6.3.2.2 Séance Photolangage© : restitution des échanges

Les échanges s’engagent rapidement après le rappel des consignes propres à ce temps de travail groupal. Je note d’emblée que, chacun ayant devant soi deux photos, il n’a pas été fait de choix multiple concernant une même image, à la différence de la plupart des groupes avec lesquels j’ai déjà travaillé. C’est Gabrielle, assise à ma droite, qui prend la parole : « ‘Eh bien, je vais commencer’ ». Ce faisant, elle montre successivement les deux photos qu’elle a choisies, précisant seulement que la première – représentant un banc dans un parc – correspond à l’aspect positif, et la seconde à l’aspect négatif. «‘ Pour commencer par le côté positif, c’est vrai que par exemple cette photo m’inspire l’extérieur. Au niveau architectural, il y a quand même une accessibilité, avec le patio intérieur ». Hésitante, elle poursuit à propos du patio : « c’est l’extérieur, enfin... pour pouvoir circuler ’».

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Après avoir jeté un regard silencieux à cette image, elle montre la seconde pour poursuivre sa présentation.

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« ‘Pour le côté négatif : la difficulté, enfin... à voir toutes ces... toutes ces voies ferrées, là, ça me... oui, la difficulté de pouvoir circuler à l’intérieur des pièces’ ». «‘ Je pensais notamment aux personnes en fauteuils, pour se déplacer ’». Et puis, on est ‘« obligé de faire sans arrêt des tours, des allées et venues...’ ».

Après un moment de silence, et alors que j’invite les autres participants à intervenir, Jeanne décide de prendre la parole et se saisit de ses photos.

Soudain, une résidente entre brusquement dans la pièce en criant. Une éducatrice se lève pour la reconduire dans le couloir, puis des clés passent de main en main ; on se retrouve alors, « ‘pour plus de tran-quillité’ », enfermés dans la salle de réunion.

Après cet incident, faisant suite à la présentation des photos de Gabrielle, c’est Jeanne qui prend la parole, non pas pour y réagir, mais pour présenter ses photos.

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« ‘Moi, j’ai pris la photo d’un nid’ ‘, parce que pour moi ça repré-sente aussi l’extérieur, la possibilité de partir ’». Elle souligne aussi « ‘l’avantage’ » que constitue pour cet établissement, «‘ le côté contenant que peut avoir la... circularité de l’architecture ’». « ‘Au départ, je le voyais enfermant, et puis connaissant un peu mieux les résidents et leur pathologie, je commence à y voir des avantages ’», dit-elle.

Reprenant sur le premier thème qu’elle a abordé, Jeanne ajoute : « ‘c’est vrai que l’ouverture à l’extérieur, à la campagne, à la nature... je trouve cela bien important, bien intéressant ; c’est ce que m’évoquait un peu ce nid’ ‘, là, dans lequel on peut se poser, on peut être bien à l’abri, et puis on peut en partir quand on se sent bien, quoi !’ » Ces dernières paroles déclenchent les rires.

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Reposant cette image, elle montre, « ‘pour le côté négatif, cette photo-là : une maternité, avec plein plein de lits, tous les mêmes... Moi, j’ai eu beaucoup de mal quand je suis venue ici, à supporter le manque d’intimité, de lieux préservés dont peuvent bénéficier les résidents’ ». Jeanne souligne le peu de chambres individuelles dans l’établissement, ce qui la choque concernant une population d’adultes. Mais, ce qui s’avère le plus problématique, selon elle, c’est ‘« le fait que les groupes de vie soient des lieux de passage, qu’il n’y ait pas de couloir à l’extérieur... C’est clair que le couloir passe à l’intérieur des lieux de vie’ ‘, et je trouve cela drôlement dom-mageable ». Pour elle, ça l’est pour « tout être humain... mais plus encore avec la pathologie des résidents’ ».

« ‘Sans arrêts, ils vivent des intru-sions, qui font qu’on ne frappe même plus à l’entrée des groupes. Et on essaye de travailler sur les limites, leurs limites à eux ! Leurs limites corporelles, leur Moi... tout ce que nous mêmes nous transgressons toute la journée, par le fait même de l’architecture ’». Et Jeanne de conclure en ces termes : « ‘c’est ce que m’évoquait cette... oui, cette affreuse photo : ce manque d’intimité possible, notamment sur les lits...’ ». Là encore, sa présentation se solde par une vague de rires, mais loin de l’atmosphère détendue de ceux de tout à l’heure... c’est dans un premier mouvement de malaise qu’ils s’éteignent peu à peu.

