6.4.2.2 Séance Photolangage© : restitution des échanges

Le temps de mettre le magnétophone en fonction, je constate à mon grand étonnement que les participantes ont réuni leurs photos en tas, au milieu de la table. Avant de rappeler les consignes relatives à ce temps d’échange en groupe, il me faut donc demander à chacune de reprendre les photos choisies individuellement. A cette première attaque du dispositif, a priori surprenante de la part de ce groupe dont certains membres se disent familiers de la méthode, suit une deuxième, emboîtant immédiatement le pas au rappel des consignes que je viens d’effectuer. Dominique interpelle Francine : « ‘Allez, vas-y !’ ».

Je rappelle que « ‘chacun peut présenter ses photos quand il le désire’ », mais Francine s’exécute, sans trouble ni sentiment de contrainte apparent. Tout au contraire, elle s’engage vivement dans l’exposé de son point de vue, montrant la photo d’une famille attablée : «‘ J’ai choisi celle-ci pour le positif, parce que les gens sont réunis... ça fait penser à une petite famille ’».

Pointant l’enfant du doigt sur la photo, elle poursuit : « ‘Avec un petit... il y a un repas partagé... une bonne ambiance. On retrouve un petit peu ça en M.A.S., en petit comité... toujours de bons moments à passer avec eux... ils apprécient’ ». Elle enchaîne alors sans transition sur sa deuxième photo, représentant une porte sombre, surmontée d’une inscription ’The Getho’. « ‘A l’opposé, le point négatif, c’est de voir les M.A.S. comme quelque chose de fermé : on n’ose pas entrer, pousser la porte... la porte noire ; on ne sait pas ce qu’il y a derrière ! ’» ; puis, presque inaudible : « ‘ça fait un peu peur, quand même !’ ».

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« ‘Moi, c’est un peu la même idée !’ », intervient Geneviève, regardant tour à tour Francine et Isabelle. « ‘C’est vrai que toutes les trois, on a choisi la même photo...’ » ; « ‘Mais pas moi’ », se défend Dominique, d’un ton virulent. J’interroge alors Geneviève sur son point de vue, afin de l’engager à poursuivre son intervention, mais c’est Isabelle qui reprend : « ‘c’est par rapport au choix que j’ai fait en positif’ ». Elle montre alors le cliché d’un oeil vu en gros plan, et dit : « ‘Ce regard... il est très représentatif, il est très lumineux, il renvoie la lumière... beaucoup de lumière, et de chaleur... ’». Revenant à la photo précédante, elle poursuit : « ‘là, par contraste : l’obscurité, le ghetto’ ». Hésitante, elle répète : « ‘C’est vraiment un con-traste : la lumière et le noir, l’obs-curité ’». « ‘Par rapport à la façon dont les gens peuvent analyser une M.A.S. : Le ghetto, cette obscurité, vus de l’extérieur... Certaines personnes voient vraiment quelque chose avec une porte fermée, quelque chose de très noir en fait...’ ». Passant de nouveau à la photo de l’oeil, elle oppose ce que « ‘nous, à l’intérieur, on voit : cette lumière qui peut jaillir des yeux de nos résidents... Dans ce regard, il y a ce qu’on peut percevoir chez certains résidents qui ne peuvent que parler avec leur regard’ ».

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Sollicitant des réactions à ces propos, je donne la parole à Geneviève qui entreprend de livrer les motifs de son choix concernant la photo du ghetto : ‘« je l’ai aussi choisi en négatif, parce qu’on dirait que c’est interdit d’y rentrer : ’Club privé’ ; les gens de l’extérieur ne peuvent pas y venir. Ça’ ‘ fait une barrière entre la vie extérieure et la vie intérieure’ ». Elle ajoute, le regard rivé – presque au sens propre du terme – sur la photo : « ‘Et puis, souvent les gens de l’extérieur appréhendent de rentrer ; même les stagiaires, ils appréhendent de venir, mais une fois qu’elles y sont, elles disent que c’est bien. C’est un autre regard... ça leur fait peur, au départ, de franchir cette porte’ ». Le silence se fait, quelques instants. Les hochements de tête imperceptibles de Dominique, à mes côtés, me poussent à l’interpeller : « ‘souhaitez-vous réagir, vous qui ne l’avez pas choisie ?’ »

« ‘Moi,’ entame-t-elle, ‘je ne pense pas à la M.A.S. quand je vois ça... je pense à la guerre. Enfin, ce ghetto’ ‘, ce n’est pas comme je me sens ici ; ce n’est pas ce que j’ai envie de dire’ ». Elle débute alors ce qui deviendra un long monologue, au cours duquel elle présentera sur cette photo un point de vue se retournant rapidement. Réaffirmant d’abord son rejet massif : « ‘Cette photo, je ne la mets pas du tout en lien avec la maison ici et mon travail’ », elle abonde ensuite, semble-t-il sans s’en rendre compte, dans le sens opposé : « ‘J’ai pensé à quelque chose de très important à propos de cette photo... pourquoi ? Je n’en sais rien ! ’». Et Dominique d’expliquer cette pensée venant à son insu : « ‘souvent, notre regard sur l’établissement et sur notre travail fait que nous-mêmes nous faisons un ghetto de notre cadre de travail’ ». A ces mots, quelques regards étonnés sont échangés et je perçois un sentiment de désapprobation chez les collègues de Dominique, qui cependant l’écoutent poursuivre. « ‘Je trouve qu’il est très difficile – et plus le temps passe, plus je trouve que c’est difficile – de faire des liens entre le temps... la vie que l’on passe ici, et la vie extérieure’ ».

