6.3.3.2 L’imaginaire groupal : l’Imago Maternelle Archaïque Dangereuse

a- La construction progressive de l’imago à partir du patio

Première révolution : du patio à l’entonnoir : Gabrielle, première intervenante de la séance, présente consécutivement ses deux photos, dont le rôle est de poser des limites : limites entre intérieur et extérieur, entre dedans et dehors... mais limites confusionnantes. « ‘Cette photo m’inspire l’extérieur. Au niveau architectural, il y a quand même une accessibilité, avec le patio intérieur ’». Gabrielle, évoquant le patio, ce dehors contenu en dedans, inaugure la première séquence d’échanges sur le paradoxe soulevé par l’espace central du bâtiment. La photo du banc, ici simple support au registre connotatif, sera associée, mais bien plus loin, à l’idée de « ‘solitude’ »... ce patio est un patio déserté, vide. A l’opposé, l’intérieur est décrit sur la base de la photo des rails de chemin de fer comme un lieu où l’on circule, mais difficilement, dans une série ininterrompue – « ‘sans arrêt’ » – de «‘ tours, [d’] allées et venues...’ ». Face à cet intérieur en mouvement – en mouvement difficile, jusqu’à la saturation – un extérieur délaissé qu’on qualifie, bien qu’avec une certaine hésitation, d’ « ‘extérieur... pour pouvoir circuler’ ». C’est donc par le thème de l’espace, de ses paradoxes et de ses limites, que s’ouvre la séance.

Suit alors l’incident de l’entrée de la résidente dans la salle, qui renforce l’intention de Jeanne d’intervenir et lie plus étroitement encore le thème en débat à la situation présente, par l’association sur la question de la circularité paradoxale de l’espace, à la fois contenante / enfermante. Ce sont les deux photos du nid et de la maternité qui en forment le support, non sans renvoyer déjà à la maternité, et en filigranne aux deux versant de la figure maternelle : l’un positif, contenant et attentionné ; l’autre négatif, enfermant et aliénant. Le nid évoque en effet, comme le souligne Jeanne, « ‘le côté contenant que peut avoir la... circularité de l’architecture ’», mais aussi et surtout cette figure maternelle laissant une place au tiers et permettant qu’advienne l’altérité dans la séparation : « ‘ça représente aussi l’extérieur, la possibilité de partir’ ». A l’opposé, la nursery, « ‘cette affreuse photo’ », renvoie à cette mère toute-puissante qui refuse à ses petits que se constituent leurs limites – « ‘leurs limites corporelles, leur Moi... ’» – et qui indifférencie en bafouant toute « ‘intimité’ ». C’est une mère qui évince le père et accapare l’enfant ; point besoin d’interdit sur ce qui se joue dans la chambre conjugale, puisqu’il n’y a plus « ‘d’intimité possible, notamment sur les lits...’ ». Avec ces deux photos, profondément liées dans leur opposition fondamentale entre niveau post-oedipien et niveau anté-oedipien, se trouve initiée l’articulation entre la sphère du réel – le patio et les limites posées par l’architecture circulaire – et la sphère de l’imaginaire – les représentations clivées de la figure maternelle. La moitié du chemin vient d’être effectuée, et l’on va basculer un peu plus, peu à peu, du côté du latent. Les deux premières photos, comme pour entériner le mouvement d’opposition qu’elles ont amené d’entrée de jeu, se trouvent rapidement évoquées dans le groupe, l’une renvoyant au « ‘mélange’ » – relation fusionnelle –, l’autre à la « ‘solitude’ » – abandon total ; avec l’idée du tout ou rien, d’un tout-ensemble et d’un néant effrayant, qui va se développer crescendo. Mais l’image maternelle demande encore à être explorée ; Régine reprend la question de la distance, de la distanciation qui permet à l’autonomie et à l’altérité d’advenir, l’enfant calquant son pas sur celui des adultes : « ‘c’est comme si on pouvait aider les résidents, peut-être pour... pouvoir leur permettre de se déplacer seuls, mais de façon sécurisante’ ». Cependant, il semble s’agir plus ici d’un voeux pieu que d’une réalité quotidienne : c’est avant tout «‘ pour positiver’ » que Régine décrit la photo en ces termes, sachant tout ce qu’a de conditionnel un tel projet – « ‘on aurait encore la possibilité de créer des choses ’».

