6.5.2.2 Séance Photolangage© : restitution des échanges

Rappelant les consignes propres à cette deuxième phase du travail Photolangage, j’invite celui qui désire commencer à prendre la parole. C’est à Marcel qu’il semble incomber d’ouvrir les échanges : « ‘C’est moi qui commence. Par le négatif. J’ai pris celle-là,’ nous dit-il en montrant la photo du ghetto. ‘C’est par rapport à l’aspect sombre des couloirs de la M.A.S. ; je parle pour le bas,’ précise-t-il, ‘parce que je travaille en bas... et c’est vrai que cette photo me rappelait un peu la porte d’entrée avec ce couloir un peu sombre !’ ».

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Il ajoutera, avant de passer à son autre photo : « ‘C’est par cet aspect un peu... aliéné, enfin très fermé, que cette photo m’a interpellé, en fait’ ».

Il prend alors l’image d’un groupe qui entoure quelques guitaristes, et commente : « ‘Pour le positif, j’ai pris cette photo : c’est le côté convivial, qui existe entre chaque membre de l’équipe, et le côté convivialité qu’il y a avec les résidents ». Et Marcel’ ‘ de conclure, avec en main ses deux photos, qu’il posera ensuite au milieu de la table : « Donc, malgré le côté sombre des locaux, il y a quand même l’ambiance qui est assez conviviale dans la structure’ ».

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Le silence se faisant, j’invite les autres participants à réagir : ‘« Y a-t-il des réactions par rapport à ce qui a été dit, ou par rapport aux photos... ?’ ». Jacques s’exclame alors : « ‘Moi, pour l’aspect positif, j’ai pris la même !’ » ; Marcel prend alors l’image et la lui tend. Jacques s’explique alors : « ‘C’est pour la même raison, mais aussi à propos des rapports personnel haut / bas... pour le fait qu’il y a des écoutes entre les deux niveaux, des réunions entre les deux niveaux. Mais c’est à peu près pour les mêmes raisons...’ ».

Reposant le cliché au milieu de la table, il commence à aborder l’autre photo, prise «‘ comme négatif’ ». Montrant à ses collègues l’image des rails de chemin de fer, il parle lui aussi « ‘des couloirs, mais peut-être pas pour l’aspect sombre, mais pour l’aspect grand couloir, où pas mal de résidents s’installent ’».

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Jacques rappelle un précédent débat au cours duquel il apparaissait que « ‘ce n’était pas vraiment une place pour eux, mais qu’il n’y avait pas de place prévue pour qu’ils aient des temps de repos. La salle, en fait, est un petit peu trop petite... donc il vont dans le couloir inutilisé, même si ce n’est pas bien approprié ! Là, je parle pour le haut...’ » ‘précise-t-il à son tour, marquant par là, me dis-je, sa différence de point de vue et d’appartenance d’équipe par rapport à Marcel’ ‘.’

‘Fait qui me frappe alors, par son aspect répétitif, Jacques’ ‘ ajoute lui aussi cette image aux deux autres situées au centre de la table. Mon regard s’arrête un instant sur cet agrégat quand Sylvie’ ‘ en extrait la photo du ghetto’ ‘ : « Eh bien là, le couloir, ça rappelle le cadre hospi-talier... ». Tout le monde adhère à ce point de vue, en témoignent les « oui... bien sûr... » qui fusent im-médiatement dans le groupe. Aline’ ‘ minore un peu le propos : « Quoi que c’est plus clair, en haut... », ce à quoi Marcel’ ‘ s’empresse de répondre : « En haut ? Oui ! ». Valérie’ ‘ s’insurge alors, presque physiquement contrariée : « En bas, ce grand couloir, je ne peux plus le voir ! En plus, avec ces peintures jaunes et bleues ! ». Le silence se fait quelques instants. Je décide alors de solliciter les participants plus avant sur leur positionnement par rapport aux thèmes évoqués : la convivialité, et les couloirs en leur demandant par exemple s’ils se « retrouvent plutôt sur cette photo – la porte – ou sur celle-là – les rails’ ‘ –, ou bien sur les deux... ». « Du point de vue des couloirs ? Ce serait plus celle de Marcel, me répond Aline. Et puis, c’est vrai que chez nous, il y a des résidents qui s’y mettent, et qui sont dans le noir... ça peut...’ ‘». Elle ne trouve pas les mots pour finir ; Marcel précise alors qu’il y a un éclairage, mais que ce n’est qu’un éclairage « artificiel ». « C’est vrai que ce n’est pas très éclairé ; en fait, c’est vrai que la lumière du jour ne pénètre pas trop ! C’est toujours sombre’ ‘». Alors que Marcel répète ce dernier constat « c’est toujours sombre ! », Valérie suppose que l’absence de fenêtre, et l’étage du dessus jouent un rôle dans cet état de fait. Pour sa part, elle se retrouve plus dans la photo des rails’ ‘ de chemin de fer’ ‘, dit-elle avant de se lancer dans un monologue explicatif : « au départ, un couloir c’est fait pour passer, et non pour rester. En fait, la façon dont c’est utilisé maintenant chez nous, c’est aussi un lieu où les résidents restent ! Où ils passent du temps, parce qu’on a peu de lieux... on n’a pas de petit lieu pour s’isoler – à part leurs chambres, qui est leur lieu d’intimité, et encore il y en a pas mal qui sont à deux dans la chambre – donc, en fait on n’a pas de petit coin, de petit salon sympa... où on peut soit s’isoler un petit peu, soit être tranquille.’

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‘Et du coup, un lieu qui était prévu au départ pour passer – c’est vrai que dans les services hospitaliers, on passe avec des chariots –, maintenant c’est un lieu où les résidents sont amenés à rester, à passer du temps, et ce n’est pas du tout adapté...’ ‘». ’

‘Le thème des couloirs n’est cependant pas épuisé par cette longue intervention. Aline’ ‘ prend en effet la parole dans la foulée, expliquant que la photo de la salle de réunion qu’elle tient à la main lui « a fait penser à un grand couloir, et à l’isolement que pouvaient ressentir les résidents au bout du couloir... pour le côté négatif ’».

