6.2.2.2 Séance Photolangage© : restitution des échanges

Une fois tous les participants installés, je rappelle les consignes relatives au temps des échanges. Suit un bref instant de silence, pendant lequel les regards courent de photo en photo, toutes posées sur la table, face bien visible.

Hélène prend alors rapidement la parole, et présente tout d’abord la photo d’une salle de réunion, qu’elle a choisie pour « ‘le côté négatif : parce que ça [lui] semblait fermé, petit, étriqué... avec peu de possibilités de pousser les murs’ ». Montrant la photo, elle insiste sur le fait que dans la M.A.S., « ‘il n’y a pas de possibilité de changer, d’avoir de l’espace pour faire des choses autres que ce qui a déjà été prévu... ’». Elle enchaîne alors sur son autre photo : « ‘c’est la lumière ; en fait, c’est vrai que c’est un établissement où il y a de grandes baies vitrées, c’est assez lumineux. C’est le côté positif’ ».

Les réactions suivent alors rapidement, qui portent sur la première image, oblitérant le côté positif évoqué par Hélène, dans la seconde. L’aspect « ‘étriqué », « confiné » des lieux, dérive peu à peu vers l’idée d’une communication difficile, portée par Hervé’ ‘ : « c’est l’enfermement ! C’est un lieu de parole où tout est... confiné’ ». Virginie intervient pour dire qu’elle avait pensé prendre cette photo, parce que « ‘toutes les places sont des places vides ; et j’imaginais bien, dit-elle, les résidents dans ces places... parce qu’il n’y a pas moyen d’échanger. Oui, c’est un lieu clos, il n’y a pas de lien avec l’extérieur, c’est très lourd... ’».

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Effectivement, l’atmosphère, sur ces mots, s’alourdit sensiblement. Je ne peux m’empêcher de penser que se dit à travers cette photo d’une salle de réunion, autre chose que la communication difficile au sein de la M.A.S. : par cette image, la situation hic et nunc se trouve figurée. Il s’y dit quelque chose, par la voix de quelques uns, d’un vécu collectif plus large des lieux, à propos duquel d’autres ne prennent pas la parole, notamment les résidents. Porte-parole de ces derniers et de leurs collègues, ce groupe de participants éprouve cette lourde charge de transmettre, en début de séance, et le dit à travers Hélène.

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Mettant fin au silence, je relance alors les échanges, souhaitant susciter des réactions sur l’autre photo : « ‘Oui, la luminosité !’ », s’écrie Leslie. Mais cet élan est de courte durée. « ‘C’est presque un peu en opposition... là, c’est très fermé, et là c’est la lumière... c’est en même temps ouvert et fermé... », conclut Hervé’ ‘. ’

‘L’échange s’oriente alors sur cette contradiction, repérée dans la M.A.S. à différents niveaux : « géographiquement, ça représente quelque chose : là, il y a la nationale, là une station d’épuration... » (Hervé’ ‘), « par là, le cimetière, et avant une décharge... » (Hélène’ ‘), « ça limite un peu le champ d’évasion !’ ‘» (Hervé). C’est ensuite l’organisation interne de la M.A.S. qui est passée au crible ; par opposition à la fermeture extérieure, elle est trop ouverte dans sa configuration interne : « Il n’y a même pas d’endroit où un résident peut être tranquille, pour qu’il ne soit pas sur le groupe », constate Hélène. L’absence de différenciation des espaces est ensuite soulignée par Hervé : « c’est très normalisé... Chaque groupe a du mal à se démarquer d’un autre. Les espaces sont assez identiques. Il n’y a peut-être que le mobilier qui module un petit peu cette impression. Mais tous les espaces sont les mêmes ». ’

Suite à cette évocation du poids de la collectivité, le ressort idéologique apparaît, à travers une discussion sur l’absence de convivialité, l’aspect normatif, contraignant. Cette approche dépréciative suscite un peu d’émotion. Mais, par ce biais, ce qui se vit dans la situation hic et nunc peut advenir ; se trouve en effet mise en mots par Hervé toute la difficulté du travail proposé par cette réunion de recherche, questionnant la dimension spatiale : ‘« Toucher à l’architecture, c’est toucher à l’institution ! Donc... c’est très difficile’ ». Evoquant les travaux de mise aux normes de sécurité, il souligne l’aspect suturant de l’institution pour le travail de la pensée et de l’imaginaire : ‘« il n’y a pas, dans ce discours [sur la sécurité] quelque chose qui serait le fruit d’un peu plus d’imagination...’ ».