Voici le groupe confronté à l’idéal d’une prise en charge ’suffisamment bonne’, tendant à s’organiser à un stade génétique prenant acte de l’oedipe à venir. Or, pour passer de la première évocation clivée de la figure maternelle (photos du nid et de la nursery) à la représentation ambivalente appelée par la photo de l’enfant, il faut admettre la place du tiers différenciateur et reconnaître la réalité de la sexualité adulte. La question de la place du père, et plus généralement de l’homme comme complémentaire de la femme dans la sexualité génitalisée ne demande qu’à se poser. On ne s’étonne donc pas que ce soit Marc, le seul homme parmi les participants, qui amène cette question au coeur du débat : « ‘C’est marrant, il y a l’idée du cercle, encore ! ’» dit-il pour sa première intervention de la séance, soulignant par là le choix qu’il a fait d’une image entrant dans la catégorie des « ‘photos [où] on a retrouvé cette idée du cercle’ ». Mais cette photo d’une turbine géante, tunnel sombre à l’horizon duquel se dessine une minuscule silhouette, éveille d’autres représentations qu’une circularité contenante, égalitariste. Si, pour Marc, elle évoque bien l’idée de « ‘toujours revenir à son point de départ’ », avec en toile de fond, « ‘une symbolique du rond, des choses qui ont un recommencement, qui ont une unité...’ », ce sont de tout autres images qu’elles éveillent chez ses collègues féminines. Muettes jusque là, sur mon invitation à intervenir, et comme exhortées par la moue de Frédérique, elles se mettent toutes à parler frénétiquement, comme pour expulser plus vite un trop plein d’excitation que ce tunnel ne peut contenir : « ‘ce quelque chose de fermé’ », « ‘dont on ne voit pas le bout’ », n’évoque-t-il pas cette matrice, ‘entonnoir’ » appelée à recevoir le pénis ? Ou ce sein maternel dangereux contenant ici le petit enfant, centré sur lui, et risquant d’être déchiqueté par ces hélices démesurées ? Dans l’un ou l’autre cas, comment pourrait-on tolérer l’évocation de la sexualité, l’idée d’une intrusion mâle ? Et n’est-ce pas après tout l’homme du groupe, ’au sein’ de cette assemblée de femmes maternantes, qui suggère de telles associations par le choix de cette image ? Cet homme qui se reconnaît volontiers « ‘naïf’ » de n’y voir que le symbole d’un temps cyclique, anhistorique...

Et pourtant, que nous apprend la fin de cette séquence ? Tout d’abord que, pour les femmes, cette photo d’un « ‘entonnoir’ » évoque « ‘le patio, le côté circulaire du patio’ ». Ensuite, que cet espace appelle une certaine conception du temps, telle que la formulait effectivement Marc à l’instant : on pense au « ‘fait que les résidents ne peuvent pas se perdre... mais à la fois qu’ils peuvent aussi tourner en boucle’ ». « ‘Et [dans] cet espace, [...] c’est vrai qu’il y a quelques résidents qui donnent l’impression de tourner toute la journée... il n’y a pas de limites...’ ».

Absence de repères spatiaux, disparition des bornes temporelles : on tourne dans le temps comme on tourne dans l’espace. La circularité de l’architecture appelle la répétition dans le temps... convoquant, sous la bannière fédératrice du patio, les représentations d’un espace-temps du recommencement, de la renaissance : patio-utérus, extérieur-intérieur en forme de cavité en dedans, contenante, enfermante, où la vie balbutiante n’est pas encore malformée ni handicapée et reste dans un état d’indifférenciation... tel semble être le fondement inconscient qu’appelle l’imaginaire groupal, à ce moment des échanges où se trouve bouclée la première révolution. A partir du discours manifeste, le patio a donné à voir la première image qu’il convoque au niveau latent de cette mécanique des fluides qui file tout au long de la séance, posant au passage une première pierre à l’édifice imagoïque sous-jacent : l’entonnoir.