‘« ‘Qu’on le veuille ou non, c’est très particulier comme fonctionnement, en tant qu’institution et puis dans les rapports entre les personnes, que ce soit les professionnels ou les personnes handicapées... je trouve que c’est quelque chose de très difficile’ ». Elle insiste alors de nouveau sur le fait que ce sont eux, les soignants « ‘qui le [voient] comme quelque chose de bien à part, malgré [eux] ! Mais on ne le dit pas ! C’est inconscient !’ ».’

Sentant qu’elle ne remporte pas l’adhésion des autres, elle formule alors les raisons de son ressenti : « ‘Pourquoi je dis ça ? J’ai travaillé pendant longtemps à temps plein dans cet établissement, et depuis quelques temps, j’y travaille à mi-temps... Je fais autre chose à l’extérieur, un autre travail qui n’a rien à voir avec le travail en M.A.S. ; je suis éducatrice de formation, je ne suis pas personnel médical, je suis éducatrice’ ». « ‘Le fait de faire autre chose ailleurs,’ poursuit-elle, ‘a été extrêmement positif pour moi, ça m’a permis de donner un autre sens à mon travail ici. Mais alors, complet !’ ‘Pour créer des liens entre ici et l’extérieur... beaucoup plus que je n’en avais jamais créés avant !’ ».

Elle conclut alors : « ‘Ça’ ‘ aide bien à vivre. A vivre le travail ici, qui reste malgré tout quelque chose de bien à part ! Ce n’est pas ordinaire ! A tous les niveaux : c’est un travail qui n’est pas en lien direct avec l’économie, avec la production... Ce n’est pas rien !’ ». « ‘C’est à cela que ça m’a fait penser, un moment,’ dit-elle à l’attention de Geneviève, ‘quand tu as parlé des gens de l’extérieur qui nous voyaient comme quelque chose de fermé ; en fait, même nous, je suis sûre qu’on a tendance quelque part à s’y enfermer aussi ’».

Les réactions fusent alors, sans se faire attendre. « ‘Je ne suis pas d’accord avec toi,’ tonne Isabelle ; ‘par rapport à ce que tu viens de dire, pas du tout d’accord !’ ». Geneviève abonde en ce sens, elle aussi : « ‘Oui, on essaye quand même plus d’aller sur l’extérieur, de s’ouvrir...’ ». Isabelle surenchérit, le regard perdu : « ‘On n’est pas les mêmes, par rapport au début, depuis que le centre existait. Je le dis sincèrement, au contraire, on est même à l’aise à l’extérieur, avec nos résidents... chose qui n’était pas toujours... ’». Sentant que ces objections viennent d’un probable malentendu, Dominique reprend alors : « ‘Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ! Je me suis mal exprimée. Je pense qu’on est tous très tourné vers l’extérieur, ça j’en suis convaincue... Mais je pense que... profondément... dans quelque chose de très profond, on a du mal à s’inscrire globalement dans une réalité... ça fait comme un fonctionnement parallèle ! Voilà, j’ai envie de dire : ça fait comme un fonctionnement parallèle ! Alors que je trouve que la maison est complètement tournée sur l’extérieur’ ». Devenus entendables, les propos de Dominique suscitent moins d’opposition : « ‘oui, c’est vrai ’», constate Isabelle, les yeux dans le vague. Mais, le doute persistant, Dominique se décide à affiner encore son point de vue.

« ‘Etre tourné vers l’extérieur, et vivre une maison d’accueil comme un système qui y est inscrit... à fond, j’ai envie de dire – mais à fond : au niveau idéologique, à tous les niveaux – ce n’est pas facile. Je trouve que c’est difficile, et puis ça fait du bien de se protéger aussi ; de se dire qu’on est un petit peu en retrait, ça protège quelque part...’ ». Presque inaudible, elle ajoute : « ‘ça enferme mais ça protège’ ». Isabelle approuve d’un hochement de la tête, les yeux dans le vague. Un temps de silence, amené par la transition ménagée par les derniers mots susurrés de Dominique, ponctue cette première partie des échanges au centre desquels la photo du ghetto a tenu une place prépondérante, et mobilisé des affects violents.

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Après quelques instants, je propose qu’on poursuive les présentations des photos ou que l’on fasse part d’autres réactions. Isabelle fait alors une courte intervention, à laquelle toutes acquiescent : « ‘ça souligne l’aspect double du travail’ ». A son tour, elle interpelle Dominique pour qu’elle présente l’image choisie pour l’aspect négatif. « ‘Revenons à ’comment on vit’ maintenant, mais pas seulement ici’ », répond-elle, en montrant le cliché d’un homme penché devant un interphone. « ‘Je n’avais pas vu l’interphone’ , dit-elle en le désignant sur la photo. ‘Il y a un interphone, mais je n’avais vu qu’une porte avec quelqu’un qui écoutait derrière la porte ’».

« ‘Ça’ ‘ m’a fait penser au secret. Et c’est quelque chose que j’ai trouvé très difficile à vivre dans la maison, la notion de secret. Et après j’ai vu ça’ – l’interphone ‘–, et je l’ai conservé parce que ça m’a fait penser à la communication ; je trouvais qu’il y avait des choses intéressantes : l’attente, voir ce qu’il y a de l’autre côté de la porte, comment et qu’est-ce qui va se passer quand on se rencontre »’.

Elle ajoute, avant de finir : « ‘et c’est cette attitude ; je pense qu’il y a beaucoup de résidents qui sont comme cela, devant une porte ’». Les acquiescements se font alors bruyants dans le groupe, des noms fusant à valeur d’exemple.