Un petit moment de silence, qui m’apparaît propice pour chacun à l’introspection, abaisse un peu le niveau de tension accumulée depuis que les échanges se sont focalisés sur les aspects négatifs de la maison d’accueil.

Josiane propose alors, sur un ton serein mais décidé, de « ‘prendre la suite, parce que [sa] photo représente un peu ce qu’on vient de dire ». Prenant tour à tour chacune de ses deux photos, elle les montre au groupe, soulignant juste que la première correspond à l’aspect négatif, la seconde à l’aspect positif. ’Le regard de chacun est fixé sur Josiane, alors qu’elle pose silencieusement le sien sur ses photos.

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« ‘Là, justement, c’est la question de la place. Ce qui manque, ici, c’est que les gens n’ont pas assez de place personnelle, d’endroits pour être un peu plus dans l’intimité’ », commente-t-elle à propos de la première photo. « ‘Il n’y a pas beaucoup de place pour chacun, et pour tous le même espace. Voilà, avec les petits... berceaux...’ ». Ce dernier mot, sur lequel bute Josiane, me conforte dans l’idée que cette représentation infantile de la place des résidents, à travers la photo, suscite quelques résistances...

Après la mer – mère, déjà, me dis-je – les berceaux... et bientôt le nid, photo choisie par Hervé, posée sur la table non loin de moi, et sur laquelle se pose mon regard.

Avec la ronde de statues, photo choisie par Josiane pour évoquer l’aspect positif, elle tient à nous parler du « ‘lien qu’il y a entre les gens, entre résidents, entre salariés, ou entre résidents et salariés ’». Elle estime en effet que, dans la M.A.S., « ‘tout le monde peut aller à la rencontre des autres... ’». Toutes les unités sont abritées sous un bâtiment unique, de sorte qu’il n’y a pas à passer par l’extérieur. A cette évocation des groupes contenus dans une même enveloppe spatiale, j’associe la contenance qu’offre l’enveloppe groupale pour chacun. Cet aspect contenant ne manque pas de susciter des réactions, sur un versant négatif, à propos de la clôture et de l’idée d’enfermement qui peut y être associée.

Leslie prend ainsi la parole, ayant choisi cette même photo, pour évoquer pour sa part un aspect profondément négatif : « ‘c’est pour le béton... pour ce que la M.A.S. m’évoque au niveau extérieur : un ’blockhaus’’ ». Son intervention est courte, et assez vive, accompagnée d’une moue... elle repousse la photo au milieu de la table.

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Elle prend alors en main son autre photo, la regarde, puis commente sur un ton rêveur : « ‘là, je me suis rabattue sur une maison beaucoup plus chaude, avec du lierre, avec des fleurs... qui serait peut-être – je ne sais pas – un rêve, une part de rêve... un idéal...’ ». Cette évocation est faite sur un ton léger et posé, contrastant avec le précédent commentaire de Leslie... qui reprend, abrupte, dans un propos en forme de conclusion : « ‘Et puis ça, vraiment, en béton ! Et l’esprit de la ronde, aussi... ça ne me convient pas bien ! ’». Une nouvelle moue suivie d’un éclat de rire ponctue définitivement sa présentation.