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Interrogée sur le rapport qui semble implicite dans ses propos, entre ses photos et celles choisies et présentées par Gabrielle en début de séance, Jeanne convient qu’elle a « ‘failli prendre l’aiguillage, à dire vrai ’», tout en montrant la photo des rails. Un très court échange s’engage alors à propos de ces quatre présentations, au cours duquel Frédérique revient sur cette même photo : « ‘Ça’ ‘, tout à fait... la même chose ! Oui, les rails’ ‘, le mélange ! ’». Par contre, elle est en désaccord avec le point de vue de Gabrielle, concernant le banc : « ‘pour moi, celle-là me fait penser à la solitude, je ne sais pas pourquoi. Ce n’était pas une photo positive’ ». Régine en convient elle aussi, et ajoute à propos du nid : « ‘Le nid, oui, c’est l’unité aussi. Et je voyais aussi la partie contenante, le côté contenant, chaleureux... ’». Cette dernière réflexion lui fournit une transition pour présenter l’une des photos qu’elle a choisie. Elle poursuit donc : « ‘Si j’ai pris celle-là pour positiver, je crois que c’est parce qu’il y avait la notion de contenance’ ‘ ; mais ce que je trouve quand même agréable, ici, c’est une espèce de liberté possible pour les résidents, parce qu’il y a pas mal d’espace, pour être vu, ou ne pas l’être... ’». Avec des lieux comme le patio, dit-elle, « ‘les résidents peuvent quand même être dans des endroits où ils peuvent se sentir pas trop perdus, trop loin ». « Avec cette histoire de pas, continue-t-elle en désignant la photo, c’est comme si on pouvait aider les résidents, peut-être pour... pouvoir leur permettre de se déplacer seuls, mais de façon sécurisante ’».

Ces derniers mots laissent alors place au silence, alors que Jeanne semble absorbée dans la contemplation de sa photo.

« ‘C’est marrant, il y a l’idée du cercle, encore ! ’», intervient subitement Marc, resté muet jusqu’ici. « ‘J’avais pris cette photo-là comme photo positive, poursuit-il, et les deux choses que j’ai vues, ce sont le rond et la lumière’ ». Montrant la photo d’une turbine géante, il relate : ‘« c’est vrai que pour moi, quand je suis arrivé – je suis très naïf, encore ! je ne connais pas bien la maison – il y avait ce côté rond ! On ne peut pas se perdre, dans l’établissement. On finit toujours par revenir à son point de départ. Et puis il y a toute une symbolique du rond, des choses qui ont un recommencement, qui ont une unité...’ ».

Il évoque ensuite plus succinctement le côté très lumineux de la maison, et sa conclusion emporte l’approbation générale : « ‘sur plein de photos on retrouve cet aspect de la lumière, et l’idée du cercle ’».

De nouveau le silence. J’invite alors ceux qui le souhaitent à réagir, et c’est soudain le brouhaha ! Frédérique vient en effet de s’emparer de la photo de Marc, et la regarde avec une moue qui ne passe pas inaperçue. Ses autres collègues féminines se mettent alors toutes à parler et rire en même temps. Etre attentif à tout s’avère difficile, et je note au passage des mots qui fusent : ‘« un entonnoir », « quelque chose de fermé », « on n’en voit pas le bout’ ».

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Jeanne reprend, une fois le calme revenu : « ‘Moi, ça m’a évoqué le patio : le côté circulaire du patio... Mais la lumière, je ne sais d’où elle arrive, pas de l’extérieur, en tout cas ! ’». Le silence s’installe encore. Au bout d’un moment, Régine ajoute, les yeux rivés sur la photo : « ‘Moi, je repense au fait que les résidents ne peuvent pas se perdre... mais à la fois ils peuvent aussi tourner en boucle ». « Oui, s’exclame Jeanne, ils se courent après ! ». Montrant la photo de la main, Régine conclut : « Et cet espace, ça peut évoquer cela, je trouve. Et c’est vrai qu’il y a quelques résidents qui donnent l’impression de tourner toute la journée... il n’y a pas de limites...’ ».