C’est ensuite au thème de la convivialité d’être de nouveau abordé. Claudia tente de présenter sa photo : « ‘Moi, j’ai pris celle-là dans ce sens-là, en fait...’ ». Mais, à peine montre-t-elle sa photo, repré-sentant une ronde de statues, que Valérie enchaîne rapidement : « ‘Moi, je ne me vois pas là-dedans !’ ‘»,’ assortissant son propos d’une moue dépréciative. « ‘La convivialité – tous les deux’ [Marcel et Jacques] ‘vous l’avez dit – apparemment, ça semble être plus entre équipes, ou alors d’une équipe à l’autre... le côté copain et tout ça !’

‘Et, moi, je ne me retrouve pas du tout là-dedans au niveau de mon travail, puisque ce ne sont pas des amis avec qui je travaille, ce sont des collègues ; c’est très différent ! Et avec les résidents... non ! Je ne m’y retrouve pas non plus... ce côté groupe !’ ». Sylvie abonde dans ce sens, concernant les résidents, soulignant la place importance de leurs pathologies : « ‘nous, on aimerait que ce soit comme ça ! On le projette un peu, mais eux vivent plus les uns à côté des autres que les uns avec les autres, je pense...’ ». « ‘Et même par rapport aux activités,’ reprend Valérie, ‘souvent, ce n’est pas groupal, comme ça,’ dit-elle en désignant la photo ; ‘ce n’est pas duel non plus ; c’est souvent deux résidents / deux soignants... des choses vraiment plus en petit groupe ’».

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Sylvie tend alors la main vers les photos, groupées au centre de la table, et nous dit que celle « ‘des rails’ ‘, là-bas, [lui] renvoyait autre chose qui rejoint [son] choix de photos ». A ces mots, elle croise les mains à plat sur les clichés posés devant elle, retournés face contre’ table. « ‘Ce n’est pas en rapport avec la structure, mais plus en rapport avec la population qu’on a... les rails’ ‘ me faisaient penser à la cacophonie qu’il peut y avoir dans leurs têtes. Ils partent dans tous les sens, dans toutes les directions,’ explique-t-elle, ‘et c’est à nous de faire en sorte qu’ils restent sur ces rails’ ‘ pour être le mieux possible ; pour essayer de les regrouper’ ». Cette intervention laissant muets les autres participants, j’interroge le groupe : « ‘Et pensez-vous, par rapport à l’architecture et au fonction-nement de la M.A.S., qu’il y a des choses qui vont dans ce sens-là ; qui ne permettent pas ou qui favorisent... cet éparpillement ?’ »

« ‘L’architecture,’ me répond Sylvie, rentrant la tête dans les épaules... ‘c’est vrai qu’elle reflète un côté froid, à l’intérieur, de par ces couloirs. Mais je la trouve plus qu’intéressante à exploiter dans son environnement : à l’extérieur, on a un peu plus la chance de pouvoir faire des choses... et c’est à nous d’en profiter, de leur en faire profiter. Et cette idée de rail traduisait pour moi leur éparpillement... à l’intérieur’ ». Cette photo des rails n’évoque pas pour elle, insiste-t-elle, à la différence de ses collègues, les couloirs de la M.AS. ; cet aspect, elle l’a « ‘retrouvé dans plusieurs, mais celle-ci ne le [lui] renvoyait pas particulièrement ; d’autres [la] percutaient plus !’ ». Cette évocation d’un choc donne un coup d’arrêt à ce premier temps d’échange.

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Je propose alors que l’on poursuive la présentation des photos choisies, et de nouveau Claudia tente sa chance : « ‘Il y a ce côté cuisine qui est intéressant, dit-elle en montrant sa photo ; je l’ai prise pour le côté bazar !’ ». Là encore, c’est Valérie qui intervient rapidement pour signifier son désaccord :‘ ’« ‘Mais, c’est ça qui met de la vie aussi’ ‘! ’». Claudia se trouve déstabilisée par cette virulente intervention ; j’interviens pour rappeler la règle, et l’invite à poursuivre son propos, encore hésitant. « ‘Et puis, ça manque de place aussi... ça manque de place et, en plus, il y a du bazar’ ». Manifestement troublée par le haussement d’épaule à peine perceptible de Valérie, Claudia s’en tient là. « ‘Vous avez donc choisi cette photo pour évoquer...’ », suis-je amené à dire pour essayer de l’inviter à aller plus loin ; mais l’effort est vain, Claudia me coupant net, pour ne plus retenir que « ‘le manque de place !’ ». « ‘C’est surtout par rapport à la lingerie, au linge, en fait ! De toute façon, on manque de place ici ; il manque des salles d’activité...’ ». Le silence remplace à nouveau le timbre de la voix de Claudia. Accueillies dans la critique‘ ’– plus ou moins ouverte – ou par l’absence de réaction – ou plutôt une réserve silencieuse – ses brèves interventions laissent vraisemblablement cette jeune femme dans un état de malaise prononcé, qui me pousse à intervenir de nouveau par une question pour réengager l’échange au niveau du groupe : « ‘A votre avis, cela correspond à une mauvaise utilisation de l’espace ou à un manque réel ?’ ». Résignée, Claudia ne fait que répéter, dans une sorte de soulagement, d’expulsion, ces quelques mots qui décidément semblent l’encombrer : « ‘Non, réellement, c’est parce qu’il n’y a pas d’espace !!!’ ». Je me dis que l’appui sur cette constatation émanant de la réalité lui permet d’éviter l’investissement de ce que recouvre cette doléance : l’absence d’espace de parole dans le groupe, pour elle, dont les interventions ne ’prennent’ pas.