Après un temps de silence, Hervé revient sur la pre-mière photo présentée par Josiane. La prenant en main, fixant l’aligne-ment des berceaux : « ‘C’est vrai que cette photo est terrible, si on fait le rapport avec l’institution. Il y a vraiment un regroupement... Oui, là, l’intimité n’existe pratiquement pas ». ’

Le rêve, l’idéal, évoqués succinctement par Leslie, ouvrent ainsi à nouveau le champ à son pendant : le mouvement de féca-lisation, qui reprend, mais plus lent, plus lourd... plus intense aussi. Soulignant combien « ‘l’intimité est quelque chose de très difficile à protéger ’», Hervé aborde la question des différents moments de la vie des résidents qui sont affectés par cette promiscuité forcée : ‘« qu’ils soient en bonne santé, qu’ils soient malades, ils sont toujours dans le même rapport, au niveau du quotidien. Il n’y a pas d’endroit pour eux, pour être écartés du groupe, pour pouvoir respirer autrement. Et c’est cela qui est terrible ! Ici, les résidents, qu’ils soient jeunes ou qu’ils progressent dans le vieillissement, c’est toujours le même endroit’ ». Avec l’évocation de la maladie et du vieillissement, la sentence se fait plus dure à l’égard de la M.A.S. : « ‘C’est vraiment concentrationnaire, finalement ! ’».

L’émotion gagne le groupe ; les interventions se font courtes, les phrases plus hésitantes restent parfois inachevées, parfois complétées par les autres. Des temps de silence émaillent le rythme des prises de parole. La mort est évoquée fugitivement : « ‘il y a l’hôtellerie des familles ; c’est là quand même, quand il y a quelqu’un qui décède, qu’on met le corps ’».

Virginie, dont le regard se fixe un instant sur la photo de la nursery, constate « ‘qu’il y a sûrement des résidents qui ont connu ce genre d’hospitalisation, en rang d’oignons...’ », et l’évocation de la vie revient à travers celle des enfants, des nourrissons qui, selon elle, bien qu’étant «‘ dans un état de fragilité, de dépendance extrême, ont aussi besoin d’intimité... ’». Hospitalisation, grande dépendance, amènent Hervé à associer aux services de soins palliatifs, et, à sa suite, Hélène à évoquer le décès d’un résident : « ‘Regarde comment ça c’est passé pour P. : il était quand même au milieu du groupe. Même si on l’a changé de chambre, on l’a accompagné jusqu’à son décès... oui, on peut parler de soins palliatifs : il y a les infirmières qui venaient, il avait un goutte-à-goutte, on lui faisait des massages... Il n’était pas alimenté... il est décédé ici... c’est lourd quand même !’ ». Cette évocation de la mort, à travers la réalité d’un événement vécu et partagé par les membres du groupe, pèse beaucoup.

Contrebalancer ce mouvement morbide n’est pas chose aisée, même prononcer le mot ’vie’ est difficile. En effet, alors qu’Hélène souligne combien il devait être pénible pour ce résident d’être « ‘au milieu des cris des autres résidents’ », Josiane abonde en ce sens : « ‘C’est vrai que les chambres donnent toutes sur un... comment dire ? » « ... sur le groupe ?...’ » (Virginie), « ‘... sur le lieu de... de vie...’ » (Hélène). Soulevée ainsi, la question de la relation entre chambres et salle de séjour, appelle celle de l’intimité, des visites de parents, donc de la vie quotidienne.

Après un court instant de silence, mon regard interrogateur concernant d’éventuelles autres réactions réengage l’échange, sur la photo de la ronde de statues. Virginie prend la parole : ‘« je la trouve fort négative, celle-ci aussi ! Parce que la ronde... Il n’y a pas de relation, ce n’est pas vivant... ». « La pierre, c’est figé », ajoute Josiane’ ‘.’

‘Virginie’ ‘ développe alors ce propos, traitant de la fonctionnalité de l’espace, qui doit être bien pensé pour étayer les activités et les relations qui s’y déroulent. Revenant à la photo, elle dit : « Ce n’est pas parce qu’on dit qu’on va faire une ronde, que ça va marcher !’ ‘». Les autres acquiescent. Hervé’ ‘ insiste sur le fait que penser l’espace doit s’accompagner d’une réflexion sur le psychologique : « le mental... les aspects cliniques... » précise-t-il. C’est pour lui la seule condition pour que « ces lieux-là perdurent dans le temps, parce que finalement il y a une histoire, il y a un vécu ’». « ‘Cette M.A.S., ajoute- t-il, la première fois que l’ai vue, quand je suis arrivé, quand j’ai été embauché, j’ai pris cette route-là et depuis la nationale j’ai vu des camps... ça m’a fait penser à des camps... vraiment, à des camps, hein ?! ». La question de l’enfermement pointe de nouveau. Pour Hervé, il s’agit bien d’un « lieu concentrationnaire où il y a des pavillons ; il y a un parc... mais c’est un endroit très marécageux, il est détrempé... l’automne et l’hiver, c’est impossible ! On enfonce, c’est glauque... ».’