‘« ‘Souvent, quand ils viennent sur les groupes, enfin derrière la porte du groupe, on les voit derrière, ils sont là, ils regardent...’ », confirme Isabelle, dont le regard semble ne toujours pas pouvoir s’accrocher quelque part. Dominique poursuit : « ‘Oui, voilà. A la fois cet aspect du secret – qu’est-ce qui se passe derrière cette porte ? En tant que professionnelle, j’avais trouvé ça pesant – et puis cet aspect aussi de notre travail, d’être quelque chose qui tourne autour du mystère ’».’

Sur sa lancée, Dominique continue par la présentation de son autre photo. « ‘Celle-là, moi aussi, ’dit-elle en désignant le cliché de l’oeil en gros plan‘, parce que le regard, chez une personne, c’est quelque chose !’ ». « ‘Je trouve ça important, et puis ça me fait penser à la vie en collectivité. On est cent, et c’est vrai que le travail en individuel, ça tourne beaucoup autour du regard ; ça fait du bien, ça enlève un peu tout l’aspect ’grosse structure’ ; enfin, cent personnes, c’est énorme ! ’». Isabelle, en interlocutrice privilégiée depuis quelques temps, enchérit alors : « ‘Le regard, chez une personne, c’est quelque chose de... ’» ; à l’impossibilité d’achever sa phrase, j’associe alors la difficulté que semble éprouver Isabelle à poser, à fixer son regard, ici et maintenant. Cette impression d’absence que je ressens chez elle depuis quelques temps à la vue de son regard perdu dans le vague, me fait entendre ses propos suivants en ’négatif’ : « ‘Oui, il y a le sourire aussi, et puis les gestes... la gestuelle et tout ça. Toute la communication non verbale’ ». Verbalement présente dans les échanges, toute sa communication non verbale, sa gestuelle, et tout particulièrement son regard, semble suspendue ; son choix qui s’est porté sur la photo d’un oeil en gros plan, génère et accentue la sensation d’étrangeté qui me gagne face à cette présence-absence d’Isabelle dans le groupe.

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Je sors de ce mouvement introspectif en entendant la voix de Geneviève. Pour ne pas être en reste, elle qui demeure la seule à ne pas avoir présenté toutes ses photos, tend le cliché d’un nid à ses collègues, et commente : « ‘Eh bien moi j’ai choisi le nid, à l’inverse du ghetto’ ‘, parce qu’en fin de compte, c’est leur demeure, c’est leur lieu de vie’ ‘... c’est pour la vie... jusqu’à la fin de leur vie. Donc, on essaye qu’il soit le plus douillet... tout le confort, c’est pour eux’ ». « ‘Oui, leur confort, leur bien-être’ » ; Geneviève suscite quelques reprises en écho : « ‘la protection ’» (Francine), « ‘l’éclosion’ » (Isabelle).

Faisant le tour des images posées pêle-mêle sur la table au fur et à mesure des présentations, je constate que toutes, déjà, ont été commentées. Et c’est alors comme une reprise synthétique, une conclu-sion intermédiaire, que j’entends le commentaire de Dominique, s’ins-crivant à la fois dans la continuité de ce qui vient de se dire, et comme en position ’méta’ : « ‘Il y a toujours beaucoup de contradictions à as-sumer, dans ce type de fonction-nement. On est entre la vie et la mort, quelque part... c’est vrai ! Entre le solide et le fragile, durable et éphémère... c’est toujours comme ça dans ce qu’on partage : parfois on a l’impression que c’est très solide, et des fois ça nous file entre les mains ; c’est vrai, même au niveau des résultats... de plein de choses. C’est donc très compliqué’ ». Et, comme pour en renforcer le caractère de conclusion, c’est le silence qui ponctue cette intervention, propice à une certaine introspection, permettant d’aller plus avant, d’organiser dans la pensée tout ce sur quoi nous venons d’échanger.

Au bout d’un moment, sentant le groupe de nouveau ’disponible’ aux échanges, j’engage qui veut à réagir sur les photos, ou à propos de ce qui en a été dit, insistant tout particulièrement sur celles « ‘dont on a peu parlé’ ».

Se saisissant de la première photo présentée, celle du repas familial, Dominique commente : « ‘C’est vrai qu’on s’aperçoit que les personnes avec qui on vit ici, enfin les personnes polyhandicapées, ont une nostalgie de la famille’ ». Des « ‘oui’ » repris en écho par tout le groupe, engagent Dominique à poursuivre : « ‘quand elles vieillissent, ou quand il y a des parents qui disparaissent, ou qui ne peuvent plus... la convivialité : il la faut, c’est certain !’ ». Relevant là encore les contradictions et les difficultés, elle note : « ‘C’est compliqué aussi, quand on est nombreux’ ». On souligne alors l’intérêt d’être en « ‘petits comités’ » (Francine), de « ‘partager le repas’ » (Dominique). Cette photo évoque pour Isabelle « ‘l’atelier cuisine’ », « ‘parce que là, on était vraiment en petit comité, on mangeait dans une petite salle’ » ; « ‘les résidents participent à l’élaboration du repas, puis après ils le partagent’ » (Francine). On parle des travaux qui en ont perturbé le fonctionnement. Puis Dominique commente la photo : ‘« Comme ici, il y a les amis qui sont là... il y a le bébé ’». Le silence se fait de nouveau, mais ce « ‘bébé’ » me donne le sentiment de s’imposer de façon trop gênante pour prendre le risque de laisser s’installer le malaise.