Frédérique décide alors de présenter les photos qu’elle a choisies, cet échange lui ayant certainement donné matière à s’articuler au discours tenu par le groupe depuis un moment. « ‘C’est certain qu’avec cette architecture circulaire, il y a du bon et du pas bon...». Pour illustrer cette dualité, Frédérique montre sa première photo, représentant une ronde de statues’ ‘ : « Moi, j’ai pris aussi cette photo, circulaire, parce que ça m’a évoqué le patio, le passage, l’entraide, dans le fait qu’il ne sont jamais tout seuls ». « Mais aussi, le fait de ne jamais être tout seul, c’est ça... confus ! ’». Sur ces mots, ses yeux se baissent sur la seconde photo, qu’elle regarde longuement avant de la prendre et de la montrer : « ‘on est tous les uns sur les autres. Oui... il y a ces deux côtés’ ».

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Régine, avant que quiconque n’intervienne à propos de ce qui vient d’être dit par Frédérique, reprend soudain : ‘« Moi, je n’ai pas parlé du point négatif ! ». Elle nous fait alors découvrir sa photo, jusqu’ici glissée sous l’image de l’enfant, qu’elle nous a déjà présentée. « c’est très...’ » ; son hésitation déclenche l’hilarité générale ; Gabrielle se risque à venir à son secours : « ‘... fragile ?’ ».

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D’un hochement de tête, Régine accepte ce qualificatif, mais reste perplexe : « ‘Fragile, mais... je ne sais pas comment dire... Il n’y a pas de place pour le rangement... il n’y a pas de place pour le rangement à l’intérieur, ni à l’extérieur non plus. Ce n’est pas conçu, ce n’est pas prévu’ ». Son regard reste indéfec-tiblement rivé sur la photo, presque perdu, les yeux grands ouverts. « ‘Les résidents arrivent avec des choses, et puis on entasse, ça peut donner des choses comme cela, parce que du coup on ne pourra pas prendre soin de leurs affaires ’».

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Un long échange à deux voix s’engage alors, entre Régine et Jeanne. Cette dernière déplore ‘« qu’ils n’aient pas un lieu pour eux. Ils n’ont pas une vraie... une vraie chambre à eux où ils peuvent avoir tout leur petit matériel ». Régine abonde en ce sens : « Non, ils n’ont qu’un placard ; Petit placard ! ’». Jeanne dépasse alors ce registre factuel, pour révéler selon elle la signification profonde d’une telle carence : ‘« Ça’ ‘ ne laisse pas de place, en fait, à l’histoire de la personne ». Très attentifs, les autres hochent la tête en silence. « On ne peut pas trop se permettre d’amener ou d’accumuler des choses... ’superflues’, on pourrait dire ! ’». Régine poursuit dans la même veine, soulignant combien il importe de ‘« pouvoir amener les choses de chez soi, de pouvoir les garder quand on a vécu avant ailleurs ’». A la M.A.S., ‘« on ne peut rien garder. Enfin, on a l’impression que, pour l’instant, on ne peut rien garder... on peut peu garder ! ». « Il y a une urgence à trier les choses... ’», reprend Jeanne, dont la voix se perd dans le lourd silence qui s’installe. Alors que des cris et des gémissements des résidents se font entendre derrière la cloison, Régine, les yeux toujours dans le vague, relance les échanges : « ‘Il n’y a pas de grenier... il n’y a pas de cave. Comme s’il n’y avait pas de place pour les souvenirs ». « En plus, ceux qui en ont, souvent, se les font détruire par les autres ! ’», répond Jeanne.

Les autres participants se joignent alors au duo et les échanges reprennent, plus vifs. On parle du mobilier personnel des résidents, qui n’a pu être conservé dans son intégralité du fait de la petitesse des chambres. On traite aussi des ’visites’ importunes des résidents dans les chambres, et la question de l’intimité se trouve abordée par ce biais. Mais, comme le souligne Marc, « ‘ce n’est pas qu’une question d’espace. Dans les chambres individuelles, il y a plus de place pour retracer la vie passée ». « Pour moi qui ne connais pas bien les résidents encore, poursuit-il, c’est difficile de retrouver leur histoire dans leur chambre. Il n’y a pas forcément beaucoup de photos. On découvre les résidents au moment... présent ; il n’y a plus de passé, il n’y a qu’un moment donné ! ’». La question du choix entre chambres simples et chambres doubles ne s’avère pas simple, même si elle est se trouve bien vite réglée par Régine, pour qui « ‘un panachage entre les deux est important...’ ». Mais le moment des soins, les différences d’autonomie des résidents posent problème. On en débat et la conclusion est sans appel : dans cette M.A.S., on n’a pas pris en compte les incidences de la « ‘vie collective’ », « ‘les notions de pudeur, d’intimité, y sont très difficiles à travailler ’».