‘Cette évocation des camps de concentration amène une comparaison avec la M.A.S., par le biais de caractéristiques communes : monotonie, répétition, absence d’individualisation. Hervé’ ‘ s’en fait toujours le porte-parole : « que ce soit l’architecture dans son ensemble ou l’habitat intérieur, personnalisé en fonction de tel et tel groupe, ça n’a pas été un enjeu ici ! [...] On a fait une répartition des mêmes critères d’architecture sur chaque groupe... ’». Une comparaison en appelant une autre, Hélène questionne la ressemblance entre la M.A.S. et celle des Montaines 62 : « ‘Regarde la M.A.S. Montplai... Montaines : quand tu passes d’un groupe à l’autre par le couloir, tu ne sais jamais si tu es sur le groupe 2 ou 3... à la limite, il n’y a rien vraiment qui les différencie ! ’». Josiane abonde, confirmant la confusion sous-jacente au lapsus d’Hélène : « ‘Ils ont repris la même chose qu’ici !’ ». Une discussion vive s’engage alors à propos de l’architecte qui aurait conçu les deux maisons d’accueil... certains pensant qu’il s’agit du même maître d’oeuvre, d’autres que tel n’est pas le cas. On parle bien entendu de « ‘l’origine ’» des projets, et un mythe se construit peu à peu autour d’un architecte allemand – une résurgence des camps de concentration, m’interroges-je ? Tout le monde tombe d’accord. On concède qu’il y a eu seulement consultation, pour « ‘reprendre certaines idées’ », mais on constate la répétition aux Montaines de bon nombre de «‘ choses qui s’étaient faites [ici] et qu’il ne fallait pas refaire !’ ». On pointe en effet un défaut présent ici, qui a été reproduit sous une forme ou une autre aux Montaines. Josiane m’interpelle alors, pour avoir mon opinion sur la question. Je réponds seulement que je travaille aussi avec cette institution.

Suit un moment de silence, pendant lequel je note que Leslie, au fil de ce long échange, n’est pas intervenue. Son rejet de la photo, quasi physique tout à l’heure, s’est accentué ici par son mutisme, concernant pourtant une photo choisie par elle. Au bout d’un instant, j’invite les participants à intervenir par d’autres réactions, ou bien à poursuivre la présentation des photos.

C’est Hervé qui prend la parole. Avant de détailler longuement son propos, il présente sommairement ses deux photos : ‘« ça c’est l’aspect positif : le nid’ ‘. Et puis celle-là, ce serait un petit peu l’aspect négatif, mais pas trop trop fort ; mais il y a quand même plus de négatif que de positif dans cette image-là ’»... dit-il de la photo d’un couple.

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Reprenant la première photo, qu’il regarde intensément, il commente : ‘« Pour moi, ça a vraiment un aspect positif parce que ça représente une construction ; une construction minutieuse... pour échapper aux prédateurs, à la limite... Ça’ ‘ a quel-que chose de solide, c’est le nid’ ‘ ’» !

Il convient volontiers qu’il « ‘n’y a que les oeufs, qu’il n’y a pas de lien avec... la couveuse... l’oiseau en lui-même ! Mais quelque part, il doit exister... ’». De cette idée première de solidité, de protection, Hervé en vient peu à peu, à la demande du groupe qui le presse de formuler plus clairement le lien entre sa photo et la M.A.S., à parler de la centralité qu’évoque pour lui cette image. «‘ C’est symbolique ! explique-t-il. Par rapport à l’architecture il me semble que là, ça représente un centre ’»... centre qu’il associe immédiatement au patio de la maison d’accueil. Partie la plus réussie du bâtiment, selon lui, le patio a l’avantage d’être visible de toutes les pièces alentour ; chose importante puisque Hervé considère, dans la vie de la M.A.S., que la patio « ‘représente un moment très très central’ ». Cette association faite dans le discours d’Hervé entre les termes ’patio’ et ’moment’, là où l’on aurait attendu ’lieu’, m’interpelle, d’autant que ce lapsus passe inaperçu pour les autres participants. Au contraire, ceux-ci acquiescent d’un hochement de tête, l’invitant à poursuivre. En forme de conclusion, il ajoute à propos du patio : ‘« il y a de l’eau, il y a quelque chose de calme... C’est vrai que, pour moi, ça représente quelque chose de très positif ; ça ne représente pas l’enfermement !’ ».