La récente – et première – évocation des travaux me fournit alors l’opportunité de relancer les échanges, en proposant de réagir à la question, aux photos, aux commentaires, du point de vue de l’opération de réhabilitation qu’a subie le bâtiment.

Dominique réagit immédiatement, son regard croisant celui, fixe et perçant, de la photo qui se trouve devant elle : « ‘Ici, maintenant, il y a beaucoup plus de lumière...’ ». Isabelle répète ces derniers mots, le regard glissant sur la table, semblant n’y trouver aucune accroche : « ‘... de lumière, oui...’ ». Est-ce pour se soustraire à cette lumière, cet excédent de lumière, émanant des yeux des résidents, qu’Isabelle demeure ’aveugle’, le regard comme tourné en elle-même ? Je formule pour moi cette question, de plus en plus interpellé par cette dissonance entre propos tenus et communication non-verbale chez Isabelle. J’essaie d’expliciter pour moi l’étrangeté de la situation : il semble se dire quelque chose, qui se donne à entendre dans ce qui ne se montre pas, et qu’on ne peut voir que par l’intermédiaire de ce qui est verbalisé...

Dominique me tire de mes réflexions par un constat : « ‘Oui, par rapport à avant !’ »... propos qui relancera Isabelle : « ‘Par rapport au travaux, en effet,’ poursuit cette dernière, plantant son regard dans le mien, ‘il y a de grandes baies vitrées, il y a plus d’espace maintenant... plus d’espace pour les lieux de vie’ ‘, et puis on a une ouverture sur tout ce qui entoure les Quatre-Vents ’». Cette intense accroche visuelle qui accompagne son propos me fait penser que quelque chose, enfin, se joue là : Isabelle veut-elle me dire que le regard peut enfin se tourner vers l’autre, dès lors qu’un espace – un espace de vie – suffisant lui permet de se déployer ? Je mets de côté cette esquisse d’interprétation, pour rester à l’écoute de ce qui se dit, mais je me sens indéniablement plus disponible, maintenant qu’un embryon de sens est donné à cette troublante attitude.

« ‘Pour ce qui est du nid’ ‘, ’entame Geneviève, ‘ça fonctionnait déjà comme cela avant’ ». « ‘Enfin, maintenant, ça fait cinq nids’ ». « ‘Oui, ça fait beaucoup de nids...’ » (Isabelle) ; « ‘Avec les chambres,’ reprend Dominique, ‘je vois plein de nids ! ’». « ‘C’est leur chez eux, la M.A.S., leur nid... mais ils ont chacun leur nid’ » (Geneviève). « ‘Voilà, je vois cinquante nids !’ » (Dominique). La métaphore, qui semble avoir été exploitée au maximum, est alors abandonnée, et les échanges s’orientent sur les caractéristiques très concrètes des chambres, pour la plupart individuelles depuis les travaux, ce qui‘ ’« ‘pour des adultes était nécessaire’ » (Francine). On souligne la possibilité qui leur est donnée de‘ ’ « ‘personnaliser leur coin’ », on se félicite des nouveaux lits « ‘confortables’ », « ‘réglables’ ‘électriquement’ », des « ‘matelas neufs, plus agréables’ ». Dominique fait remarquer que « ‘les chambres sont petites, justement. C’est bien aussi. Pas très spacieuses. Pour donner une protection...’ », « ‘une contenance’ », entend-on dans le groupe. « ‘Ils ne sont pas perdus dans une grande pièce’ », et Isabelle poursuit, précisant ‘« qu’il y a quand même de grandes fenêtres, de grandes baies vitrées, pour regarder à l’extérieur’ ».

Toutes soulignent le changement opéré, dans le passage des dortoirs de quatre aux chambres doubles et individuelles : « ‘ils apprécient !’ ». Dominique intervient alors, car cela lui « ‘fait penser à quelque chose, cette notion d’individu et de groupe. Pour tout faire fonctionner, à la fois, et pour pouvoir s’isoler à certains moments, ce n’est pas facile !’ ». Le regard de nouveau perdu, Isabelle répond : « ‘oui, même pour nous !’ ». « ‘Et comment à certains moments se retrouver ?’ », questionne Dominique. « ‘Il y a des espaces où on se retrouve, on est plus nombreux... enfin, tous, quoi !’ ». Geneviève abonde, soulignant que ‘« dans cet établissement, c’est un point important : pour partager quelque chose, une petite fête, un goûter... il faut un lieu où on puisse se retrouver ; et puis des espaces plus intimes, c’est important’ ».

J’interroge alors le groupe : ‘« selon vous, ce passage est-il facile à gérer entre...’ ». Je n’ai pas le temps de finir ma question concernant ces rapports groupe-individu, que la réponse, unanime, fuse, reprise en canon dans le brouhaha : « ‘Oui ! ... Oh oui... oui, bien sûr ! ... Surtout maintenant ! ’».

Le silence revenu, j’invite à d’autres réactions. Francine, revenant sur la phase des travaux, et sur la question du regroupement, reprend la photo de la famille attablée : « ‘Pour le moment du repas, on nous a fait choisir soit ’les repas pris sur les lieux de vie’ ‘, sur les groupes’, soit ’un repas pris en commun dans une grande salle’... et c’est ce dernier choix qui a été fait’ ». Interrogeant le groupe sur le degré de participation du personnel aux décisions prises dans le cadre du projet de réhabilitation, on me répond qu’ils « ‘ont été consultés... oui... bien sûr...’ », « ‘ils ont été bien écoutés’ », « ‘ça a été bien concrétisé’ »,‘ ’« ‘oui !’ ». La grande salle à manger suscite pourtant quelques remarques. Si elle s’avère « ‘bien personnalisée par rapport aux groupes, qui y ont chacun leur endroit pour manger ’» (Isabelle), si « ‘dans cette grande salle, les personnes ne se mettent pas n’importe où ni n’importe comment’ » (Dominique), si elle est bien isolée phoniquement, on déplore cependant que son aménagement ne ressemble pas plus au « ‘style ’cafétéria’’ », avec un cloisonnement de l’espace, avec des coins plus « ‘délimités’ », avec de‘ ’« ‘la verdure’ ». Dominique pointe la contradiction sous-jacente : ‘« A la fois on recherche l’intimité, mais à la fois il nous faut beaucoup d’espace’ ».