Après ces critiques portées à l’encontre de l’architecture, Jeanne s’adresse du regard à ses collègues : ‘« Ça’ ‘ tient aussi à nous... à la façon dont on transmet ça, en fait ! ’». On convient alors que « ‘l’architecture, ça ne fait pas tout ’», formule qui fait florès, puisque reprise en canon par tous les participants. « ‘Une belle maison ça ne fait pas tout ! Il peut y avoir de la lumière qui vient de l’extérieur... s’il n’y a pas quelque chose qui émerge du personnel ... ! ’».

Ce thème de la lumière qui rejaillit ici est l’occasion pour Jeanne de préciser son propos, à partir de son expérience des prises en charge en balnéothérapie. Désignant la photo de Marc, elle explique : ‘« j’ai envie de dire autre chose, sur cette photo-là qui évoque le patio, que j’aurai pu prendre aussi pour le côté négatif, comme je l’ai dit tout à l’heure. Sachant que vous alliez venir, dit-elle à mon attention, j’ai essayé de penser à deux ou trois choses, dans la journée, et notamment à un lieu de travail que je fréquente beaucoup, qui est la salle de balnéo... ’». A ce mot, des sourires se peignent sur les visages. « ‘Une salle qui est tout au fond de l’établissement, là, tout en bas ! ’» Les rires éclatent alors, Jeanne pointant le sol de l’index, désignant le sous-sol où se trouve située la salle de balnéothérapie. « ‘Elle n’est pas éclairée !’ ». Les rires redoublent. « ‘On est dans les abysses !’ ajoute-t-elle, sérieuse au milieu de l’hilarité grandissante de ses collègues, ‘sans aucune lumière extérieure !’ ». Frédérique l’exhorte alors : « ‘oui, sans lumière vraiment directe’ ». Tentant de garder jusqu’ici mon sérieux, je ne peux m’empêcher d’être gagné par l’euphorie ambiante, tant les rires s’avèrent communicatifs. En effet, l’intervention ’chatouilleuse’ de Frédérique a relancé Jeanne : ‘« Oui, c’est un lieu qui pourrait être un lieu... avec l’eau, pouvant évoquer la vie, mais pouvant évoquer quelque chose aussi d’assez mortifère, quelque chose dans lequel on se fond, dans lequel on coule... ’».

Entendant ces mots, je crains que l’atmosphère ne s’alourdisse, mais l’allégresse est trop bien installée pour ne pas constituer une défense solide face aux représentations morbides qui se dessinent à l’horizon du discours tenu par Jeanne. Le ton résolu de sa conclusion, presque enfantine, fait éclater les rires de plus belle : « ‘Voilà... bon !’ ». Et Frédérique d’ajouter, portant les rires à leur comble : « ‘C’est un siphon !’ ». Face à la critique, Marc, sur le ton de l’humour, se fait alors plaintif, accentuant le climat de détente : « ‘Bon, dites que vous ne l’aimez pas, ma photo ! ». Jeanne s’en défend immédiatement : « Je l’aime beaucoup, mais elle ne représente pas quelque chose de positif... c’est assez angoissant ! ». « Travailler avec l’eau, avec les résidents, ça pourrait être différent, je pense – et même au niveau institutionnel – si ce n’était pas aussi bas !’ » Joignant le geste à la parole, elle désigne de nouveau le sol de la main, au milieu des rires qui reprennent. Hésitante, elle poursuit : ‘« si c’était plus au niveau... au niveau de... au niveau de la vie. Mais pas aussi bas ! ’». Frédérique, toujours cantonnée dans le rôle d’interlocutrice privilégiée qu’elle tient depuis un moment, ajoute : ‘« ah, si c’était en terrasse !’ ». La réponse de Jeanne ne tarde pas, bien que toujours balbutiante : « ‘Pas en... en-terré. Oui, avec de la lumière qui arrive de l’extérieur ’». Les rires se tarissent, chacun s’apaisant peu à peu, et j’en profite alors pour résumer le propos : « ‘c’est à la symbolique des lieux que vous pensez, dans la façon dont on les conçoit, et en fonction de leur emplacement ». « Oui, reprend Jeanne d’un ton décidé et réfléchi, je pense qu’ils prennent sens, qu’ils ont une autre fonction. Ayant discuté avec d’autres personnes travaillant aussi dans des salles comme celle-là... je pense qu’il y a aussi, selon l’endroit où elles sont situées dans l’établissement, des choses qui sont... oui, fantasmées sur le travail qui s’y fait, qui ne s’y fait pas, ou qui pourrait s’y faire... ou qui s’y fait plus ou moins bien, selon si c’est... ’». La fin de la phrase est collégiale, chacun lançant à la cantonade ce qui lui traverse l’esprit : « ‘si c’est enterré’ »... « ‘en plein soleil’ »... « ‘à la lumière’ »... « ‘avec’ ‘certaines personnes’ ». Comme si ce tour de table signifiait que chacun a dit ce qu’il avait à dire, le silence se fait presque instantanément... temps de pause réparateur, au cours duquel la quiétude est manifeste, et où chacun rassemble ses idées après l’allégresse éprouvante, car avant tout défensive, qui a tantôt gagné le groupe.