L’enchaînement est immédiat avec la seconde photo qu’il a choisie : ‘« Là, c’est vraiment ce que j’appelle le côté un petit peu sanitaire. C’est très propre’ ». Décrivant la photo, il ajoute à ma grande surprise : « ‘La vitre a l’air soigneusement fermée’ ». Pourtant, la photo laisse peu de place à l’équivoque : le battant supérieur est ouvert, et la poignée très manifestement relevée. Personne ne note ce point. « ‘Il y a certainement une très grande froideur dans ce lieu, poursuit-il, mais il y a quelqu’un de chaleureux, qui soutient ce moment de grande solitude. Il y a cette personne qui semble projeter son regard à travers une vitre, sur quoi ? Sur un horizon... je ne sais pas : imaginaire, ou bien qui n’existe pas ! ». L’atmosphère me semble s’alourdir sensiblement, les regards ne se croisent plus, tous les yeux s’abaissant vers la table, alors qu’Hervé’ ‘ continue, associant cette relation étayante dont il vient de parler, au travail des soignants dans la M.A.S. : « Mais c’est comme nous quand on est là ! On est là, puis après on s’en va ; c’est pour cela que l’habitat a sa signification, quand il est bien pensé, qu’il est un petit peu original... on n’a pas l’impression d’abandonner des gens... dans un lieu concentrationnaire ou un lieu figé ’».

Le silence lourd qui commence à s’installer est très vite rompu par Hervé, répétant avec force l’impression de froideur que lui inspire cette photo... contrastant avec la relation qui s’y donne à voir : «‘ Et puis il y a cette femme qui est là, qui est beaucoup plus forte que l’autre... et puis, il y a ces deux mains qui sont là, qui se tiennent. Ça’ ‘ a l’air très chaleureux, mais dans quelque chose peut-être de très dur ’». L’intonation d’Hervé ne laisse pas de doute : sur ces mots s’achève la présentation de sa photo. Le silence s’installe tout à fait, mais, la photo commençant à circuler, je décide de ne pas intervenir pour relancer les échanges, laissant chacune des participantes s’absorber dans l’observation de cette image.

Josiane, son tour venu, lève les yeux de la photo et lance la discussion dans une exclamation : « ‘Ah, ce sont deux femmes !’ ». Le même étonnement m’avait saisi à l’écoute de la description faite par Hervé. Toute la tension précédente s’évacue dès lors dans une nervosité et une rapidité telle que j’ai peine à suivre. Un débat s’ouvre sur le sexe des personnes sur la photo, en tout cas, comme le dit Josiane, sur celle qui est «‘ la plus import... la plus imposante... ’», se reprend-elle. Les tenants et les opposants s’affrontent à grand coup de vêtements, dans les éclats de rire : « ‘c’est une jupe !’ », « ‘ce n’est pas une jupe, c’est un short ! ’»... Hervé propose d’en avoir le coeur net, et apostrophe le personnage : « ‘Allez, enlève ta blouse !’ ». Les rires redoublent, mais un coup d’arrêt leur est donné ; en effet, Virginie s’exclame « ‘mais c’est différent, alors...’ », « ‘c’est un couple !’ » surenchérit immédiatement Hélène, alors que Josiane reprend, stupéfaite : « ‘... un couple alors... ?! ’». Et Virginie ose le mot : « ‘oui,’ ‘on dirait plutôt un homme, en fait ’». Pour s’en assurer tout à fait, la photo circule de nouveau. Le short, et surtout les jambes – sont-elles « musclées », sont-elles « poilues » ? – font l’objet de toutes les attentions. Le constat définitif laisse le groupe pantois... et muet : il s’agit bien d’un homme. Le sérieux revient alors aussi vite que le silence.