Cette salle de restauration, finalement jugée trop petite bien qu’apparaissant « ‘assez grande au départ ’», révèle donc la difficulté de se « ‘représenter les choses’ ». « ‘Quand on s’est tous réuni pour y penser,’ nous dit Francine, ‘je suis sûre qu’on n’a pas bien vu les difficultés...’ ». Cette pensée en échec face à la transformation des locaux, face à leur devenir, lui fait associer sur ce qu’il en était au début ; et le groupe lui emboîte le pas dans l’évocation de ce qu’était la M.A.S., « ‘à l’origine’ ».

« ‘Avant, il y avait six groupes. C’était des groupes de six. Là, on est cinq groupes, mais de 10, voire onze’ » (Francine). Je note pour moi une certaine confusion dans les chiffres, l’institution fonctionnant bien à l’origine avec 6 groupes, mais de 8 résidents, et maintenant avec 5 unités, certes, mais de 9 résidents en moyenne. « ‘Ça’ ‘ fait plus de travail, c’est quantitatif. Parce qu’on passe de 6 à 10 avec le même personnel ’», explique Isabelle, qui poursuit : « ‘Maintenant, on est plus aux normes, un peu au-dessus. Avant on était en dessous’ ». Je me dis qu’avec l’accentuation erronée des chiffres, la démonstration se fait effectivement plus éclairante que ce à quoi renverrait la réalité – passage des 6 à 5 groupes, de 8 à 9 résidents seulement.

Dominique, parmi les plus anciennes car présente dès la création de l’établissement, entreprend d’en rappeler l’histoire : « ‘L’établissement était un I.M.E., j’étais là à l’origine. Il y a eu des discussions avec la DDASS, avec les pouvoirs publics, pour savoir quel serait l’avenir de cet établissement. Allait-il rester un I.M.E. ? Devait-il être transformé en fonction des besoins ? ’». La réponse, aux dires de Dominique, s’imposait : « ‘C’est devenu une maison d’accueil. Personne n’entrait au niveau des résidents, puisqu’il fallait accueillir les enfants devenus adultes. Du moment que c’était clair, les travaux se sont mis en route. Ça’ ‘ a été assez logique comme démarche’ ».

‘« ‘Donc, on est passé d’une maison d’enfants à un établissement pour adultes... avec tout un travail en interne’ » insiste-t-elle, reprise par Francine : « ‘en fait, au niveau de la population, ce sont des personnes que l’on connaît depuis 20-25 ans... ’». « ‘Dans notre conception du travail, on le sent,’ ‘reprend Dominique’ ‘. On a fait un bout de chemin ensemble, résidents et personnel. Et c’est vrai qu’au niveau de la prise en charge, quelque part, ce n’est pas anodin’ ». Cette situation inhabituelle donne le sentiment d’être à part, ce que formule Dominique en ces termes : « ‘des établissements comme celui-ci, qui sont des maisons d’accueil spécialisées, après avoir accueilli des enfants... je ne sais pas, mais il ne doit pas y en avoir beaucoup ! ’». « ‘C’est vrai qu’au niveau de l’histoire de la maison, c’est fort ! ’».’

Les échanges s’ancrent alors sur cette particularité, et c’est le thème de la famille qui les organisent de façon centrale : « ‘C’est vrai que la notion de famille, comme tu le disais’ – à Francine ‘–, on ne passe pas à côté ! ’», s’exclame Dominique. « ‘C’est une notion qui reste forte parce que je pense que les jeunes nous ont associés un peu avec les parents ; et si les parents disparaissent, nous, on est toujours là... on est un peu dans la continuité. On a un peu de sens, par rapport à la famille. Ça’ ‘ vaut ce que ça vaut, au niveau du travail... mais ça existe, c’est là, c’est présent !’ ». Quelques regards se portent sur la photo de la scène du repas familial.

On aborde alors collectivement la question des visites familiales dans l’institution, Francine soulignant le fait qu’ « ‘avec certains parents, ça se passe très très bien ; avec d’autres, moins bien. Il y en a d’autres que l’on ne voit pas ! Cahier de liaison, ou rien du tout ! ’». La nouveauté concernant ce point réside dans la création d’une salle réservée aux visites qui, jusqu’à présent, se déroulaient dans les unités. Francine pointe alors « ‘le problème soulevé par les visites de plusieurs familles en même temps’ ». Et c’est tout particulièrement la population de handicapés « ‘traumas crâniens’ » qui attire l’attention : « ‘ils ont beaucoup de visites, notamment ces gens-là. Les familles arrivent à peu près en même temps, le dimanche. [...] L’été, ils vont faire un petit tour dans le parc, mais alors l’hiver ! Qu’en faire ? ’».