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Au bout d’un petit moment, j’invite à d’autres réactions ou à poursuivre la présentation des photos. La plupart d’entre elles ayant été présentées, les regards se posent alors sur Marc et Jeanne l’interpelle, reprise par ses collègues : « ‘Ton côté négatif ?’ ».

« ‘Oui. Moi, j’ai travaillé dans une maison... c’était – comment dire ?’ », Marc, très hésitant, regarde intensément sa photo, posée devant lui sur la table, représentant un couple devant une fenêtre. ‘« C’est ce... ce regard extérieur. Dans cette photo, c’est comme ici, c’est vrai que c’est très lumineux, mais les gens ne sortent pas vraiment de la maison ! ». « Ils sortent dans le patio, mais il n’y a pas de sorties qui se font en ville ; enfin, il y a des choses qui sont faites, mais ce n’est pas forcément très... très courant... très... » ; « très fréquent », concède Jeanne’ ‘, d’un ton approbateur appuyé d’un hochement de tête. « Très fréquent, oui ! Et je trouvais cela un petit peu dommage’ ».

Marc reconnaît alors qu’il n’est présent que depuis peu dans la M.A.S., et que cet état de fait est certainement plus dû « ‘au fonction-nement administratif » qu’au person-nel : « ça vient d’en haut, les gens ne veulent pas qu’on sorte parce que... et ils ne nous donnent pas de sous ! L’ouverture à l’extérieur est très difficile à faire ; ça demande beaucoup d’énergie. Il faut faire des projets... il ne faut pas que ça coûte trop cher, il ne faut pas que ça soit trop souvent ! ’».

Devenant de plus en plus hésitant, n’achevant pas ses phrases, Marc s’interroge et interpelle ses collègues, qui demeurent muets, à propos de ce sentiment qui visiblement le met mal à l’aise : ‘« Enfin, je ne sais pas si... j’ai peut-être complètement tort ou... ?’ ». Sentant son embarras, je le relance à propos de la photo, lui demandant de nous dire ce qui lui évoquait cela dans l’image : « ‘Les gens sont face à l’extérieur. Il y a beaucoup de lumière, mais ils sont bloqués derrière la fenêtre ! Et ils ne voient le monde extérieur qu’à travers une vitre... sans s’y plonger complètement. C’est comme dans un aquarium ! ».’

‘Cette dernière remarque appelle des réactions immédiates de la part des autres participants, engageant ainsi un échange que je ressens comme salvateur pour Marc’ ‘, celui-ci se sentant conforté dans son point de vue : « Moi, commence Jeanne’ ‘, cette photo m’évoque beaucoup... le nombre d’heures que passent les dames de ménage à faire les vitres ! C’est dingue : les vitres sont... très très imprégnées !’ ». Les rires se font de nouveau entendre, et Régine lance sur un ton grave : « ‘imprégnées de mains, de bouches, de lèvres... ’», « ‘oui, reprend Jeanne, et de nez aussi ! C’est très... aquarium ! ». Soudain, elle s’interroge : « On appelle ça comment, les poissons... ? Des poissons... », et elle termine dans un murmure : « suceurs ? ». « C’est vrai qu’il y a des moments, c’est ça ! ’», conclut-elle, dans l’hilarité générale.