Je demande s’il y a d’autres réactions à propos de ces deux images, ce à quoi Josiane me répond : « ‘oui, moi, je vois bien le côté très douillet », montrant la photo du nid’ ‘.’ Mais elle l’oppose à la M.A.S., pensant ici à « ‘tout ce côté ’chaleur’ qui manque ’». L’investissement et l’appropriation de leur espace de vie par les résidents vient au centre de la discussion. Décoration – essentiellement le fait du personnel –, mobilier, couleur, état des locaux sont tour à tour passés en revue. La monotonie initiale des locaux est de nouveau pointée par Hélène : « ‘Au départ, on était tous ici pareils... avec les mêmes chaises. Petit à petit, ça se diversifie un peu ’». On finit par admettre que, finalement, « ‘C’est plus personnalisé. Et ça n’est pas si mal que ça’ » (Josiane).

Or, pour en convenir, on en passe par la description des unités, et des circulations. Et le couloir ne manque pas de soulever la critique : « ‘Le couloir est ouvert, pour rentrer dans chaque groupe ; il n’y a pas de portes, il n’y a rien ’» (Josiane). Toute la question de l’intimité revient alors au premier plan, pour un long moment d’échanges. Cette ouverture des unités pose en effet problème, notamment au moment des toilettes, dans les unités de femmes : ‘« le matin, on a sans arrêt des gens de l’autre groupe qui sont chez nous ! ’», il y a « ‘les hommes qui montent aussi...’ » souligne Hélène, reprise en canon par Hervé : « ‘pendant les bains, oui, il y en a qui montent !’ ». L’importance du couloir, tout en longueur, en enfilade sur les unités, est très décriée : « ‘quelquefois, toutes les portes sont ouvertes ; alors là, c’est tout le couloir qui se profile... un groupe, deux groupes, et après un grand couloir » (Josiane), « il y a une plongée... C’est vrai que le couloir a une importance incroyable » (Hervé), « oui, parce qu’après ça ouvre sur tous les autres services ; c’est encore pire !’ » (Josiane). La confusion gagne, tout le monde parle en même temps, avec une certaine véhémence. On convient dès lors qu’il faudrait une « ‘barrière’ », une « ‘porte’ », voire une simple « ‘tenture’ » : « ‘ça couperait un petit peu...’ ».

Bien que l’échange prenne un peu de distance par rapport aux photos, le discours restant chargé d’affects et ne me semblant pas fuir sur le versant intellectualisant, je laisse poursuivre librement le propos. Je ne tarde pas à constater d’ailleurs que derrière les doléances émises précédemment, pointe une question plus fondamentale, mise en mot par Hervé : ‘« C’est vrai que tout ça, en fait, c’est pointé par l’ensemble des gens qui travaillent ; c’est pointé, c’est parlé, et il y a peut-être même une volonté derrière de vouloir modifier... mais c’est très difficile de changer quelque chose. Il y a une sorte de... disons : d’installation définitive ! Parce que toucher à des murs, toucher à un espace, ici, c’est difficile à imaginer’ ». Plus loin, il poursuit : « ‘ça ne rentre pas dans le projet de rénovation, de penser quelque chose un petit peu différemment, de revoir petit à petit... parce que les choses pourraient peut-être se faire petit à petit’ ». « ‘Alors on reproduit même ce que l’on critique’ », déplore-t-on.

Dès lors, Virginie et Hervé portent à eux seuls les échanges. Virginie souligne que la M.A.S., pour ses résidents, ne devrait pas être « ‘forcément uniquement un lieu de besoins : c’est aussi le lieu où peuvent se vivre des choses entre les gens... où peuvent s’exprimer des désirs... C’est beaucoup mis en avant : le besoin, le besoin... Mais le besoin, ce n’est pas simplement le besoin corporel, uniquement ! C’est un besoin que les désirs soient entendus aussi ’». Hervé constate alors, avec un mélange de dépit et d’amertume que « ‘les gens qui ont imaginé cette M.A.S. ont eu vraiment des idées très raccourcies !’ ». La réalité de la prise en charge ne leur semble pas avoir été prise en considération : vieillissement, régression, intensité des soins. ‘« Je ne sais pas comment ces choses-là ont pu être pensées, comme ça, sans avoir apporté des solutions !’ », tonne Hervé, pour conclure. Virginie provoque les rires, en disant, très clairement à mon attention que «‘ ça mérite bien d’être travaillé ensemble la psychologie et l’architecture ’», parlant à mots découverts du propos de notre réunion.