Mais c’est bien moins la sur-occupation de cette salle qui préoccupe le groupe qu’une question plus fondamentale, toujours soulevée par Francine : « ‘Aux familles, c’est difficile de leur faire comprendre que cette salle existe ; eux veulent rester... dans les chambres, ou avec le personnel’ ». « ‘C’est bien rassurant’ », commente Isabelle. Dominique abonde en ce sens, montrant qu’il s’agit bien là de quelque chose qui relève de « ‘la qualité de la relation, entre les différentes personnes : le personnel, la personne qui est ici en placement, la famille... ! Ce moment-là, la visite, quel sens ça a ?, questionne-t-elle. Et qu’en attend chacun ? certains ont besoin d’être seuls avec leur frère ou soeur, d’autres ont besoin d’être avec nous, justement pour que ce soit plus facile ’».

Le cas d’un résident, dont la mère venait en visite au moment du repas pour nourrir son enfant, est évoqué à titre d’exemple. « ‘Parfois, c’était bien ; parfois c’était un petit peu compliqué, plus difficile ! Parce qu’au repas, tout le monde était là, aussi ! Donc, il y avait cette maman, assise au milieu de nous, qui posait des regards sur tout ce qui se passait, qui parfois aussi n’était pas à l’aise...’ ». L’évocation de Dominique, pleine d’empathie, n’élude pas les difficultés générées : « ‘on se demandait si on allait conserver cette situation, qui était certainement bien pour ce résident et pour sa mère, parfois un peu difficile pour nous... Donc, on a eu envie de le réglementer un peu ! Mais ça se fait tout doucement quand même, c’est difficile... c’est très difficile. Il faut un lieu, certainement. Mais lequel ? Et quel sens ça peut avoir ?’ ».

D’autres cas sont évoqués, qui ont finalement conduit à cette règle posée au niveau institutionnel : « ‘il ne faut absolument pas que les parents, ou la famille en général, restent pendant les repas...’ » (Isabelle). Naît alors un premier moment de confusion, alors que se fait jour ce constat : « ‘ils ont besoin de nous ! ’» ; le brouhaha qui dure quelques instants, tout le monde parlant en même temps, se tarit quand Dominique explique : « ‘Quand il y a quelqu’un en placement ici, pour la famille en général, c’est vrai que c’est difficile d’être avec lui, ou elle... c’est compliqué ’». Le risque est alors pointé, dans le cas de visites ayant lieu à l’extérieur des unités, de « ‘perdre le contact. Et si la famille nous demande, est-ce qu’on y va ? Est-ce qu’on se détache du groupe ? ’» (Francine). « ‘En notre présence, c’était un peu sécurisant. Parce qu’ils sont un peu maladroits, pour certains ’». Ces situations dans lesquelles chacune dans le groupe semble se projeter amènent à une conclusion commune, formulée de manière hésitante par Isabelle : « ‘On va être... en conflit’ ‘ ’».

Pour la deuxième fois, on évoque les personnes handicapées suite à des traumas crâniens : « ‘ce sont des personnes qui ont déjà un parcours... les maris, les femmes, les enfants... enfin, la famille qui vient, pour eux, c’est quoi la visite, l’objet de la visite ? ’», s’interroge-t-on. « ‘Ça’ ‘ fait une grande différence, par rapport aux familles dont l’enfant est handicapé depuis qu’il est tout jeune’ », poursuit Francine, « ‘et c’est ça aussi qui est dur. Quand on a connu son mari... le voir à présent dans une structure comme celle-là ! C’est très lourd’ ». « ‘Parce qu’ils se sentent quand même différents. Moi, s’exclame-t-elle, je trouve que ce mélange n’est pas évident ! ’».

Dominique, dont le regard passe des photos aux murs de la salle de réunion, ajoute : ‘« Oui, c’est vrai qu’au niveau des locaux... qu’est-ce que ça renvoie à la famille des personnes placées ? Qu’est-ce que ça peut évoquer... ? Les mettre dans une pièce, dans un coin, au bout de l’aile, là !’ ‘Alors que le lieu de vie’ ‘, ça reste un lieu de vie... c’est quand même plus sympa...’ » et Francine d’ajouter : « ‘les familles, elles ont envie de rester... alors que là on va les mettre un peu à l’écart’ ». Tentant de conclure, Dominique explique qu’à la M.A.S., on essaye quand même « ‘de protéger un peu cet aspect-là de la famille, parce que ça rattache aussi à l’extérieur... c’est important’ ».

Pensant trouver dans ces propos la fin de cette partie des échanges portant sur la famille, initiés par la première photo présentée, force est pour moi de constater que tout n’a pas encore été dit. Et c’est une nouvelle évocation « ‘des ’traumas’, qui reçoivent le plus de visites’ », qui relance la discussion. Francine « ‘a l’impression qu’ils fonctionnent comme à l’hôpital !’ », ce qu’elle s’explique par le fait que « ‘ce sont tous des gens qui ont été à l’hôpital pendant longtemps. Alors, les familles vont dans les chambres, comme si c’était une pièce d’hôpital, avec des petits fours...’ ». Cette remarque fait l’unanimité : ‘« Ils n’arrivent pas à se mettre dans la tête que c’est leur lieu de vie’ ‘, que ce n’est plus l’hôpital’ ». La question du devenir est de fait posée par cette réflexion. Dominique explique que, « ‘pour eux, l’hôpital signifie : ’ça ne durera pas’. Le passage à l’hôpital, d’une façon ou d’une autre, c’est quelque chose qui s’arrête à un moment donné ’» ; Francine poursuit alors : ‘« A une période, ils ont peut-être l’espoir que ça puisse s’améliorer. Tandis que quand ils sont là, c’est posé’ ‘!’ ». Le groupe se fixe alors, avant de s’enfoncer dans le silence, et dans un mouvement nettement dépressif, sur ce dernier propos : « ‘oui, c’est le constat... c’est le constat, là... ’».