‘Sylvie’ ‘, cependant, prend la parole, semblant développer le propos succinct de Claudia’ ‘ : « Il y a un ou deux espaces qui sont réservés à des activités propres, dans lesquels on n’a pas à... mettre les pieds, si je puis dire ! Et au sens propre ! Et il manque aussi des pièces pour des choses plus spontanées... pour des activités qu’on souhaiterait mettre en place, ça fait défaut ! ». Cette intervention me conforte dans l’hypothèse que j’avais formulée de l’absence de place réservée à la parole divergente de Claudia, que Sylvie formule de façon plus large ici en questionnant l’absence de spontanéité. Aline’ ‘ se fait l’écho de ce point de vue : « ... oui, les projets que l’on peut avoir tombent à l’eau parce qu’il n’y a pas de salle ! ». Quelques instants de silence, puis apparaît en moi l’impression qu’un sentiment de malaise très lourd envahit le groupe. Chacun baisse les yeux vers la table, parcourant les photos petit à petit amoncelées en son centre. En séance, ce moment paraît s’étirer interminablement. En réalité, il ne dure que quelques secondes. Cherchant à donner du sens à ce mouvement soudain, Aline reprend la parole, mettant en mot une partie de la réponse apparemment cherchée par tous : « On a très peu de salles d’activités ou souvent des salles d’activités toutes petites, alors on fait un peu avec les moyens du bord... mais enfin, c’est handicapant ! ». Le groupe acquiesce, adhérant pleinement à ce point de vue. Aline poursuit alors : « Il y a certains projets, comme l’atelier de M... c’est difficile de le faire : on est obligé de le faire dans son camion, parce qu’on n’a pas de place ; donc, en hiver, on ne le fait pratiquement pas... ».’

‘Après la mise en avant de ces aspects négatifs, Sylvie’ ‘ souhaite quand même revenir sur « le côté agréable des repas... même si c’est un peu le bazar. Chez soi, quand on fait la cuisine, c’est le bazar dans la cuisine !’ ‘» dit-elle à titre de comparaison.’ La photo commence alors à passer de main en main. Quand vient le tour de Valérie, celle-ci s’exclame : « ‘Moi, au contraire, ça me renvoie la cuisine de collectivité’ ‘! ’» ; « ‘... industriel...’ », se risque à ajouter Claudia. Valérie insiste : « ‘Ça’ ‘ fait très collectivité. Ça évoque vraiment le fonctionnement, avec les grosses gamelles, quelque chose qui est très... enfin... Il y a un grand groupe, qui désindividualise – déshumanise, c’est un peu fort mais... ! C’est plus ce côté-là, pour moi ; plus que le côté bazar, c’est plus le côté collectivité...’ ».‘ ’

‘ ‘« Est-ce une image qui correspond à la M.A.S. ? », interviens-je alors. « Un petit peu... encore trop parfois oui », répond Valérie’ ‘, suivie par Sylvie’ ‘ qui développe : « Eh bien oui, parce qu’il y a des impératifs de fonctionnement qui font que... il faut que ça aille : toc ! c’est l’heure, on met la table, on les installe tous, et on mange ! C’est le cadre pur d’une vie en collectivité en institution qui fait que... ».’ ’ ‘ ‘« Je pense même que, en ayant de super locaux, sauf si c’était plusieurs petites tables individuelles... mais ça ne pourrait pas être possible pour nous dans le fonctionnement... de plus petits groupes ». ’ ’

‘« C’est vrai que 14 ou 15 résidents, intervient Aline’ ‘, c’est difficile à gérer » ! Sylvie’ ‘ s’en fait elle aussi l’écho, très hésitante quant à l’expression du qualificatif central ici : « Chacun a des habitudes et des capacités... ...différentes. Donc : il faudrait des prises en charge adaptées et... ...différentes ». Cette dernière intervention met le groupe dans la difficulté pour réagir. Se pose alors la question du lien existant entre « la prise en charge en grands groupes et la configuration des lieux ». Pour Aline, « il y a un problème d’architecture, surtout ». Pour Valérie’ ‘, s’il y a bien « le problème de l’architecture... il y a aussi le problème de... » l’indicible reste suspendu dans cette phrase, qu’elle ne peut achever que par ce constat qui soulève l’approbation de tous : « ce serait une réorganisation totale ! ». « La M.A.S. est complètement organisée en 2 groupes de 15 à peu près. Et c’est vrai qu’au niveau de l’architecture, je ne sais pas comment ça pourrait être possible », poursuit-elle, avant que Jacques’ ‘, muet jusqu’ici, ne prenne la parole : « Au niveau du personnel, ce n’est pas possible ». Valérie ne peut que surenchérir : « Oui, il faudrait tout réorganiser ; et ce n’est pas possible ».’

‘Face à ce constat négativiste, Aline’ ‘ s’inscrit en faux laissant entendre qu’envisager « une autre organisation, ce serait possible à faire, au niveau du personnel ». Valérie’ ‘ pointe alors le fait que la situation actuelle « est aussi liée à la structure hospitalière ! Enfin, là, explique-t-elle, on est dans des locaux qui ont été fait pour des services hospitaliers. Ce n’étaient pas des lieux de vie’ ‘, ce n’étaient pas des lieux où l’on devait rester... où les gens devaient rester, au départ ».’

‘« Moi, poursuit-elle, je pense qu’il y a beaucoup de choses qui découlent de ça, et à tous les niveaux : au niveau de notre travail, au niveau de l’architecture... ». Les acquiescements ne se font pas attendre de la part de ses collègues, et Aline’ ‘, bien qu’hésitante, se risque à préciser ce qu’elle croit entendre du propos de Valérie’ ‘ : « ... ça fait une structure un peu... ...asilaire... ...un peu... non ? ». Les regards se portent sur les photos au centre de la table, et Marcel’ ‘ concède que « les locaux n’ont vraiment pas été construits autour d’une M.A.S. » !’