L’explication à tant d’erreurs est vite trouvée, permettant de laisser cet intense mouvement de fécalisation, et de retourner sur le versant renarcissisant de l’idéal : «‘ il y a vingt ans, il s’agissait seulement de mettre des handicapés dans un foyer... ! ’», déclare Virginie. Le groupe se remotive alors soudain sur ce thème, à l’exception de Leslie, toujours aussi taciturne. « ‘Il fallait répondre à une demande’ » (Hervé), « ‘c’est-à-dire qu’ils ne savaient pas où les mettre !’ » (Hélène). Josiane raconte : «‘ Il y a vingt ans, c’était... l’avant-garde... ’». Ce dernier mot fait sensation, et passe sur toutes les lèvres. Elle poursuit : « ‘c’était la M.A.S. la plus visitée, la première de France, ou d’Europe, je ne sais plus... Les gens, je me souviens, au début – quand je suis arrivée – les directeurs se déplaçaient, ils nous disaient que c’était une référence... C’était très ’clean’ ! ».’

‘Chacun concède alors, en définitive, que la M.A.S. « n’a quand même pas trop mal... » vieilli, ajoutes-je pour moi. Le mot n’a pas le temps en effet d’être prononcé, que les « oui » fusent. La discussion va se terminant en abordant les quelques rares évolutions dans l’occupation des lieux, de l’hôtellerie des familles, trop peu utilisée, au pavillon des ateliers.’

‘Je propose qu’on en revienne aux photos, afin que se poursuivent les présentations.’

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Seule Virginie n’a pas encore commenté ses photos. Elle prend tout naturellement la parole, et explique, à propos de la photo d’un bâtiment : « ‘cette photo que j’ai choisie, c’est très très négatif. Elle va être, comment dire... un peu modulée par cette image-là ’». Ce faisant, elle montre la photo du nid, qu’elle avait choisie, tout comme Hervé, pour évoquer un aspect positif.

Revenant à sa première photo, qu’elle prend en mains, Virginie s’exclame : « ‘cette photo n’est pas très... orientée. On peut la regarder dans n’importe quel sens, c’est partout la même chose, on ne sait pas par où on rentre, par où on sort ’». Ce faisant, elle tourne la photo en tous sens, et poursuit en rendant compte au groupe de ce qu’elle ressent quand elle se trouve dans les unités : « ‘quand je vais sur les groupes, je vois des chambres : ce sont des espèces de bouches, toujours ouvertes, dit-elle en désignant les fenêtres sur la photo, où je vois des résidents, des résidentes nus... qui s’habillent. Je traverse des espaces d’intimité, qui me gênent, parce que je n’ai pas à les traverser comme cela ! ’». Cette évocation de l’intimité est relevée par quelques commentaires, qui rendent les participants hilares : Hervé fait remarquer à Virginie combien il apprécie quand elle vient en peignoir dans les unités, à l’issue d’une prise en charge en balnéothérapie ; Hélène précise alors qu’ « ‘elle sort de la douche’ », et Hervé surenchérit en proposant à Virginie de venir prendre son bain « ‘sur les groupes’ ».

Je sens un certain malaise poindre chez Virginie, et, une fois le moment de fou rire passé, lui redonne la parole pour lui permettre de poursuivre sa présentation. Elle reprend par la description de la photo : ‘« Comme c’est un bâtiment en travaux, on n’a pas l’impression qu’il y a des cloisons, dedans ! Quand on passe de cette fenêtre à celle-là, c’est vide... ’». Hélène prend la parole, soulignant qu’il s’agit plus pour elle d’un « ‘vieux bâtiment qui se délabre’ », et non d’un chantier en cours, comme le réaffirme de nouveau Virginie, avant de conclure : ‘« A l’intérieur, ce n’est pas très différencié ; et par contre quand on est dehors, on ne sait pas trop comment rentrer : il n’y a pas d’escalier, on ne voit rien, aucune porte... il n’y a rien ! ’».