Le lecteur le verra, ce qui n’est ici encore qu’une intuition trouvera plus loin d’autres fondements, et dès lors une formulation affinée, à mesure que l’on s’engagera dans la deuxième séquence des échanges.

Deuxième révolution : du patio au siphon : Pris par l’urgence d’endiguer les débordements pulsionnels que la photo de Marc a suscités, c’est sans aucun répit que le groupe s’engage dans une deuxième séquence d’échanges, reprenant tour à tour les thèmes précédemment évoqués, dessinant avec plus de netteté les contours d’un imaginaire pétri par la figure imagoïque d’une mère dangereuse. Les trois coups sont donnés par Frédérique, en des termes qui nous sont désormais familiers : « ‘j’ai pris aussi cette photo, circulaire, parce que ça m’a évoqué le patio... ’», dit-elle à propos de l’image de la ronde de statues. S’inscrivant en faux par rapport aux représentations précédantes, et notamment celles d’une sexualité adulte génitalisée supposant la double différence, elle propose ainsi l’image d’une égalité idéale figée dans le temps : tous frères et soeurs, unis dans un même mouvement, telles sont les colosses de Frédérique, qui symbolisent « ‘l’entraide, dans le fait qu’il ne sont jamais tout seuls’ ». Là encore, le clivage opère, opposant à ce pôle positif son contraire : une foule compacte aux limites floues entre les individus. Cette seconde photo, on le sent au long regard qu’elle lui adresse et à la présentation presque trop succincte qui en découle, laisse Frédérique dans un état de malaise, d’insatisfaction : « ‘on est tous les uns sur les autres. Oui... il y a ces deux côtés’ ». L’espace du patio trouve là encore un même écho dans le deuxième thème de la circularité, de sa contenance étayante – « ‘l’entraide’ » – ou du fusionnement aliénant qu’il génère pour le sujet – « ‘c’est confus’ ». La question de l’altérité et de l’indifférenciation est ainsi amorcée. Et sur ces deux images, on voit que se trouvent contractés les deux premiers thèmes, pas encore tout à fait condensés, mais déjà superposés.

Suite à l’évocation lapidaire de l’aspect négatif de cette foule, personne ne trouve l’occasion de réagir, Régine prenant immédiatement la parole... comme s’il était trop tôt pour que cette photo révèle ce qu’elle a dire des formations inconscientes qu’elle véhicule. D’ailleurs, c’est bien cela qui se joue, on en trouvera confirmation plus tard, en fin de séance. C’est donc Régine qui intervient, cherchant ses mots, qu’elle trouve dans la bouche de Gabrielle : « ‘fragile’ », telle est l’impression qui se dégage de ce tricycle estropié.

De même que l’on est passé du « ‘mélange’ » suggéré par l’échangeur de chemins de fer, au sein duquel on peut encore repérer très distinctement chaque rail, chaque voie, à une foule « ‘confuse’ » dans laquelle vacillent les limites interpersonnelles... de même on franchit, entre la première et la deuxième séquence, un seuil vers les profondeurs de l’imaginaire groupal : de l’enfant reflétant l’image d’une prise en charge idéale, porteuse d’autonomie, de liberté, de mouvement, on est saisi par l’image du jouet cassé, immobilisé, bon à mettre au rebut. « ‘il n’y a pas de place pour le rangement à l’intérieur ; ni à l’extérieur non plus. Ce n’est pas conçu, ce n’est pas prévu [...].’ ‘On entasse... et ça peut donner des choses comme cela, parce que du coup on ne pourra pas prendre soin de leurs affaires ’». L’enfant devenu son jouet, le résident désigné à mots couverts par son « ‘petit matériel’ » qu’on ne peut accueillir, cela dit quelque chose de l’entassement des personnes handicapées ressenti dans la M.A.S., par association avec les individus de la foule sur la photo précédente. Mais ce qui est entendable à ce stade, parce que moins direct à travers la photo du tricycle, ne l’est pas encore à propos de cette salle des pas perdus.