Marc se met alors à relater « ‘les premiers jours de [son] arrivée’ » à la M.A.S. : ‘« C’est fou ! La porte est fermée à clé ; on rentre et on sort par cette porte-là, vitrée. L’arrivée, ça va, parce qu’on rentre dans la maison, et on rentre dans le milieu des résidents, dans le milieu de vie ; mais la sortie, je trouvais cela très étrange les premiers soirs ! Parce qu’on ferme une barrière et on s’en va ! On rentre chez nous ».’

‘« Mais c’est une barrière transparente ! Il y avait tout un... un truc assez difficile : on avait accès à un extérieur qui leur était complètement interdit, quelque part ! Je ne sais pas trop comment l’exprimer, c’était un sentiment un petit peu bizarre ». « C’est vrai que, d’un autre côté, concède-t-il, on ne peut pas laisser tout ouvert non plus ! On ne va pas passer nos journées à aller chercher les résidents dans les bois, ou les champs ’». Jeanne, au milieu des rires déclenchés par cette boutade, lui répond qu’effectivement « ‘c’est limité par le personnel... enfin par les moyens en personnel, par les moyens financiers, mais c’est possible de sortir ». Appuyée par les interventions de Régine’ ‘ et Frédérique’ ‘, elle évoque aussi bien d’autres raisons. Toutes trois tombent d’accord sur « la difficulté pour certains de sortir », sur le fait que d’autres « se trouvent très bien, devant les fenêtres ! Ils n’ont pas envie de sortir ». « Il y en a qui n’ont aucune conscience du danger, à l’extérieur ! Ou qui s’angoissent vite’ ». Ces évocations portant sur le rapport à l’extérieur ne tardent pas à déboucher sur des représentations plus dépréciatives : il faut entendre ce qui nous a été « ‘opposé par certaines familles : avec le patio, on nous a renvoyé que c’était quand même le goulag, que c’était... la prison... on a eu tout cela, quand même ! Que c’était enfermant... enfermé !’ », s’exclame Régine. Elle explique en partie ces critiques par le fait que les équipes ont demandé à ce que les familles ne « ‘rentrent pas comme cela, comme dans un moulin !’ ». A l’appui de cet argument, on évoque d’autres établissements qui fonctionnent différemment, plus laxistes concernant les accès, et Régine se félicite qu’ici « ‘on sonne, comme quand on rentre chez quelqu’un en fait », et ajoutant tout bas, pour elle : « on vient ouvrir’ ».

Cette dernière réflexion amène alors Jeanne à s’engager dans un long monologue, au cours duquel elle marque son désaccord avec les propos de Régine : ‘« Ici, oui... on sonne, mais pour entrer dans la maison, pas dans les groupes, en fait ! Il y a quelque chose qui filtre ici, quand on entre dans la maison, mais pas dans les groupes. Dans les groupes, ce sont des portes battantes à tous vents, à la fois pour le personnel, et pour les résidents... et ce n’est pas facile ».’

‘« C’est vrai que moi je me bats pour que, quand les résidents viennent, ils frappent avant d’entrer... pour qu’il y ait des limites, pour que ce soit limité et qu’ils se construisent en étant limités, à l’intérieur et à l’extérieur ! A travers des petites choses comme cela ! Et je me dis après que c’est vraiment du... du vent, parce qu’en fait, sans arrêt, quand on rentre sur les groupes, on rentre comme ça ! ». « Et puis, j’ai repensé à une chose aussi, avant que vous ne veniez, me dit-elle : dans cet établissement il y a un groupe qui a plus de mal à s’installer que les autres. On a tourné ça dans tous les sens : le personnel, les résidents, les pathologies des résidents concentrées sur le même groupe, tout cela... » ’ ‘« Et en fait, c’est un groupe qui est un lieu... un groupe où il y a le plus de passage : on y passe pour aller sur l’autre groupe, on n’emprunte pas les allées du patio extérieur, parce que... parce que c’est plus facile ! Il faut ouvrir, il faut passer les fauteuils, et puis il pleut, et puis il neige, et puis il fait trop chaud, et puis on a la flemme, quoi ! ».’ ‘« Et ce groupe-là est sans cesse traversé d’un côté, de l’autre, toute la journée, n’importe quand, par tous les résidents. Et voilà... ce n’est pas facile... et c’est vrai que dans ce groupe-là les résidents sortent beaucoup actuellement, ils viennent beaucoup vers des lieux comme nos salles, à nous, les lieux de paramed’... où ils peuvent venir vers l’infirmerie, vers l’entrée, la salle de psychomot’, où ils peuvent passer un petit moment tranquilles... » ; « donc, il y a des groupes où on va pour y aller, d’autres où ne fait qu’y passer... ! ».’

