6.4.3.1 Déroulement de la séance

a- Le dispositif comme révélateur du fonctionnement du groupe

La méthode Photolangage© que nous avons adoptée repose sur une technique et des consignes spécifiques conférant au dispositif un ensemble d’effets cadrants. Le non-respect des consignes peut donc être entendu comme autant de tentatives d’attaque de ce qui fait cadre, et analysées comme telles pour révéler le sens de ces entorses et le lier aux productions inconscientes qui se font jour dans les échanges. Le cas de ce groupe est ici tout à fait éclairant de ce point de vue.

Deux consignes fondamentales pour le travail avec le Photolangage© posent : [1] le caractère individuel du choix des photos ; [2] la liberté d’intervention du participant pour la présentation de ses photos. Force est de constater que ces deux consignes, qui fondent toutes deux la prééminence de l’individuel sur le groupal, pour en permettre ensuite le lien, ont fait l’objet de multiples attaques, malgré, d’une part, le rappel des consignes, et d’autre part, fait plus significatif, la familiarité de certaines participantes avec la méthode, l’ayant pratiquée en formation.

Premier point, donc : le caractère individuel du choix des photos. Avant même que ne s’ouvrent les échanges, cette consigne s’est vue battue en brèche à deux reprises. Il s’agit d’abord des commentaires qui fusent dès les premières photos étalées sur les tables, en début de séance 68. Il est question ensuite du regroupement des photos, au centre de la table, en tout début de groupe... réaction étonnante au regard des consignes, qui m’a amené à demander à chacune des participantes de reprendre, par-devers elle, les photos choisies. On ne peut entendre ce manquement à la règle comme une simple incompréhension des consignes, cette tendance du groupe au fusionnement des images choisies individuellement s’affirmant au fil des échanges. Au fur et à mesure des présentations, les photos passent en effet de mains en mains, puis s’entassent progressivement au milieu de la table, une fois épuisés les échanges à leur propos. Très rapidement d’ailleurs, toutes les photos sont commentées : seulement ¼ du temps de la séance a été nécessaire à la présentation des photos. Les ¾ des échanges suivants s’alimentent alors dans la reprise et le développement des thèmes abordés, à partir de ce fond commun de représentations constitué peu à peu, sorte de ’pioche’ à images, dans laquelle toutes se ressourcent d’un geste ou d’un simple regard. C’est notamment le cas lorsque, toutes les photos venant d’être commentées, Dominique se saisit de la photo du repas familial pour évoquer un autre aspect de la prise en charge. Un peu plus tard, c’est son regard porté sur la photo de l’oeil au milieu de la table qui donnera l’impulsion à un nouvel échange sur le regard et le thème de la lumière. Souvent, les yeux des unes et des autres courent sur ce patchwork assemblé et désassemblé au gré des propos, avant qu’elles ne prennent la parole pour formuler ce qui ressort de cette image mosaïque. C’est aussi, beaucoup plus tard, dans cet écheveau commun que l’on tire le fil le plus apte à rendre compte d’une chaîne associative groupale qui bute devant la formulation des idées : ainsi, Isabelle empoignant soudain la photo du ghetto, et s’exclamant : « ‘Le dedans-dehors, quoi ! C’est ce qu’on essayait de dire !’ ». Et c’est cette même Isabelle, quelques minutes plus tard, qui renouvelle sa démonstration, troquant dans cette banque de photos, le ghetto contre un nid, pour appuyer son propos : « ‘comme ce nid, c’est vrai quelque part qu’on est aussi un peu enfermant...’ ».

Deuxième point, ensuite : le libre choix du moment de présentation des photos... consigne qui fit elle aussi l’objet d’une attaque inaugurale en début de séance. « ‘Allez, vas-y !’ » : telle est l’invite adressée par Dominique à Francine pour qu’elle entame les échanges. Malgré le rappel de la règle, c’est Isabelle, quelques instants plus tard, qui demande à son tour à Dominique : « ‘Et pour l’aspect négatif, qu’est-ce que tu as choisi comme photo ?’ ». Ou bien il s’agit encore d’une question posée à une participante, à propos de son intervention, qui trouve réponse dans la bouche d’une autre. Engageant Geneviève à poursuivre la présentation de sa photo, c’est Isabelle qui entreprend de se justifier « ‘par rapport au choix fait en positif’ ». S’agit-il là de prises de parole imposées, de prises de parole spoliées ? Telle n’est pas notre opinion. Au regard du déroulement de la séance, c’est plus d’une interchangeabilité des places dont il semble s’agir, soutenue par la communauté des photos. Aucun malaise, aucune inhibition, aucun rejet ne viennent d’ailleurs répondre à ce qui pourrait à première vue passer pour une obligation ou une interdiction de s’exprimer. Ainsi, aucune violence n’est faite à l’une dans l’injonction ou le rapt fait à sa parole par l’autre ; le groupe fonctionne à plusieurs voix, et choisit de déléguer à l’une ou l’autre la fonction de s’exprimer. Le corollaire indispensable à un tel fonctionnement est la nécessité pour le groupe de disposer de l’intégralité des photos pour s’y alimenter en représentations partagées, tendance que nous avons pointée plus haut et qui trouve ici un supplément de sens.

Et si le groupe parle de plusieurs voix, il ne peut cependant emprunter qu’une seule voie. Ainsi, la violence que génère tout désaccord sur les points de vue se doit d’être enrayée rapidement. Tel est le cas, signalons-le ici rapidement et gardons-le en mémoire pour plus tard, de la ferme opposition de Dominique à l’égard de la photo du ghetto, puis de la violence produite par son discours sur le fonctionnement ’ghetto-isant’ du personnel... propos qui, pour être tolérables, ont obligé l’auteur à quelque développement, reprise et modération pour en atténuer la portée et pouvoir enfin être admis. Ainsi, nous ne sommes pas en présence d’un tout-groupe, indifférencié, les derniers retranchements de l’individualité affleurant dans des prises de position contraires. Mais cette affirmation de l’existence de limites et de différences s’oriente résolument vers la recherche du consensus, la tolérance vis-à-vis de la divergence des points de vue s’avérant particulièrement faible. Le fait que le groupe ne soit constitué que de femmes, ainsi que le repérage de choix communs – photo de l’oeil, et plus encore photo du ’ghetto’ par 3 participantes sur les 4 – se posent très certainement à la fois comme éléments révélateurs et catalyseurs de cette hégémonie du groupal sur l’individuel.

Le travail sur les effets cadrants du dispositif se pose donc ici comme un véritable levier de compréhension du fonctionnement du groupe en séance, déployant déjà des pistes pour l’interprétation du contenu imaginaire des échanges. Si c’est des seuls manquements aux règles constitutives du cadre dont il s’agissait ici, l’écart entre le discours des participants et la question-thème inaugurale est redevable d’une même analyse, renforçant l’intrication profonde qui se fait jour dans ce cas, entre déroulement de la séance articulée sur la méthode et contenu imaginaire et fantasmatique sous-jacent au discours. C’est ce que nous allons voir dès maintenant.

Notes
68.

On notera cependant, pour répondre par avance à l’objection selon laquelle le choix final des participantes a pu être influencé mutuellement par ces commentaires inauguraux, que les photos choisies en définitive par chacune n’ont été disposées que dans le temps qui a suivi le rappel des consignes. Aucun a parte n’a donc eu lieu à propos des photos que l’on a ensuite retrouvé dans le groupe, pour les échanges.