La question de la place insuffisamment accordée au rangement vient là aussi pour nous dire qu’on ne peut pas historiciser le vécu de chacun : d’une part, l’absence de « ‘placard... ne laisse pas de place, en fait, à l’histoire de la personne » et, d’autre part, « on ne peut rien garder... il y a une urgence à trier les choses ». Le silence pesant qui suit cette dernière phrase est révélatrice, d’autant plus qu’il se trouve déchiré par les cris de résidents dans le couloir... comme si la souffrance psychique’ ‘ occasionnée par cette impossibilité spatiale à étayer l’historicisation du sujet entrait de plain pied dans la salle. ’« ‘Il n’y a pas de grenier... il n’y a pas de cave. Comme s’il n’y avait pas de place pour les souvenirs’ ». Dans la dénonciation de l’absence d’intimité et du risque d’indifférenciation qu’elle fait encourir aux hôtes de la M.A.S., on retrouve le troisième thème repéré plus haut, et – comme nous venons de le voir – puissamment lié à la question de la collusion espace / temps, notre quatrième thème. Dépouillé de ses souvenirs, donc de son histoire, le sujet – mais peut-on encore parler de sujet ? – se trouve pétrifié dans un temps anhistorique, cyclique, où mouvement de vie et mouvement de mort se confondent. C’est bien cela qui est en germe dans le groupe, quand Jeanne prend la parole pour donner son point de vue. Reprenant, ce qui est significatif, la photo de la turbine choisie par Marc, n’aborde-t-elle pas cette question avec l’exemple de la salle de balnéothérapie, ce «‘ lieu qui pourrait être un lieu... avec l’eau, pouvant évoquer la vie, mais pouvant évoquer quelque chose aussi d’assez mortifère, quelque chose dans lequel on se fond, dans lequel on coule... ’» ?

Tel ne serait pas le cas, si la salle se trouvait située en « ‘terrasse’ », non pas « ‘en-terrée’ », si elle était « ‘au niveau de la vie’ » – ce dernier mot étant d’ailleurs pour elle bien difficile à prononcer. La photo de Marc qui, le rappelle-t-elle, «‘ évoque le patio’ », dérange profondément Jeanne : « ‘c’est assez angoissant’ », tout comme cette salle de balnéo, « ‘tout au fond !’ », « ‘là, tout en bas !’ », « ‘sans lumière extérieure’ », l’image appelle la mort là où il devrait y avoir de la vie, cette vie qui vient « ‘avec l’eau’ ». Toutes deux sont vidées de leur flux vital et ce constat est si angoissant pour le groupe que la meilleure des défenses reste l’hilarité. Happé par « ‘ce siphon’ », chacun fait raisonner son rire pour conjurer cet appel de la pulsion de mort, qui attire tout et tous dans ses « ‘abysses’ ». Le retour dans le sein maternel, dans le milieu intra-utérin, s’avère dès lors moins prometteur.