‘ « Je me dis que ça peut peut-être participer de la difficulté qu’a ce groupe à se trouver, à se structurer... il est tout le temps traversé !’ ».

Ecoutée avec beaucoup d’attention, Jeanne regarde maintenant tour à tour les autres participants. Et c’est Frédérique qui poursuit : « ‘C’est quelque chose de traverser le lieu de vie’ ‘, mais c’est souvent encore plus difficile de traverser...’ » ; Régine ne lui laisse pas le temps de finir, et ajoute : « ‘le couloir des chambres, des salles de bain...’ ». Je sens poindre alors la question de l’intimité, déjà évoquée auparavant avec plus de détachement me semble-t-il. Les affects mobilisés ici paraissent maintenant plus pesants, presque encombrants. Hochant la tête, en signe d’approbation, Frédérique reprend là où elle en était restée :‘ ’ « ‘c’est souvent encore plus difficile de traverser...’ ‘le couloir où il y a les chambres, et quelquefois on est gêné de passer, de traverser... les portes sont ouvertes, les résidents qui se déshabillent, c’est quand même... je suis gênée pour eux, moi ! Bon, alors on ferme la porte... mais est-ce qu’ils ont envie qu’on ferme la porte ? Ils ont peut-être envie que la porte soit ouverte !’ ». « ‘D’ailleurs, dans ce groupe-là, ’commente Jeanne, ‘des deux côtés on arrive par des chambres ! ’». On passe alors au crible les différences entre les groupes : la localisation des unités, la façon d’y entrer, la position des portes. Tout le monde tombe d’accord sur le fait que « ‘Les portes sont beaucoup plus souvent ouvertes... les portes au bout des couloirs » ; puis, en écho : « C’est le bout du couloir aussi ! Toutes les portes qui sont situées au bout de long couloirs où il y a des chambres sont toujours ouvertes. Enfin, très souvent ouvertes’ ».

C’est Marc qui déclenchera par son intervention les rires de ses collègues : « ‘Ce sont des pièges à courants d’air ! ». « C’est vrai que c’est fou, poursuit-il : on voit le groupe de part en part ! D’un bout du couloir, on voit le couloir avec les chambres, on voit la salle de séjour, le bout de l’autre couloir... on a vue sur tout le groupe, dans toute sa longueur ! ’». A cette évocation, me reviennent en mémoire des propos similaires, tenus par l’équipe de la M.A.S. Montplaisant. Et Jeanne de poursuivre, revenant très explicitement à la photo de Marc : ‘« Là, avec ces deux personnes qui regardent à l’extérieur... En t’écoutant dire ce que cela t’inspirait, ça me faisait penser : comme si, en plus, il avait fallu monter sur une butte pour regarder vraiment l’extérieur ! Enfin, on est quand même sur une hauteur !’ ». Avec cette relance des réactions à propos des photos, Frédérique ose une intervention, dont on ne sait à laquelle des deux photos de Marc elle renvoie... sans doutes aux deux, me dis-je : ‘« Quand j’ai vu ça, j’ai vu Sandrine, derrière la fenêtre », faisant allusion à une résidente. « Je ne sais pas pourquoi j’ai cette impression – peut-être parce que c’est sombre... et clair dehors ? Sandrine, qui est toujours face à cette étendue, de l’autre côté... Moi je vois le bout du couloir, au niveau du groupe 2 ... Ce couloir tout sombre, et puis Sandrine, toute petite, au bout !’ ». Les voix se taisent alors, semblant se perdre comme cette résidente, au bout d’un tunnel.