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‘Sylvie’ ‘, pour qui cette remarque fait écho, appellant l’évocation d’une expérience dans d’autres types de structures, en fait part au groupe : « C’est toute la différence d’avec une MAPAD ; bon, je sais, ça n’a rien à voir... euh, voyons, un cantou ? Vous savez ce que c’est, un cantou ? » interroge-t-elle, en regardant ses collègues. Marcel’ ‘ évoque la maladie d’Alzheimer, et Sylvie s’exclame, avec un enthousiasme communicatif : « C’est un lieu de vie’ ‘ ; ça a un côté convivial super ! ». Aline’ ‘ poursuit, sur le même ton : « En petits groupes, oui ! J’ai eu l’expérience d’aller dans une institution où ils fonctionnent comme ça... c’était génial : ils ont chacun leur chambre, chacun leurs wc, chacun leur salle de bain... Et les chambres donnent directement sur une grande salle, une salle commune ; moi j’ai trouvé ça... ! Ils ont des salles pour chaque atelier ». Cette description amène la comparaison avec Saint-Jean-Bonnefonds’ ‘ : « C’est vrai que là il y a surtout des chambres de deux... » (Marcel), « Oui, du point de vue intimité, c’est...’ ‘» (Valérie’ ‘). ’

‘Les échanges se tarissant sur ce thème, à propos de la photo de Claudia’ ‘, je fais remarquer que « ces éléments portent sur la photo qu’elle a choisi pour évoquer un aspect négatif ». Elle prend en main l’autre cliché, celui dont elle avait vainement tenté de parler quelques instants plus tôt. Ses yeux, intensément rivés sur la photo, ne semblent pas pouvoir laisser place à la parole, qui ne vient pas. Elle me regarde, et ressentant sa détresse, je l’incite à s’engager dans l’échange, lui proposant une amorce : « ... pour l’aspect positif... ? », à laquelle elle répond avec empres-sement : « c’est celle-là », regardant toujours ce cliché d’une ronde de statues’ ‘. De plus en plus inhibée, Claudia semble ’plonger’ alors dans sa photo, comme cherchant les éléments qui l’avaient sollicitée au moment de son choix.’

‘Reprenant ce qu’elle avait tenté d’exprimer, je l’invite à développer son point de vue : « tout à l’heure, vous disiez que vous l’aviez choisie pour évoquer vous aussi l’aspect convivial... mais y a-t-il d’autres éléments dans cette photo qui vous ont semblé importants ?’ ‘ ». En l’absence de réponse, les regards s’échangent autour de la table, et Valérie’ ‘ lui demande « quelle photo as-tu choisie pour le côté positif ? ». Claudia’ ‘, lui tendant le cliché, répète sa précédente formule : « celle-là ». La première réaction de Valérie est lapidaire : « Ah ! Oui... », puis elle rend la photo à sa propriétaire. Quelques secondes plus tard, elle poursuit : « Moi je vois plus l’idée de solidarité... un peu Manpower !’ ‘ ». Cette comparaison déclenche les rires, et un brouhaha difficile à percer. L’atmosphère allant s’alourdissant jusqu’ici semble se détendre sensiblement, Claudia esquissant quelques sourires : « Je ne sais pas... » dit-elle, dubitative. ’

‘Marcel’ ‘, scrutant l’image de loin, intervient alors : « Enfin, une solidarité, mais le fait que ce soit des statues’ ‘, ça fait... », « je la trouve quand même froide cette photo » (Sylvie’ ‘), « ... ça fait morbide ! », ajoute Valérie’ ‘. « Quelque part, ça manque de mouvement, je trouve’ ‘», continue Marcel, relayé par Jacques’ ‘ : « c’est un peu figé, oui ». « Cela correspond-il à la M.A.S. ? Je ne sais pas, concède Marcel ; moi, je ne suis pas là depuis très longtemps, donc c’est difficile de juger mais... je pense’ ». Les regards s’échangent dans le groupe, puis les rires se font entendre, alors que tous se fixent sur Aline, qui s’exclame dans un éclat de rire : « ‘... le plus longtemps... et peut-être aussi la plus vieille !’ ».‘ Pourtant, son opinion, tant attendue du point de vue de l’histoire de l’institution, vécue dans la durée, ne vient pas. Valérie livre alors la sienne : « Figé, il ne me semble pas. Il me semble qu’on arrive à avoir un équilibre entre ce qu’on veut essayer de garder et ce que les gens amènent ; on est prêt aussi à écouter... me semble-t-il. Je crois par contre qu’au niveau des locaux, oui ! ». « En plus en haut, ajoute Sylvie, je trouve, avec cette grande salle immense, avec les chaises toutes rangées et les tables au milieu... c’est d’une froideur ! ». Jacques répond à ce propos, en pointant les différences entre l’unité d’hébergement du haut, et celle du bas, revenant sur la question des couloirs, notamment leur aspect « sombre ». Et Aline de surenchérir : « il est sombre, et puis la peinture joue un rôle immense...’ ‘» ; « Ça’ ‘ fait terne... bleu et jaune orangina... et puis je ne veux jamais aller dans ce couloir, c’est très très rare... ’» insiste Valérie, manifestant par là une réaction presque épidermique. ‘« On se demande comment les résidents peuvent résister à des couleurs pareilles !’ ».

Valérie explique alors que le choix des couleurs actuelles a été fait, quelques années auparavant, par l’équipe soignante de l’époque, « ‘à l’unanimité’ »... ce qui soulève des propos faussement indignés, au milieu des rires de tous. Les réactions s’enchaînent : « ‘Nous, on n’y vit pas 24 heures sur 24 ! Et les gens trouvent que c’est pesant, alors c’est vrai que pour les résidents... !’ » (Marcel), « ‘Oui, imagine les résidents !’ » (Aline), « ‘Le haut est déjà plus soft, et plus lumineux de toute façon’ » (Valérie). Pointant le fait que l’architecture n’est peut-être pas seule en cause, que compte aussi la façon dont elle est mise en valeur, mes propos trouvent en ceux d’Aline et de Sylvie un écho qui déclenchera l’hilarité générale pour la fin de cet échange : « ‘Oui, ça c’est ’vachement’ important. Et puis, ce sont de grands murs, on n’a pas de cadre, on n’a rien, c’est triste ! On avait émis l’idée de faire des pochoirs, tellement c’est...’ » (Sylvie) ; « ‘Oui, tu sais, 4 pots de peinture, et puis tout barbouiller... un week-end’ » (Aline). Les rires redoublent, alors que Sylvie illustre son propos en mimant ce coup de pinceau salvateur.