Du patio-entonnoir, on en arrive maintenant, un peu plus bas dans le fantasme, au patio-siphon, qui engloutit tout et tous, « ‘dans lequel on se fond, dans lequel on coule...’ » ! La seconde révolution sur la spirale des échanges touche à son terme. On a pu explorer plus en profondeur ce qui se cache de latent sous le discours manifeste, et c’est là encore l’imago maternelle archaïque qui semble convoquée comme organisateur prédominant, mais sous son seul aspect négatif, tout-puissant, dangereux. Et pour mieux s’assurer de la suprématie du pré-oedipien, du niveau archaïque sur lequel se déploie le fantasme, une troisième séquence va se mettre en place, avec la transition que ménage magistralement Jeanne à la fin de son intervention. A propos de ces salles où se joue une relation très particulière entre le soignant et le résident – à la fois thérapeutique, maternante, confrontant à la nudité des corps, donc soumise au risque d’une érotisation inconsciente – voilà ce qu’elle nous dit : « ‘je pense qu’il y a aussi, selon l’endroit où elles sont situées dans l’établissement, des choses qui sont... oui, fantasmées sur le travail qui s’y fait, qui ne s’y fait pas, ou qui pourrait s’y faire... ou qui s’y fait plus ou moins bien... ’».

Ce qui se passe en ces lieux, dont on ne sait s’ils sont porteurs de vie ou de mort, de différence ou d’aliénation... voire d’une sexualité innommable, est l’objet de tous les fantasmes ; or, savoir ce qui se passe derrière cette porte close, n’est-ce pas une inclination de la génitalité, posant la question des théories sexuelles infantiles portant sur la sexualité parentale ? En substance, la question qui semble se poser là est la suivante : la mère est-elle amante ? A-t-on affaire à l’imago archaïque ou à la mère suffisamment bonne ?

Troisième révolution : du patio à l’aquarium : Après l’épreuve que nous a fait vivre cette évocation de la salle de balnéothérapie, le silence. Puis Jeanne, comme pour appuyer le fait que la photo de Marc renvoyait – pour lui seul – à un aspect positif, l’invite à présenter la seconde. La formule n’est pas anodine ; elle lui demande d’évoquer «‘ son côté négatif’ » ! L’hésitation de Marc n’a alors rien d’étonnant ; perdu dans une attitude d’observation attentive du cliché, il semble ne pas savoir comment présenter ce couple regardant à travers une fenêtre. Car il s’agit d’un couple, et c’est encore lui, le seul homme du groupe qui s’en fait le porteur. La question ’la mère est-elle amante’ se trouve alors reformulée en ces termes : ’le couple a-t-il une place ici ?’. D’emblée, il semble que non, puisque ce couple enlacé fait l’objet d’un processus de scotomisation massif. Cette photo va en effet alimenter tout le reste des échanges de la séance, sans que jamais il ne soit évoqué. Le regard et la fenêtre seuls porteront le discours manifeste.

Comme à l’accoutumée, on traite du rapport dedans-dehors à partir de « ‘ce regard extérieur » mais, paradoxalement, si « les gens ne sortent pas vraiment de la maison ’», « ‘ils sortent dans le patio ’», cet espace interne-externe qui ouvre une fois de plus les échanges de cette troisième séquence. Celle-ci, comme nous l’avons dit plus haut, va voir s’accélérer le processus de condensation des représentations, les quatre thèmes se trouvant de plus en plus confondus dans le discours. « ‘Les gens sont face à l’extérieur. Il y a beaucoup de lumière, mais ils bloqués derrière la fenêtre ! Et ils ne voient le monde extérieur qu’à travers une vitre... sans s’y plonger complètement. C’est comme dans un aquarium ! ». En une phrase, on couvre la question du rapport dedans-dehors, de l’enfermement, et on aborde celle de l’indifférencié, allant jusqu’à l’effacement des limites corporelles et au morcellement du corps : dans cet aquarium, il n’y a plus que « mains, bouches, lèvres... et nez ’». Sorte de‘ soupe originelle contenant des morceaux en attente d’organisation, ce milieu intra-utérin’ ‘ dans lequel on a définitivement disparu, aspiré par le siphon, se révèle profondément déstructurant, dévorateur. D’ailleurs, la main qui touche le sein, le nez qui donne la prévalence à l’odorat, les lèvres et la bouche qui têtent, ne sont-ils pas les seuls emblèmes de cette oralité’ ‘ dévorante qui fait peur ? Les rires masquent l’angoisse’ ‘, et les poissons « suceurs » sont nommés dans un murmure, comme si rien ne devait être dit trop fort de ce qui pourrait s’aventurer dans ce vagin dévorateur. Non, décidément, la place de l’homme n’est pas là, la place du pénis’ ‘ paternel encore moins : seul le phallus’ ‘ que possède l’imago maternelle’ ‘ archaïque, cruelle, peut être revendiqué. L’évocation des premiers jours passés par Marc’ ‘ à la maison d’accueil nous le confirme : l’impression d’étrangeté que ressentait cet homme dans ce monde verrouillé par « une barrière transparente », semble relever de cette autre dimension dont jouit l’extérieur. Ce n’est pas le même lieu, ni le même temps ; la vie y est différente... c’est un monde parallèle. La M.A.S., nous dit Marc, c’est « le milieu des résidents, leur milieu de vie », fait de tous les morceaux que contient cet univers intra-utérin’ ‘ fantasmé à travers l’image du patio-aquarium.’