Laissant s’écouler un peu de temps, Dominique porte les yeux sur les photos réunies sur la table et donne les signes de quelqu’un cherchant à formuler en soi des propos qui tardent à s’organiser. Au bout d’un moment, je l’interroge du regard. A mon invite, elle répond par cette remarque : « ‘Il y a d’autres personnes, des IMC... c’est complètement différent, et puis donc : les traumas’ ». Tout n’a donc pas été dit à ce propos, et cette population différente de celle habituellement accueillie dans les M.A.S. semble donc poser réellement question... au point que Francine me dit, presque sur le ton de la confidence : « ‘A l’avenir, on pense créer une unité de traumas crâniens’ ». Dominique surenchérit : « ‘Eh oui, parce que normalement la M.A.S., ce n’est pas sa vocation première. Mais, on s’aperçoit qu’il y a énormément de besoins ’». Le choix des pouvoirs publics de « ‘cibler les M.A.S. ’» pour l’accueil de ces populations est questionné, malgré le fait « ‘qu’elles nécessitent quand même des structures un peu spécifiques, au niveau de la prise en charge’ » ; mais, comme l’explique Dominique, il faut que leur accueil en M.A.S. soit « ‘pensé au niveau de la prise en charge, par les professionnels, les familles, confrontés à quelque chose de différent...’ » ; et c’est cette différence qui se trouve pointée par Francine, éclairant du même coup tout le poids accordé à ce thème dans les échanges : « ‘ils ont des désirs, par rapport au reste de la population ’».

Les réactions ne tardent pas, Dominique expliquant que pour elle, « ‘ça c’est compliqué’ ». ‘« Ça’ ‘ me gêne, oui,’ précise-t-elle‘, ça me dérange, quelque part, de travailler de la même façon ; oui, il y a quelque chose qui me gêne ! J’aurais besoin de m’arrêter, et de me poser d’autres questions avant de continuer avec des personnes comme celles-là’ ». Francine poursuit, suivie par Isabelle : « ‘Ils n’ont pas les mêmes besoins, les mêmes attentes... ’», « ‘... la même histoire...’ ». Le malaise évoqué par Dominique, à ces propos, devient presque perceptible, et s’accroît dans la voix de cette dernière qui reprend : « ‘C’est plus compliqué pour les autres. Oh oui, ça me gêne beaucoup, quand une personne comme ça arrive dans le groupe... oui, ça me gêne beaucoup’ ». « ‘Ce sont des gens qui ont vécu, qui ont un vécu particulier... ’» poursuit-elle, avant d’évoquer l’histoire de l’un de ces résidents ’particuliers’. « ‘Il avait son métier, sa femme, ses enfants... et puis un jour un problème cardiaque, il a complètement perdu ses moyens... mais moi je pense qu’il a gardé une sensibilité... dans son regard, on sent qu’il pige beaucoup de choses... et même au niveau de la parole. Quand il se ballade au milieu du réfectoire, au milieu de nous tous... oh là là !’ » Cette dernière exclamation soulève de nombreuses réactions, confuses, bruyantes, desquelles n’émerge que la reprise en écho, à mi-chemin entre stupéfaction et sidération, d’un mot : « ‘oui, ce regard ’» !

Mes yeux se posent alors sur la photo de l’oeil, et il me semble que le brouillard, derrière lequel Isabelle semblait de nouveau perdue, se dissipe en partie, mettant en lien cette question du regard, de la différence, et du désir, dans ce que fait vivre la prise en charge des traumas crâniens. « ‘Attention, leur place est peut-être ici, je ne dis pas que leur place n’est pas là, mais... le personnel est en difficulté ; c’est peut-être aussi parce que c’est tout nouveau, comme situation’ », reprend Dominique. Et Isabelle d’ajouter : « ‘Ce n’est pas comme avec les autres résidents, au niveau des groupes’ ». Ces propos font réagir Dominique, et initie un mouvement de prise de conscience, au moins partiel, de ce qui se joue là : « ‘Avec le fait qu’on a eu à prendre en charge des enfants pendant longtemps... on a tendance non pas à infantiliser, mais à être maternantes ! En plus, avec notre population... c’est vrai que c’est compliqué pour sortir de ça. Parfois ça fait très rapport mère-enfant’ ». Isabelle la reprend alors : « ‘rapport adulte-enfant’ » ! « ‘Oui,’ poursuit Dominique‘, et alors, tu te demandes ce que tu fais là ! Il y a trois mois, untel avait son travail, et puis maintenant... ’» Incapable d’achever, Dominique ne peut livrer que son sentiment face à cette situation : « ‘Ça’ ‘ ne va pas, hein ? Non, ça ne va pas ’». Francine la relaye alors, dans ce qui ressemble à une mise en mots collective d’un travail d’élaboration hic et nunc : « ‘Et puis quelque part... même pour nous, ça nous renvoie plein de choses. On se dit : ’peut-être, demain...’ ’». « ‘Oui, bien sûr, c’est peut-être bien là-dedans que ça se situe aussi... ’», accorde Dominique, avant que Francine ne formule tout à fait les choses : « ‘On se dit peut-être que demain je serai là... Personne n’est à l’abri’ ». C’est bien cette idée, de l’existence d’une différence radicale d’avec les résidents pris en charge, qui vole en éclat dans la confrontation avec les populations traumas crâniens, et qui semble générer tant de souffrance... la possibilité, ouverte par cette nouvelle situation, me dis-je, que s’abolisse la limite – jusqu’ici défensivement maintenue radicalement étanche – entre soignants et soignés, semble bien être la source de l’angoisse qui sourd en ces murs.