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‘Après quelques instants, j’interroge le groupe concernant d’éventuelles autres réactions et, face au silence, je propose de poursuivre la présentation des photos. C’est Aline’ ‘ qui prend la parole. Elle reprend la photo de la salle de réunion, posée non loin d’elle, vers les photos regroupées au centre de la table, la montre et rappelle qu’elle a pris « celle-ci par rapport aux couloirs, et à tout ce qu’on a déjà dit ». Puis elle tourne sa deuxième photo – un envol d’oiseaux –’ ‘vers le groupe et commente : « Et celle-là, c’est par rapport au cadre dans lequel on vit : c’est quelque chose de positif. Le parc... c’est une certaine forme de liberté. Quand on a un moment, on peut aller promener les résidents. Je trouve que c’est agréable. En été, on peut faire de la luge... ». Valérie’ ‘ la reprend, surprise et hilare : « En été ?! », ce qui déclenche les rires de ses collègues, pour qui le lapsus’ ‘ était vraisemblablement passé inaperçu. Marcel’ ‘ surenchérit, faisant redoubler les rires, accentuant le ’climat’ de détente, dont, pour la première fois, j’ai le sentiment que tout le monde tire bénéfice : « Oui, oui : climat rigoureux... climat très rigoureux » ! Une fois le calme revenu, on parle des possibilités de « ballades », on évoque le cas d’un résident qui profite beaucoup de ce « parc, [pour qui] c’est la liberté ». Je questionne : « Un résident qui sort beaucoup ? ». On me répond : « Un résident qui fugue beaucoup...’ ‘» (Marcel), « qui fugue pas mal » (Valérie). Le silence se fait. Les réactions tardant à reprendre, je décide d’interroger le groupe sur ce qui attire les résidents à l’extérieur, liberté, repos, activités différentes de celles qui ont cours à l’intérieur... La fin de ma question ne sera pas attendue, ce qui amènera une incompréhension, et partant une réponse inattendue de la part d’Aline, donc chargée de sens : « Est-ce un lieu de liberté pour les résidents, ou bien... », « Pour eux, voyons ! Parce que le fait d’aller dans le parc leur évite la collectivité, les cris, tout ça... il y a beaucoup de bruit dans le service, quand même ! Ça’ ‘ bouge... et puis, à un moment, c’est calme, c’est les petits oiseaux qui chantent, c’est agréable !’ ‘ ». Sylvie’ ‘ modulera alors le propos, la réponse se situant toujours dans ce qui a émergé d’incompris de ma question inachevée : « Ça enlève un peu le stress ». ’

‘Temps de silence. Aline’ ‘ reprend, concédant que « pour être honnête, il y a des moments où on a besoin de...’ ‘» ; elle souffle alors bruyamment, dans un mouvement de soulagement manifeste, puis termine sa phrase : « ... de souffler ». Quelques « oui » fusent dans le groupe. « Encore, pour les soignants, il y a le bureau ! Pour nous permettre de nous mettre en retrait... », poursuit-elle, reprise par Sylvie’ ‘ : « Souffler, mais pas forcément respirer ! ». L’adhésion des participants est ici totale, et l’on entend pêle-mêle : « Oui, voilà... exactement... c’est ça ! ». Aline entreprend alors de reformuler son point de vue sous cet éclairage : « Oui, c’est ce que je voulais un peu exprimer... Ça’ ‘ permet de prendre un peu de recul par rapport aux situations, mais je crois que ça n’est pas suffisant. [...] En été ça permet quand même de... ...d’ouvrir... aux résidents ; ils sont beaucoup plus calmes déjà ! En fait, ils ne sont pas enfermés, à rester dans les couloirs ; comme en hiver, ils peuvent aller dans le parc, et nous, du même coup, on est moins... » ; « ... ils sont moins demandeurs, dès qu’ils sont dehors, achève Marcel’ ‘. Ils collent moins ! ». Valérie’ ‘ concède que le personnel est ainsi « plus à l’écoute », « plus disponible mentalement », et Marcel que les résidents « se sentent moins oppressés’ ‘ ». ’

‘Dans cet échange où se croisent situation des résidents et des soignants, Aline’ ‘ reviendra sur ces derniers : « Oui, voilà, on ne se sent pas enfermé...’ ‘ », « ... envahi pas les résidents qui sont autour de nous », précisera Valérie’ ‘. Après quelques secondes de silence, s’étant plongée dans l’observation de sa photo, Aline explique que, pour elle, « être dehors, c’est avoir de l’espace ; en fait, ça dégage ça ! », dit-elle en montrant de nouveau la photo au groupe, « ils sont beaucoup plus calmes ! ». Et Sylvie’ ‘ d’en terminer avec ce point : « ils sont plus indépendants, plus individuels, oui, surtout... Chacun éprouve l’envie de faire sa petite vie dehors ».’