‘Cette troisième révolution nous a amenés à découvrir ce qui, sous l’eau, dans l’aquarium, se cachait d’inconscient. La dernière boucle va nous conduire, toujours guidés par cette photo du couple, de l’autre côté de la vitre de l’aquarium, nous faisant du coup passer du milieu aqueux au milieu aérien. Mais, comme le dit Frédérique’ ‘, « c’est difficile de faire le passage », car à l’extérieur, ce qui nous attend, c’est « le danger » et « l’angoisse’ ‘ » !’

Quatrième révolution : du patio au moulin : Cette dernière séquence suit le même schéma que les précédentes, mais la condensation des représentations y est particulièrement accrue. Extrêmement brève, à l’échelle de la séance, cette ultime révolution centrée sur la seule photo du couple, verra les échanges atteindre leur point d’orgue par l’allusion finale inconsciente à l’autre photo de Marc, celle de la turbine. Examinons donc ce mouvement en détail.

De ce passage difficile sur lequel se concluait la séquence précédente, et de ce paradoxe des limites spatiales, on retrouve bien entendu la trace habituelle : « ‘avec le patio, on nous a renvoyé que c’était quand même le goulag, que c’était... la prison... on a eu tout cela, quand même ! Que c’était enfermant... enfermé !’ », commente Régine. Espace intérieur-extérieur, enfermement, et question de l’intimité et de l’indifférenciation sous-jacente au fonctionnement totalitaire – goulag, prison –, tels sont bien nos trois thèmes ici condensés sous une seule image qui apparaît dès la deuxième phrase de Régine : on ne « ‘rentre pas comme cela, comme dans un moulin !’ ». Or, si dans un premier temps, la M.A.S. n’est pas, dans le discours manifeste, comparable à un moulin, tel n’est pas le cas au niveau latent. Le démenti ne se fait d’ailleurs pas attendre, le patio-moulin – quatrième représentation de notre mécanique des fluides – se révèle comme à l’accoutumée dans la reprise du dernier thème : celui de la collusion espace / temps. En effet, « ‘il y a quelque chose qui filtre ici, quand on entre dans la maison, mais pas dans les groupes. Dans les groupes, ce sont des portes battantes à tous vents, à la fois pour le personnel, et pour les résidents... et ce n’est pas facile ».’ Si les limites sont bien infranchissables entre ce monde parallèle qu’est l’extérieur et l’univers de la maison d’accueil, celle-ci, dans son monde interne, tourne bien comme un moulin. Jeanne, qui se bat « ‘pour qu’il y ait des limites, pour que ce soit limité et que [les résidents] se construisent en étant limités, à l’intérieur et à l’extérieur ! ’», voit ses efforts perpétuellement infructueux ; la circularité matérielle est aliénante, parce qu’elle imprime son mouvement intrusif à la psyché : « ‘en fait, c’est un groupe qui est un lieu... un groupe où il y a le plus de passage... », le lapsus’ ‘, pour le coup, a le mérite d’être révélateur. Il « est sans cesse traversé d’un côté, de l’autre, toute la journée, n’importe quand, par tous les résidents ’», ce qui ‘« peut peut-être participer de la difficulté qu’a ce groupe à se trouver, à se structurer... il est tout le temps traversé !’ ». Le patio, tel un moulin, brasse ainsi les thèmes structurants des échanges : à l’absence de limites, répond l’impossibilité de structurer une identité groupale, de se différencier ; l’intimité bafouée en permanence du fait de la circularité, efface tout repère spatial et temporel... « ‘c’est vraiment du... du vent ’» : tout ce réduit à cette masse d’air impalpable, aux limites inexistantes, perpétuellement en mouvement dans la M.A.S. ; d’ailleurs, dans « ‘ce patio extérieur’ » dont on n’emprunte pas les allées, Jeanne ne nous dit-elle pas qu’ « ‘il pleut, et [qu’] il neige, et puis [qu’] il fait trop chaud ’» ? Au « n’importe quand » des allées et venues intérieures, répond un ’n’importe quel temps’ du patio, déserté pour des raisons climatiques...

