3.2.2.1 L’institution totalitaire présentée et résumée par Robert Castel

« La texture d’Asiles est [...] faite essentiellement de la description prosaïque de l’existence à l’hôpital telle que la vivent les malades : comment ils mangent, dorment et travaillent, intriguent pour humaniser leur environnement en se procurant de menus privilèges, comment se font et se défont les amitiés et les haines, se constituent les coteries et les clans dans la promiscuité des salles de séjour ou des équipes de travail, quels rapports, de la complicité précaire à l’antagonisme larvé, unissent et opposent les malades au personnel de l’hôpital. Bref, c’est la litanie obsédante de l’existence journalière des quartiers dans le temps figé de la détention, à peine rythmé par les quelques fêtes rituelles de l’institution, kermesses, bals, Noël des malades, soirées de charité, dérisoires comices dans ce que Flaubert appelle la litière du quotidien et dont on éprouve ici toute la monotone pesanteur » (ibid., pp. 9-10). C’est en ces termes que R.Castel résume l’objet ethnologique qu’E.Goffman se donne à étudier dans Asiles. Préfaçant cet ouvrage, il insiste sur l’incontournable pointillisme qui émaille le travail de l’auteur, se devant d’en passer par l’observation d’une « poussière de comportements »... atomisation, conséquence des contraintes imposées par l’institution. Cependant, à travers ce mode d’observation, c’est bel et bien « l’institution [qui] représente [...] l’unité réelle d’analyse » (ibid., p. 10) : « l’ ’institution totalitaire’ constitue en fait le seul principe de totalisation pour ces totalités détotalisées que représentent les comportements des reclus » (ibid., pp. 10-11).

Pour préciser cet objet d’étude particulier qu’est l’institution totalitaire, il faut cependant noter qu’il ne s’agit pas seulement de l’établissement hospitalier qu’E.Goffman se serait donné de connaître dans son fonctionnement réel et son idéologie sous-jacente, mais qu’il s’agit de la construction, sur cette base, d’un modèle d’ « institution sociale, [qui] rassemble la plupart des traits structuraux qui caractérisent un groupe d’établissements spécialisés dans le gardiennage des hommes et le contrôle totalitaire de leur mode de vie : l’isolement par rapport au monde extérieur dans un espace clos, la promiscuité entre reclus, la prise en charge de l’ensemble des besoins des individus par l’établissement, l’observance obligée d’un règlement qui s’immisce dans l’intimité du sujet et programme tous les détails de l’existence quotidienne, l’irréversibilité des rôles de membre du personnel et de pensionnaire, la référence constante à une idéologie consacrée comme seul critère d’appréciation de tous les aspects de la conduite, etc., tous ces caractères conviennent à l’hôpital psychiatrique aussi bien qu’à la prison, au couvent, au cantonnement militaire ou au camp de concentration » (ibid., p. 11, s/n).

Cette perspective revêt ainsi la forme d’un pré-requis méthodologique de grande importance, puisque E.Goffman englobe prisons, couvents, hôpital, etc., sous ce même registre de l’institution totalitaire, et dès lors que nous entendons définir les affinités que les M.A.S. entretiennent avec elle ; pour l’auteur, il s’est agi de ne pas se borner à l’étude phénoménologique des faits, mais d’en atteindre une compréhension structurale, qui révèle que ces « différentes institutions se laissent alors ordonner selon un continuum objectif en tant qu’elles brodent des variations plus ou moins importantes sur les thèmes communs de l’isolement et du contrôle totalitaire de l’individu. Les techniques, les tactiques et les stratégies particulières pour neutraliser, changer ou réduire à merci les reclus en découlent » (ibid., p. 12). La méthode de travail de E.Goffman consiste donc à dépasser l’empirique opposition des institutions étudiées, pour modéliser leur logique interne 40. R.Castel insiste alors sur le dénominateur commun à toutes ces institutions : l’univers claustral qui les caractérise. « La première coupure se définit par rapport au monde extérieur. L’isolement écologique et humain de l’hôpital le constitue en microcosme social au sein duquel l’existence est vécue en négatif par rapport à la vie normale, dans une durée vide encadrée par la rupture de l’avant et de l’après [...]. La coupure interne entre le personnel et les malades transpose et reprend au sein même de l’établissement cette opposition du dehors et du dedans et fournit le principe dynamique de la vie sociale dans l’institution [...] » (ibid., p. 14, s/n). Dans ce microcosme, dès lors, peut se déployer un « espace social neutralisé au sein duquel peut se réinstaurer par la discipline un ordre nouveau annulant le désordre de la folie » (ibid., p. 25, s/n).

‘« L’institution totalitaire est en effet à la fois un modèle réduit, une épure et une caricature de la société globale 41. Modèle réduit, ce microcosme rassemble toutes les conditions de la sociabilité, il assure en un certain sens tous les besoins fondamentaux de l’homme puisque celui-ci y survit physiquement et même, tant bien que mal, affectivement. Epure : tout y est simplifié, programmé, réduit au squelette d’une organisation rationalisée ; il n’est point besoin d’utopie futuriste pour anticiper le triomphe d’une société technocratique parfaite, elle existe depuis des millénaires un peu dans les marges de la collectivité, avec les camps d’exilés, les couvents, les campus militaires, les léproseries. Caricature : l’objectivité s’y donne sous sa forme nue, ramenée au pur noyau de nécessité qui définit en dernière analyse une société de l’ordre, polarisée autour d’une unique fonction, celle de se perpétuer elle-même en se cristallisant sur sa propre finalité » (ibid., pp. 30-31, s/n).’

La sentence de R.Castel, présentant l’étude de E.Goffman, est sans ambiguïté : « La vocation profonde des établissements de ce type est de réaliser les conditions de la ’mort au monde’, c’est-à-dire la contre-organisation concertée et systématique qui nie l’organisation d’une vie sociale humaine. Sous la diversité des rationalisations profanes ou religieuses subsiste une commune volonté de détruire la vie [...]. L’institution totalitaire représente toujours la figure monstrueuse de l’inhumanité. Mais, organisée sous la forme d’une existence sociale hyper-rationalisée, elle caricature la vie sociale normale en identifiant l’homme au projet unilatéral qu’elle s’emploie à faire triompher par tous les moyens » (ibid., p. 30, s/n).

Notes
40.

Telle est d’ailleurs l’approche que nous entendons mener dans le cadre de l’analyse architecturale des établissements de notre corpus, et dans l’analyse clinique, afin de restituer ce que serait la réalité intrinsèque de la maison d’accueil spécialisée.

41.

Ce qui, le lecteur le notera au passage, est caractéristique de la figure utopique.