‘Marcel’ ‘, prenant la photo, aborde une autre lecture de l’image : « Moi je pensais surtout à la solitude. Ces oiseaux... ce sont des oiseaux noirs – enfin, c’est une photo en noir et blanc, bien sûr – mais je trouve que... » ; Aline’ ‘ l’interrompt alors, se saisissant de la photo : « C’est vrai que les résidents, c’est un peu ça ! », dit-elle en pointant tour à tour les oiseaux sur le cliché. Et le dialogue de se poursuivre : « c’est chacun dans son coin » (Marcel), « ils sont très peu en relation les uns aux autres » (Aline), « pourtant, ça fait des années qu’ils sont ensembles ! » (Marcel), « il y a peu d’interactions... » (Aline). Valérie’ ‘ formulera alors, à la satisfaction manifeste de tous, les choses en ces termes : « Peu d’échanges, oui. Peu d’interactions : Ce sont des individualités qui vivent ensemble’ ‘». Revenant à la question de « l’architecture », elle poursuit en ces termes : « c’est vrai qu’il y a aussi ces bruits... et ce long couloir qui fait que les bruits résonnent, qu’ils prennent une ampleur ! A des moments, on se sent tellement pris de quelque chose ; et c’est vrai que le fait d’aller sur la terrasse, ou ne serait-ce que le fait que ce soit ouvert, qu’il y en ait 2 ou 3 qui puissent sortir... ça change tout ! ». Une certaine émotion, presque physiquement perceptible, étreint le groupe, à la suite de Valérie. Marcel reprend, tout bas : « et puis, il y a les bruits extérieurs... le vent ». « Ils s’évaporent...’ ‘», poursuit Sylvie’ ‘, dans un murmure accentué. Le trio filant le même thème, continue avec plus de force dans la voix, mais avec aussi une hésitation accrue : « Alors que quand c’est tout fermé... », « alors qu’à l’intérieur...’ ‘», « dehors, oui, ce n’est pas pareil’ ‘». Aline, de nouveau, fait part de son ressenti : « A certains moments, quand on se met dans la grande salle, on les a tous autour de nous, et on a l’impression que...’ ‘ » ; c’est par une très profonde inspiration qu’elle marque alors une pause, avant de finir : « ... on va étouffer ! ». Et Marcel de conclure : « il y a déjà le fait des murs, et puis les résidents qui nous entourent... ». ’

‘A mesure que cet échange de développait, l’atmosphère de la séance est allé en s’alourdissant. Des affects forts ont émergés dans le groupe au fil de ces quelques minutes. C’est maintenant le silence qui occupe le devant de la scène. ’

‘C’est Sylvie’ ‘, d’un ton résolument léger qui va rompre cette pause dans le discours : « C’est marrant, quand on est dehors, ils vont là où on va ». « On va dans la salle télé... toup ! toup ! toup ! toup ! toup !’ poursuit-elle, mimant une série de pas... ‘et l’air de rien, on en aura un certain nombre, sauf ceux qui cherchent la tranquillité. Mais un certain nombre viendra autour de nous, si on va dans la salle commune, ou écouter de la musique, ou s’installer dans les fauteuils... on en aura 2 ou 3 ; à l’extérieur, c’est pareil » ! « Et du coup, continue Valérie’ ‘, les lieux que nous, nous investissons, eux les investissent. Les lieux où on ne va jamais, eh bien...’ » ; le groupe acquiesce en silence, de hochements de tête en moues approbatives. ‘Suit alors un court échange sur les habitudes des uns et des autres, dans les unités : écouter de la musique, regarder la télévision, s’isoler dans le salon sont tour à tour passés en revue, au filtre de la taille et de la disposition des pièces. La « salle télé », par exemple, « plus rentrée par rapport au service » dans l’unité située à l’étage, permet d’ « avoir un petit regard, si on se met vers le bureau...’ ‘». Le faible intérêt des résidents pour la télévision est pointé par les personnels de l’équipe ’du bas’, du fait de la petitesse de la pièce et de son emplacement éloigné... seule semble avoir été retenue l’anecdote des aventures de Zorro, en vidéos, qui intéressaient fortement un résident. ’

Nouvel intermède de silence. Puis, sollicitant d’hypothétiques réactions sur les photos présentées, Sylvie prend celle de la salle de réunion, image choisie par Aline et encore peu commentée, et explique : « ‘On voit bien qu’il y a l’aspect couloir, mais il y a l’aspect rigueur aussi ! Ça’ ‘ glace un peu...’ », dit-elle dans un frisson à demi feint. « ‘De la rigueur, il en faut dans la maison, mais là... la rigueur, c’est rigide, oui...’ ». Elle cherche ses mots un instant, puis poursuit : « ‘Tout en étant organisés, tous et toutes, on peut quand même faire en sorte par nos personnalités, les uns et les autres, d’apporter un côté agréable à leur... à la vie quotidienne des résidents’ ». Et Sylvie de conclure, reprenant à son compte le légendaire geste de Zorro, héros précédemment cité qui marque son passage de son initiale : « ‘Alors qu’ici,’ dit-elle en laissant courir son doigt sur la photo ‘: c’est fsit, fsit ! fsit !’ ». Les réactions sont immédiates, prolongeant l’analyse : « ‘Au carré !’ » (Marcel), « ‘ça reflète le côté hospitalier’ » (Valérie),‘ ’« ‘c’est vrai, oui !!! Avec les horaires, c’est très...’ » (Sylvie).

Un autre registre de représentations est alors évoqué, sous l’impulsion de Valérie. « ‘Moi, ça me fait aussi penser aux quelques uns qui sont là, qui décident, et à tous les autres qui n’y sont pas ! Et qui sont concernés !’ ». Quelques rires retentissent. « ‘Il y a plusieurs niveaux. Du fait de l’organisation de la M.A.S., vu que ça tourne 365 jours par an, il y a toujours des gens en repos, ou en vacances. Quand on est en réunion, il y a toujours des absents... presque plus que de présents. Mais il faut bien que les décisions se prennent, que les choses se discutent... Ou alors, on peut aussi voir le côté : les quelques soignants qui décident pour les 30 résidents qui ne sont pas là !’ ». Les rires, qui avaient perduré au fil du commentaire de Valérie, se tarissent alors, et suit l’intervention de Marcel : « ‘Ça’ ‘ paraît vide ! Hein, c’est vrai ? ’», question qui ne trouve aucune réponse, si ce n’est un silence gêné. L’absence, le vide, ce silence, me donnent à penser que quelque chose affleure ici d’important, et Sylvie rompt le silence : « ‘On pourrait positiver en disant que, malgré les absents, la parole est quand même donnée à tout le monde...’ ». On évoque alors la relative souplesse des décisions prises, de la capacité à communiquer :‘ ’« ‘les décisions d’équipe sont souvent prises entre parenthèses ; après, c’est reparlé avec les absents, et on décide...’ » (Valérie). Sylvie, empoignant sa photo, nous livre alors le fond de sa pensée : « ‘Pour les soignants, oui... mais si on met les résidents à la place, là ,’ dit-elle en signalant du doigt les places vides sur la photo, ‘je ne sais pas comment on fait !’ ». Silence. Marcel choisit de revenir au point de vue des professionnels, technique : « ‘Il y a quand même des temps de parole’ », « ‘la relève’ », « ‘la réunion du psy...’ », « ‘il y a aussi les comptes-rendus.... Les moyens de communication ne sont quand même pas coupés entre nous !’ » s’exclame-t-il, pour finir.