A côté de moi, je sens soudain Frédérique hésiter, le regard posé sur la photo de cette foule, compacte et trouble, qu’elle a choisie et dont elle a à peine parlé tout à l’heure, si ce n’est en contrepoint de celle des statues. Je l’invite donc à intervenir. ‘« Eh bien, ça m’a fait penser au mélange... par moment on a l’impression qu’ils sont tous mélangés, qu’ils ne savent plus où ils en sont... parce que justement avec ce truc circulaire, certains résidents ne savent même plus s’ils sont sur leur groupe, ou s’ils ne sont pas sur leur groupe... Et puis, aux heures d’affluence, ça donne cette impression...’ », conclut-elle. Les autres confirment cette idée, précisant que pour eux c’est l’heure du repas que cela évoque : « ‘devant la salle à manger ’» (Marc), « ‘quand les résidents quittent leur groupe et sont tous agglutinés là, qu’il y en a une dizaine... dans le couloir... ’» (Régine). Frédérique insiste sur l’impression plus générale qui est la sienne : « ‘Moi, ça me fait penser à la circulation dans les lieux, quand ils ne savent plus où ils en sont’ ». J’interviens alors : « ‘il s’agirait d’un problème de repères’ ‘?’ ». Frédérique prend le temps de la réflexion : « ‘Hum...oui’ ». Puis, après un temps de latence : « ‘ce problème de repère, ça me fait penser par exemple à Michel, un résident qui tourne sans arrêt, et à la fin, les chambres étant toutes identiques, à la rigueur il va se mettre dans n’importe quel lit pour se coucher ! ’». Un épais silence s’installe, vite déchiré par la conclusion de Frédérique : « ‘Ça’ ‘ inspire beaucoup la collectivité, cette photo’ ». Elle suscite alors les rires par un jeu de mots imprévu : « ‘oui, la masse, la collectivité... c’est la M.A.S. !?!’ », puis continuant : « ‘Je ne crois pas que je mettrais ça du côté positif ! Non, justement avec la collectivité il y a aussi le manque d’indiffér... de différenciation », se reprend-t-elle. Jeanne’ ‘ abonde en ce sens : « et puis le manque de limites. Là, on ne voit ni le repérage au sol, ni quelque chose qui arrête, où on puisse rester... ’» ; c’est le silence qui répond à cette dernière réflexion.

Je formule alors une dernière demande à propos de réactions concernant les photos, et c’est Jeanne qui prend de nouveau la parole, désirant commenter les deux dernières images évoquées : « ‘A propos de cette photo-là, où l’on voit les deux personnes, ça m’évoquerait aussi l’idée de certains lieux, où j’ai beaucoup souffert ici comme... » ; « comme quoi... ?!’ », interrogent les autres, à la fois hilares et fortement surpris. « ‘Comme personnel qui travaille !’ » répond-elle, dans un haussement d’épaule amusé, au milieu des rires de soulagement de ses collègues. ‘« Pour certains résidents, je trouve que les chambres à deux lits sont vraiment trop... exiguës ! Deux fauteuils ne se croisent pas. Et les salles de bain... En tout cas, voilà : l’exiguïté des lieux’ ».

Prenant alors la photo de la foule, elle ajoute : «‘ et puis surtout, quelque chose de très négatif : le passage qui m’a beaucoup choqué dans la salle d’activité qui a été créée ici ; on pensait pouvoir en bénéficier, puisque la salle de psychomotricité est toute petite... mais c’est une salle-couloir ! ». « Pour des séances de psychomotricité, qui sont justement des temps et des lieux à l’extérieur, en dehors du regard des autres, où l’on s’exprime, en dehors du quotidien... pour ces temps à part, c’était carrément impossible d’y travailler, parce que c’était ouvert des deux côtés, à tous vents... ’».

« ‘Des quatre côtés même. Parce qu’en fait, en été, il y a les tondeuses qui passaient transversalement, depuis le patio, et puis les résidents comme ça... entre les groupes’ ». Contrainte de ce fait d’arrêter de travailler dans cette salle, Jeanne convient avec Frédérique que, depuis lors, « ‘c’est un lieu qui est devenu un no man’s land pendant 3 ans ’».

« ‘Personne n’a réussi à l’investir’ », confirme Régine. Depuis peu des travaux ont été faits, pour agencer un « ‘petit coin’ », mais comme elle le souligne : « ‘On n’aura rien d’autre ! Il faut qu’on montre que ça déborde ! Si on veut quelque chose !’ ». Les échanges se terminent alors par l’évocation de cette longue période pendant laquelle « ‘les résidents avaient du mal à traverser la salle d’activité, qui était vide de présence adulte » ; « certains y arrivaient mais pour s’y réfugier, s’y isoler... il y en a d’autres pour qui c’était trop angoissant ’». Mais pour tous, il s’agissait seulement d’un « ‘couloir pour aller du patio à derrière’ ». C’est sur ce dernier mot, et dans la tension qu’il amène, que s’achève ce temps de présentation des photos. En l’absence d’autres réactions, je n’attends pas plus longtemps, et engage la deuxième partie des échanges, conformément au dispositif.