Alors, ne reste plus que ce couloir qui tourne inlassablement sur lui-même, intrusif – « ‘c’est souvent encore plus difficile de traverser...’ ‘le couloir où il y a les chambres, et quelquefois on est gêné de passer, de traverser... les portes sont ouvertes, les résidents qui se déshabillent, c’est quand même... je suis gênée pour eux, moi ! ’». Touchant à son terme, l’échange révèle ainsi une angoisse déjà repérée plus haut, concernant le risque d’une érotisation de la relation soignant-soigné. Et l’architecture semble peser de tout son poids : du patio-moulin découle cette boucle infernale, véritable « ‘piège à courant d’air’ » qui embroche indifféremment tout et tous. « ‘C’est vrai que c’est fou,’ explique Marc, ‘on voit le groupe de part en part ! D’un bout du couloir, on voit le couloir avec les chambres, on voit la salle de séjour, le bout de l’autre couloir... on a vue sur tout le groupe, dans toute sa longueur ! ’». Et ce mouvement de pénétration dangereuse, de mise à nu presque obscène, dont Marc est une fois encore le porte-parole, met un point d’orgue aux échanges. Il tisse inconsciemment un lien puissant avec la photo de la turbine au point que, sans le dire, Frédérique y fait allusion en s’exclamant à propos de l’image du couple : « ‘Quand j’ai vu ça, j’ai vu Sandrine, derrière la fenêtre’ ». « ‘Je ne sais pas pourquoi j’ai cette impression – peut-être parce que c’est sombre... et clair dehors ? Sandrine, qui est toujours face à cette étendue, de l’autre côté... Moi je vois le bout du couloir, au niveau du groupe 2 ... Ce couloir tout sombre, et puis Sandrine, toute petite, au bout !’ ». La photo de la turbine n’est pas évoquée, et n’est même pas l’objet d’un regard, ce qui m’étonne sur le moment. Avec le recul de l’analyse, c’est bien cet écart entre le poids qu’ont les deux photos de Marc et les tentions qu’elles ont soulevées, et cette mise de côté finale qui en est à l’origine. Hautement signifiant, cet ultime refus d’envisager le couple – la photo ne fait penser qu’à Sandrine – trouve un écho dénié dans cette minuscule silhouette qui se dessine au coeur d’un impressionnant mécanisme d’hélices... Destinée à produire de l’énergie à partir d’air ou d’eau, cette turbine géante ne renvoie-t-elle à la matrice maternelle, génératrice de vie ? Mais rendue si dangereuse par toutes les caractéristiques évoquées thématiquement – paradoxante, enfermante, indifférenciatrice, mortifère – ne va-t-elle pas déchiqueter, démembrer ce petit être dans ses pals tout-puissants ?

La photo de la turbine est bien là, pesant de tout son poids ; la révélation finale de ce qui organise si puissamment l’imaginaire groupal va le démontrer.