Laissant au groupe quelques instants de répit, installé dans un silence que je sens propice à ’souffler’, je propose ensuite de poursuivre la présentation des photos.‘ ’ « ‘Il reste les miennes,’ s’écrie Sylvie, en retournant ses photos jusqu’ici demeurées face contre table. ‘Mais j’ai dû manquer une parole pour faire mon choix... parce que je ne l’ai pas fait en fonction de l’architecture’ ». « ‘Je me suis un peu représenté, par cette image-là,’ explique-t-elle en montrant la photo d’un petit garçon, ‘ce que peut ressentir un psychotique... avec son seul regard ou son comportement au milieu de nous, au milieu d’une structure, et la nécessité et le besoin qu’il doit avoir de repères. Tant dans nos paroles, dans les gens qu’ils ont autour d’eux, que dans les lieux... oui, une nécessité de repères’ ».

« ‘Et puis celle-ci représentait... ’». Elle s’interrompt quelques instants, le temps de présenter sa photo à ses collègues, puis reprend : « ‘je la voyais double...’ ‘Elle me renvoyait deux choses en fait : le regard, la détresse qu’ils peuvent éprouver parfois ; et le regard que nous, nous portons sur eux, toute l’attention qu’on leur porte, pour être le plus possible à leur écoute. Soit à travers leur regard, ou leur comportement, ou leurs cris, ou plein de choses...’ ». Puis elle ajoute, avec un sourire gêné : « ‘Ça’ ‘ n’a pas bien rapport avec l’architecture’ ». Ce a quoi je réponds que la consigne portait aussi bien « ‘sur l’architecture que sur le fonctionnement’ ». Le groupe acquiesce et Marcel réagit à la question des repères, en parlant des chambres de résidents, qui sont « ‘un peu individuées... ils y ont quand même des points de repère’ ». Valérie y oppose alors « ‘l’extérieur, où le manque de repères est angoissant ’». En ce sens, les portes fermées, barrières, portails, sont importants pour un résident, puisqu’érigeant une limite « ‘qu’il teste, mais qui le ras-sure’ ». Joignant le geste à la parole, Valérie mime le mouvement d’une porte qui résiste à s’ouvrir. « ‘C’est vrai que D., dans la nature, il se sauve !’ », dit-elle pour conclure, faisant allusion à leur résident fugueur.

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Marcel revient alors, dans le droit fil de sa dernière intervention, sur le fait « ‘qu’ils connaissent tous leur chambre, mises à part quelques exceptions... Mais après, ça pose un problème, par rapport à l’intimité justement : c’est l’intrusion dans l’espace de l’autre aussi... c’est assez courant. Ils connaissent leur chambre, mais il se donnent le droit d’aller dans la chambre des autres’ ». On donne plusieurs exemples de résidents qui pratiquent ces visites importunes, en soulignant que pour « ‘certains, ça doit être intrusif, ces personnes qui rentrent dans leur chambre’ ». Le constat revient donc à Sylvie : « ‘C’est vrai que l’intimité, dans les salles de bain, c’est difficile à faire respecter...’ ». Mais elle est coupée dans son élan par Aline, pour qui la transition semble alors bien ménagée pour aborder la question de l’utilisation des toilettes, dans lesquelles le problème est plus criant encore : « ‘Même aux toilettes. Parfois... ’» (Aline), « ‘Oh oui ! Ils rentrent... ou il font ’pipi’ à deux... ça, je l’ai vu une fois !’ », cette dernière anecdote soulève l’hilarité générale. « ‘C’est vrai que du point de vue intimité...’ reprend Aline, ‘c’est difficilement gérable ; parce qu’il faut vraiment qu’on ait l’oeil’ ‘ !’ ». On détaille les différentes situations rencontrées, dues notamment à la présence de sanitaires dans les salles de bain.

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Quand se tarissent les propos sur ce point, je redonne la parole à Sylvie, pour qu’elle puisse finir de développer son point de vue. « ‘Je voulais parler du côté intrusif, entre autres quand on rentre dans leurs chambres. C’est aussi en lien avec le fonctionnement. Par exemple, c’est nous qui leur rangeons leur linge dans leur placard. Donc, s’ils sont à côté de nous, on les ménage, on va leur dire : ’Je tiens ta pile de linge, je rentre dans ta chambre, je vais dans ton placard ’’ », dit-elle en accentuant tout particulièrement le pronom... « ‘ceci dit, quel effet ça peut leur renvoyer ? ’». Elle conclut donc : « ‘Cette photo, elle renvoie tant un regard rassurant qu’un regard intrusif, je dirais’ ». « ‘Par rapport à un autiste, moi ça me renvoie... oui, c’est ça... psychotique : Je suis où ? Au secours... qu’est-ce qui m’arrive ?’ ». Une chape de plomb semble soudain peser sur le groupe, et, avant que le silence ne s’installe trop durablement, Marcel propose : « ‘On continue ?’ ».