Cette dernière intervention, concernant la relation entre dedans et dehors va lui servir, consciemment ou non, de transition avec la photo du nid, qu’elle présente tout d’abord, pour son caractère chaleureux. Dans la première photo, dit-elle, ‘« il y a tout le côté impersonnel qui frappe un peu, mais quand on rentre dans les chambres », on peut évoquer, avec la seconde photo, « le côté bien douillet, bien... coquet ; à partir du moment où c’est cellule par cellule, que l’on regarde ! ’».

Elle revient alors sur « ‘la question de l’accès qui se pose. C’est-à-dire que soit on est dans le nid’ ‘, soit on est en dehors !’ ». Ce thème de la difficulté du passage dedans-dehors fait l’objet d’un long discours, essentiellement alimenté par le vécu de Virginie, à propos des temps de prise en charge en balnéothérapie : aspects fonctionnel, relationnel, thérapeutique et dimension symbolique de l’accès à la piscine sont abordés. Et Virginie de conclure : « ‘C’est l’espace ’entre’ qui est important ; par rapport aux gens qui sont psychotiques, qui sont dans le tout ou rien, le côté ’entre-deux’, c’est drôlement important !’ ».

Le débat s’engage plus largement concernant les relations intérieur-extérieur, entre les unités, et la question de l’autonomie des résidents, qui n’est pas suffisamment étayée, ce qui est, aux dires de Virginie « ‘paradoxal avec la mission sanitaire et sociale de la DDASS et des grands... faiseurs de projets, qui est justement de soigner l’autonomie des gens. Les lieux ne sont pas adaptés pour les gens... ici, ils sont très très peu autonomes ’». A écouter Virginie, il s’avère que les commentaires portant sur la photo du nid sont majoritairement faits sur un versant négatif. Cette impression qui me venait depuis le début de sa présentation s’est d’ailleurs bien vite confirmée quand, abordant de nouveau « ‘le côté maison ’» de la M.A.S., elle explique que, même si c’est « ‘douillet, chaleureux, [elle a] eu du mal à choisir une image positive ! ’».

Hélène prend alors la parole pour signaler que le même problème de conception, concernant la piscine de balnéothérapie, s’est produite à la M.A.S. des Montaines, évoquée précédemment. Interrogeant le groupe concernant d’éventuelles autres réactions, Hervé s’excalme : « ‘Ça’ ‘ c’est une photo qui est... extra- ordinaire ! Il y a beaucoup de fenêtres, et finalement c’est une sorte de ’carcéralité’ bien pensée ! ’». Hélène associe cette image, que l’on peut prendre dans tous les sens, aux oeuvres de Hecher : « ‘que tu la prennes dans un sens ou dans un autre, tu ne vois pas l’entrée, ni la sortie ’». Leslie sort alors de son mutisme, pour prendre elle aussi part à l’échange : «‘ C’est vrai qu’au début, ici, les gens sont désorientés. Les gens qui sont salariés, ou même les gens qui viennent... ils ne savent plus : ’où est-ce que je suis ?’, ’est-ce que je suis sur un groupe chez les hommes, ou sur un groupe de femmes ?’... souvent ils coincent là, au carrefour... ’». Les autres acquiescent. Hélène rappelle alors que dans la M.A.S., «‘ on avait parlé, passé un temps, d’appeler... de donner des noms de rue aux couloirs, pour orienter ’». A ces mots, les « ‘oui’ » fusent de toute part dans un brouhaha et des rires mêlés, qui constitueront le point final des échanges à propos des photos, les participants n’ayant plus à faire part d’aucune autre réaction.

Notes
62.

Autre maison d’accueil située dans l’Ain, gérée elle aussi par l’ADAPEI, et conçue notamment à partir des constats faits à Montplaisant.