Isabelle reprend alors « ‘C’est compliqué. Sincèrement, tu ne peux pas réagir de la même façon avec eux. Tu te trouves devant eux, à des moments, c’est vrai que... ’», puis les mots s’éteignent dans sa voix. Geneviève vient alors à son secours : « ‘moi je penserais bien que ce sont eux qui posent le plus de problèmes ’». Dominique évoque alors le cas de certains de ces résidents qui finissent par poser question : « ‘pour les autres, ils sont bizarre ces gens, et puis ils sont normaux !’ ». Le constat général est alors que « ‘c’est dur à vivre’ », mais que c’est « ‘le boulot [des soignants] de faire fonctionner ça ! De créer un équilibre avec toutes ces diversités’ ». Cela requiert « ‘une prise de conscience : lui, il est différent, il est capable de...’ » ; Francine et Dominique s’accordent pour dire que « ‘ça va nous changer’ », que ça pose la question du « ‘sens que ça peut donner à leur vie, et à notre vie avec eux, c’est de tout cela dont il s’agit’ ».

Après cet échange, entaché de mouvements dépressifs, c’est l’espoir qui est évoqué : « ‘on espère pour eux qu’ils pourront être transférés ailleurs...’ », « ‘une réinsertion’ », on souhaite que « ‘ce ne soit qu’une transition, de vivre une petite partie de sa vie ici’ ». Face au caractère inédit d’une telle idée, Dominique constate qu’ « ‘une réinsertion, ce n’est pas simple... déjà pour les chômeurs... alors pour des gens qui viennent ici ! Il y a tout à inventer’ ». Isabelle se saisit de la photo du ghetto, et s’exclame : « ‘Le dedans-dehors, quoi ! C’est ce qu’on essayait de dire : Est-ce qu’il y a vraiment une porte, est-ce qu’il n’y en a pas... Faut-il en mettre une ? Et jusqu’où peut-on protéger, jusqu’où faut-il ouvrir ?’ ». « ‘Et c’est vrai que là c’est différent par rapport aux autres, mais pour eux, est-ce que la vie à l’extérieur ne leur fait pas aussi un peu peur ? C’est vrai qu’ils sont surprotégés quelque part’ ». Geneviève pose alors les yeux sur la photo du nid, et commente : « ‘C’est vrai qu’ils sont dans leur nid, ils ont ce qu’il faut’ ».

Isabelle, évoquant le cas d’un trauma crânien, s’interroge : « ‘Par rapport à la population que l’on a, il est tout à fait différent, mais est-ce qu’il a vraiment envie d’aller à l’extérieur ? D’ailleurs, c’est vrai que l’extérieur peut faire peur’ ». Dominique prend alors la parole : « ‘A la fois, ce sont eux qui nous le disent, de par leur comportement... on ne décide pas de tout, il ne faut pas croire : on n’est pas tout-puissant’ ‘ !’ ». Ce dernier mot soulève l’approbation générale dans le groupe : « ‘Heureusement... oui... oui, bien sûr... ’», et s’impose comme conclusion amenant de nouveau le silence... un silence plus serein que précédemment.

Pour réengager l’échange, et l’ancrer de nouveau à partir des photos, je constate que « ‘petit à petit, à partir de la photo de la famille, pas mal de choses ont pu être dites, rejoignant d’autres photos’ ». J’invite alors à d’autres commentaires. C’est Isabelle qui intervient en premier, se saisissant de l’image du nid : « ‘comme ce nid, c’est vrai quelque part aussi qu’on est un peu enfermant... mais c’est aussi l’aspect protecteur’ ». « ‘Et puis, on le construit petit à petit : les travaux, la décoration des pièces, l’aménagement intérieur... c’est bien ça, c’est bien le nid’ ». On évoque le fait que, malgré les départs dans les familles de certains résidents, ceux-ci « ‘aiment beaucoup revenir’ ». Isabelle revient alors à son idée : « ‘C’est vrai, ils reviennent tous au nid !’ », s’exclame-t-elle. Le cas d’un résident ayant fait l’expérience d’une activité professionnelle dans une autre structure sert d’exemple, pour illustrer le fait que bien que vivant d’autres choses à l’extérieur, on peut vouloir revenir à la M.A.S., « ‘s’y sentir chez soi ’». Dominique déplore qu’il n’y ait « ‘quasiment que des projets de quotidien : il n’y a pas de projet d’orientation, de vie pour eux. Pour personne. Ils vivent ici, on fait des sorties, on va se balader, on fait des choses, on va au resto, mais... ’» ; sa phrase reste en suspens, alors que les traumas crâniens reviennent au centre des échanges : pour Francine, « ‘ils ont tellement de capacités que l’on peut espérer...’ », « ‘puisqu’ils savent lire, ils savent écrire, ils communiquent même verbalement. On sent bien dans les unités qu’il y a des gens bien plus limités ; eux ils peuvent construire autre chose... faire autre chose que dormir jusqu’à 16 ou 17 heures. [...] Etant plus autonomes, ils ont du temps de libre à rallonge ’».

On évoque alors le cas de quelques résidents, puis la conclusion définitive des échanges s’impose, et c’est collectivement qu’elle trouve sa formulation : « ‘quand on réfléchit, il se passe quand même pas mal de choses’ » (Isabelle), « ‘c’est vrai qu’ils vivent des choses lourdes !’ » (Dominique), « ‘Ce n’est pas non plus évident pour nous... même si nous, on peut comprendre’ » (Francine).