Valérie, qui seule a encore devant elle ses photos, prend la première, représentant une scène de repas familial, la tiens sans la quitter des yeux, le temps de sa présentation. « ‘J’ai choisi cette photo-là pour le côté... convivial, oui... sur le côté échanges, sur le côté communication, sur le côté interaction. Avec tout ce qui se passe à table : on voit les regards... ça communique...’ ». A ces mots, elle trace du doigt les lignes fictives des regards entre les personnages. ‘« Et il y a le côté petit groupe’ ». « ‘C’est ce que j’aimerais arriver à faire dans mon travail,’ précise-t-elle, ‘arriver à avoir des moments de repas comme ça, en petits groupes, en favorisant les échanges... en petite structure...’ ».

Valérie prend alors son autre photo, puis, recouvrant l’autre qu’elle n’a pas reposée, rive de nouveau son regard sur l’image, et commente :‘ ’ « ... ‘et je trouve que trop souvent encore, il y a des côtés comme ça, quoi ! C’est à dire que c’est grand, ça fait réfectoire – d’ailleurs on appelle la salle : le réfectoire...’ ».

‘« ‘Les gens sont ensemble sans être ensemble : ils regardent tous leur assiette, ou à droite, à gauche, et on ne sent pas qu’il y a quelque chose qui se passe vraiment... Ces grandes tables, et puis tout ce qu’on imagine derrière ! Le fonctionnement en collectivité, avec : ’on ouvre à telle heure, on ferme à telle heure...’, tout ce côté-là’ ».’
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C’est alors que Valérie se livre à un véritable tour de passe-passe, indé-cise. Montrant la première photo, elle dit : « ‘Donc, en fait pour moi, dans ma tête, mon travail, j’aimerais que ça tende à devenir un peu plus ça’ ». Puis prenant la seconde : « ‘Mais c’est encore trop ça ! En même temps, je me dis aussi que, de par la pathologie des résidents, on a forcément des sommes d’individualités’ ». Revenant enfin à la première, elle conclut : « ‘En même temps, si on arrive à ça, on serait au chômage... on n’aurait plus de boulot ! ». Rires et acquiescements dans le groupe, puis elle ajoute : «’ ‘C’est... un peu idéal... un peu idéologique...’ ».

Les échanges en passent alors par la comparaison des points de vue sur le fonctionnement des services, au moment des repas, et un constat fait l’unanimité : « ‘On est pris par l’heure, je dirais ! [...] Enfin, il y a des moments, c’est... ... ouf... !’ ». Aline, de nouveau, fait mine de souffler puis de reprendre son souffle. « ‘Il faut tous les faire manger ensemble... c’est vrai que ça nous fait courir !’ ». La comparaison des groupes, du nombre de tables, de l’aspect convivial, soulève la question du regroupement des fonctions salon et ’réfectoire’ dans une même pièce centrale de l’unité. «‘ C’est mieux que ça ne soit pas séparé, explique Aline, parce qu’avant c’était séparé, on avait un coin salon et puis...’ ». A ma grande surprise, tout le monde éclate de rire, mon étonnement faisant visiblement redoubler cette soudaine allégresse. Valérie, située à ma droite, me glisse dans un murmure : « ‘... un aquarium...’ ». Aline reprend, les propos hachés : « ‘... j’allais dire’ (rires) ‘le mot... oui, voilà, je n’osai pas le dire’ (rires) ‘... une espèce’ (rires) ‘d’aquarium’ (rires) ‘... où mangeaient les résidents, quoi !’ ‘Et toutes ces cloisons-là, en bois et en vitres, on les a toutes faites tomber... c’était vraiment un aquarium’ (rires) ‘... Maintenant, c’est pour ça que ça fait une grande pièce’ ».

Le sérieux quelque peu revenu, Valérie tente de renouer le fil du discours avec le thème des repas, et de la lourdeur de l’organisation. Reprenant la photo de la famille attablée, elle ajoute : « ‘Sachant que l’idéal – j’y reviens – ce serait vraiment... des groupes de 7 et 8... et encore, je pense que c’est le maximum ! De plus en plus dans les structures, on voit des petites unités de 6 personnes... et là, on peut travailler sur l’interaction, sur l’échange’ ». Aline précise que, selon elle, « ‘du point de vue du personnel, en fait, c’est gérable... même quand tu es toute seule avec un groupe de 6 ; pour l’avoir déjà fait, au début je me disais que ça allait être difficile, et en fait non, parce qu’on se consacre vraiment à ses résidents... et il y a d’autres groupes à côté si on a un problème ’».

Valérie conclura définitivement cette partie des échanges, prenant tout d’abord appui sur la photo du réfectoire, posée sur la table, devant elle : « ‘Ici, actuellement, nos résidents vivent à 15, tous les jours de l’année, à tous les repas... Il y en a qui n’ont pas leur chambre seul, et il n’y a pas de petit lieu sympa, de petit salon ; ne serait-ce que pour qu’on puisse soit aller à 2 ou 3, pour discuter, soit même y aller seul’ ». « ‘Là, les résidents qui veulent s’isoler, qui veulent être un peu tranquilles, un peu en retrait – parce qu’il y a beaucoup de bruit, beaucoup de va-et-vient – ils n’ont que ce grand couloir !’ ».

« ‘Alors, poursuit-elle, visiblement mal à l’aise, les yeux rivés sur la photo du ghetto’ ‘, il y en a qui vont carrément se mettre au bout du couloir, vers l’ascenseur, c’est l’horreur ! En plus il y a une minuterie... non, pas une minuterie, mais les résidents éteignent, allument. Parfois il y en a qui sont carrément dans le noir... c’est vraiment l’horreur !’ ». Le silence se fait. Mon invitation à d’autres réactions ne trouvant d’écho, je décide de signifier la fin de cette première partie des échanges, à partir des photos, et m’empresse de passer au deuxième temps du dispositif, afin de ne pas laisser trop longtemps le groupe être gagné par les affects morbides soulevés par ces derniers propos.