigueur méthodologique qui est la sienne, de sa démarche structurale et sémiologique, et de l’attention particulière qu’elle accorde à l’intrication des composantes sociétales et spatiales dans le projet utopique.

Notes
21.

Sans contester cette proposition, on peut cependant noter que, plutôt qu’ailleurs, l’utopie se situerait bien plus nulle part. Nous reviendrons sur ce point.