6.4.3.4 Réhabilitation, regard et relation soignant-soigné

a- Le changement dans l’espace et le risque du changement dans la relation soignante

Comme nous venons de le voir, c’est à un véritable déploiement de l’espace de la relation, au niveau psychique, que semble correspondre l’accroissement de surface de l’espace matériel. Le changement ainsi opéré comporte ainsi un risque de transformation des termes de la relation soignante, essentiellement au niveau des organisateurs inconscients qui la déterminent.

On a montré déjà comment, avant la réhabilitation, la place centrale du regard semblait là pour dire la nature de la relation soignante, basée sur les relations en miroir caractéristiques du stade du double, et les relations précoces mère-nourrisson. La dangerosité de cette relation fusionnelle par le regard, un regard maternel à la fois bienveillant et aliénant – « ‘ça enferme mais ça protège’ » – est tôt mise en avant. Isabelle, dans sa fonction de ’porte-regard’, ne traduit-elle pas une certaine proximité entre cette relation précoce en miroir et la prise en charge, en soulignant « ‘l’aspect double du travail’ » 71 ? Mais face à l’indifférenciation potentiellement aliénante de ce type de relation, Dominique enchaîne alors sur un niveau génétique bien supérieur, trahissant les transformations opérées, et posant la question de la séduction et de l’érotisation dans la relation soignant-soigné.

Il n’est pas anodin que ce soit Dominique qui amène une telle représentation en séance. Seule éducatrice du groupe – fait sur lequel elle insiste –, dotée d’un pouvoir créateur que lui confère son travail à l’extérieur, elle connaît les mystères de l’origine, de la naissance de la M.A.S., et bien avant elle de l’I.M.E. ! L’évocation de la scène primitive, à travers la photo qu’elle a choisie, lui incombe donc ’de droit’ dans le groupe ; sa position de leader le légitimant tout à fait. Il est par ailleurs remarquable que sa présentation s’ouvre par ces mots : « ‘Revenons à ’comment on vit’ maintenant’ », soulignant la nouveauté de la situation, due à la réhabilitation. Sur sa photo choisie pour l’aspect négatif, elle note la présence‘ ’ d’ « ‘une porte avec quelqu’un qui écoutait derrière la porte ’» : un homme, en l’occurrence, qui écoute ce qui se passe à côté 72. Tout ce passe comme si le cloisonnement de l’espace, l’apparition de la notion d’intimité, interdisant maintenant au regard de passer partout, amène la réorganisation des productions inconscientes d’un niveau archaïque – stade du double – vers un niveau génétique prenant acte de l’oedipe et questionnant la scène primitive. « ‘Ça’ ‘ m’a fait penser au secret. Et c’est quelque chose que j’ai trouvé très difficile à vivre dans la maison, la notion de secret », nous livre Dominique, convenant que l’interphone avait été jusqu’ici scotomisé dans sa perception de la photo. Son intérêt s’est arrêté sur le fait de « voir ce qu’il y a de l’autre côté de la porte, comment et qu’est-ce qui va se passer quand on se rencontre »’. « ‘A la fois cet aspect du secret – qu’est-ce qui se passe derrière cette porte ? – [...] et puis cet aspect aussi de notre travail, d’être quelque chose qui tourne autour du mystère ’» ... mystère et fantasme des origines, portant sur ce que fait le personnel avec les résidents dans ce lieu clos... secret de la conception qui pose problème à Isabelle, dont le regard reste fuyant, comme pour figurer le danger de la séduction par ce regard interrogateur, porté à l’encontre d’une scène primitive fantasmée : « ‘Souvent, quand [les résidents] viennent sur les groupes, enfin derrière la porte du groupe, on les voit derrière, ils sont là, ils regardent’ ».

La question de l’origine s’avère effectivement centrale, elle pointe d’ailleurs sous le coup de l’évocation de celle de l’institution. Dominique s’en fait le conteur tout désigné : « ‘L’établissement était un I.M.E., j’étais là à l’origine [...]’ ‘C’est devenu une maison d’accueil’ ». « ‘En fait, au niveau de la population, ce sont des personnes que l’on connaît depuis 20-25 ans... ’». « ‘Dans notre conception du travail, on le sent,’ ‘reprend Dominique. On a fait un bout de chemin ensemble, résidents et personnel. Et c’est vrai qu’au niveau de la prise en charge, quelque part, ce n’est pas anodin ’». La nature maternante de la prise en charge – déjà très axée sur le nursing avec ce type de population – s’en est donc trouvée renforcée, structurant par là puissamment le lien soignant-résident sur la base des relations maternelles précoces. D’ailleurs, Dominique le formule très clairement : « ‘Avec le fait qu’on a eu à prendre en charge des enfants pendant longtemps... on a tendance non pas à infantiliser, mais à être maternantes ! En plus, avec notre population... c’est vrai que c’est compliqué pour sortir de ça. Parfois ça fait très rapport mère-enfant’ ». L’importance, que confirme et l’histoire de l’institution, et ce qui se dit et se vit dans le groupe 73, de ce type de lien maternel comme base de la relation soignante nous invite donc à accueillir avec la plus grande prudence les effets provoqués par la réhabilitation : avènement de l’individu, reconnaissance du statut d’adulte, constitution d’une aire d’émergence de l’altérité... autant d’éléments mettant en perspective chez le résident, un sujet porteur de désir, éventuellement apte à le manifester... ou dont le pouvoir fantasmé qu’il aurait de l’adresser au soignant fait suffisamment violence à ce dernier. Les éléments que nous avons pointés, au fil des premiers échanges dans la réunion, concernant l’organisation de la fantasmatique groupale autour de l’origine, de la scène primitive, de la sexualité adulte qui pose question, sont de nature à nous inciter à aller plus avant dans cette voie.

Notes
71.

Des indices se retrouvent aussi en toute fin de réunion, pointant – dans un lapsus dont Dominique se reprendra – la nature archaïque du lien soignant : « ‘quand on entend un cri... un bruit, on sait qui c’est’ ». Comme la mère, le soignant « ‘travaille à l’oreille’ », dans une sorte d’accordage primaire où priment regard et écoute.

72.

On peut compléter l’analyse par une interprétation du point de vue du dispositif : le chercheur, un homme, vient écouter ce qu’ont à dire ceux qui sont derrière cette porte de la M.A.S. ; il vient entendre le groupe pour percer son secret, trouver les clés du mystère qui recouvre le travail des soignants auprès des résidents.

73.

Rappelons ici le fonctionnement du groupe sur un mode très fusionné en début de séance : communauté des photos, interchangeabilité des places, discours collectif et faible tolérance envers les divergences d’opinion. On note d’ailleurs que, au fur et à mesure de la réunion, et de l’évolution de l’organisation inconsciente du groupe sur des niveaux génétiques supérieurs, ces effets s’estompent .