6.5.3 Analyse clinique des échanges

6.5.3.1 La préhistoire refoulée du groupe et l’éclairage donné à l’analyse

Ce n’est que le moment venu d’entreprendre la reprise approfondie du matériel pour l’analyse, ainsi que pour la présente narration des échanges, que nous est revenu en mémoire un élément capital pour la compréhension de ce qui advenu au cours de cette réunion. Nous engageant dans la description de la phase préliminaire de la séance, les informations concernant cette préhistoire du groupe, auxquelles il nous fallait faire appel sur l’étayage de nos notes, provoquèrent la remémoration subite d’un paramètre primordial de la constitution du groupe : au volontariat sur lequel est basé la formation des différents groupes de recherche du dispositif, a été substitué, dans le cas présent, le principe de désignation des participants. Cette décision unilatérale de la part de la direction, argumentée par la complexité de la mise en place d’une telle réunion – problème du faible taux d’encadrement, insuffisance éventuelle de volontaires, questions d’emploi du temps – s’est de fait posée comme une condition sine qua non de la réalisation de cette rencontre avec le personnel, décision à laquelle nous ne pouvions échapper.

Cet état de fait, force est pour nous de le reconnaître, a fait l’objet d’un puissant refoulement, agissant bien en amont de la mise en place définitive de la réunion, suite à l’acceptation de cette décision à laquelle il a fallu nous résoudre ; et perdurant bien au-delà, jusque dans les prémices de notre travail d’analyse du matériel. Le premier point sur lequel il s’agit ici d’éclairer le lecteur concerne l’option que nous avons prise de maintenir cette institution comme lieu de recherche : ce choix s’imposait, afin de préserver un terrain d’étude approfondie concernant le milieu sanitaire, et non les seules institutions médico-sociales émanant du milieu associatif, dans le corpus de nos études de cas. L’histoire très particulière de la M.A.S. de Saint-Jean-Bonnefonds s’avérait en outre intéressante à plus d’un titre, dans la perspective d’une mise au travail de nos hypothèses de recherche.

Dès lors, dépassant les questions de personnes – bien que des composantes individuelles ont certainement joué aussi un rôle dans cette décision, on n’est pas en mesure d’en déterminer l’influence, ni d’en rendre compte –, c’est la part relevant de l’institution et prise par elle dans cet effet de désignation, d’assignation, qu’il faut questionner. En quoi le directeur a-t-il été agi par l’institution pour veiller à la pérennité de son mode de fonctionnement, en altérant le dispositif de recherche proposé ? En quoi, dans ma position de chercheur, ai-je été agi moi aussi par la réalité institutionnelle dans l’acceptation et le refoulement consécutif de ce paramètre, par rapport à ma recherche elle-même ? Dans quelle mesure, ensuite, en tant que clinicien, me suis-je trouvé démuni en séance face au groupe, sous le coup du refoulement, la compréhension des effets que la situation a générés m’échappant pour partie, faute d’en avoir cet éclairage ? En conséquence, quelles productions inconscientes la participation assignée au groupe a-t-elle pu faire émerger dans le champ transféro-contre-transférentiel ? Il s’agit enfin d’interroger dans quelle mesure le travail d’analyse du matériel a rencontré des résistances, tenu partiellement en échec que je fus face à la nature de la fantasmatique sous-jacente, produisant un reste, obscur... au point de l’avoir un moment envisagé comme la part inanalysable, non négligeable, de cette clinique, dont il s’agissait de cerner les abords, pour tenter de le circonscrire, tout au plus de faire l’hypothèse de son contenu, de le repérer, de le désigner par la périphérie, comme on localise un trou noir par son disque d’accrétion.

Cet éventail de questions s’est de fait déployé avec autant de promptitude que le retour du refoulé s’est manifesté tout à la fois brutal et déconcertant car inopiné. L’effet stupéfiant, dans l’après-coup, du refoulement s’explique par le fait même de son existence, de sa réalité, du travail qu’il a produit, mais aussi du potentiel élaboratif que revêtait dès lors sa levée pour mettre en travail le matériel sous un jour nouveau, en enrichissant la portée. La levée du refoulement à ce moment précis du travail pose alors question, tout autant que son maintien jusque-là.

Je formulerai dès maintenant quelques éléments de réponse possible, sachant que la majeure partie des questions soulevées ne pourra véritablement être mise au travail qu’au fil de l’analyse approfondie du matériel. D’une part, concernant ma propre position, tant par rapport à ma recherche, que par rapport à la réunion elle-même, je peux livrer cette première hypothèse : le refoulement de cette caractéristique de la mise en place du groupe viendrait répondre à un double mouvement d’angoisse et de désir. Le premier reposant sur l’angoisse liée à la mise en péril de la recherche, à deux niveaux : pour le chercheur, tout d’abord, une mise en danger du fait de l’altération du dispositif, donc de la nature comparable des résultats, et de la mise en cause de la scientificité de la démarche dans les aléas subis par la méthodologie ; pour le clinicien, ensuite, la nécessité de faire face, avant même leur rencontre in situ aux effets fantasmés de la désignation, aux angoisses schizo-paranoïdes, certes inhérents à toute situation de groupe naissant, mais sans aucun doute imaginées décuplées du fait de l’assignation à participer au groupe. Le deuxième mouvement se rencontre sur le terrain du désir : celui de répondre au don qui m’est fait pour ma recherche – par l’intermédiaire du directeur – de l’expérience de l’institution, par un contre-don 76 – la prise en compte de celle-ci dans les études de cas approfondies, malgré les modifications apportées au dispositif par la désignation des participants.

D’autre part, en ce qui concerne ce qui a été mis en jeu par l’institution, je formulerai une possible interprétation en ces termes : en tant qu’élément parasite, dénaturant le dispositif, le choix d’imposer la participation au groupe révélerait la position contradictoire de l’institution vis-à-vis de la recherche, à savoir : d’un côté, se donner les capacités d’y participer activement en dotant le chercheur des moyens ’humains’ nécessaires à révéler les productions inconscientes qui en vectorisent l’organisation ; de l’autre côté, mettre en place les conditions d’un déploiement de résistances à cette recherche, faire obstacle à la découverte de ce quelque chose d’insu, qui doit impérativement le rester, sous peine d’ébranler le soubassement de la structure institutionnelle. Le directeur, dans sa position de garant du bon fonctionnement de l’institution, de sa stabilité et de sa pérennisation, aurait ainsi été inconsciemment mis en demeure d’en passer par la désignation des participants, pour constituer le groupe... ce qui nous dirait en effet quelque chose de la relation de l’institution à ce projet de recherche, dont les résultats seraient à la fois attendus et redoutés.

Gardant ces premiers éléments en mémoire, comme spécificité de cette clinique en regard du dispositif adopté, il apparaît donc intéressant d’interroger le matériel sous l’éclairage d’une telle préhistoire. Mais, dans un premier temps, il s’avère indispensable d’être particulièrement attentif au déroulement de la séance, ainsi qu’au fonctionnement du groupe lors de la réunion... des éléments seront précieux à y repérer pour aller plus avant, ensuite, dans le contenu des échanges, sur les hypothèses à formuler concernant les productions inconscientes qui le sous-tend.

Notes
76.

Notons que cette dynamique don / contre-don propre à la recherche, se trouve prise dans des enjeux plus larges, le directeur de cette institution m’ayant plus largement intéressé à ses travaux : participation à des colloques, publication d’articles, rédaction d’un chapitre dans un de ses ouvrages, travaux de la Mission Nationale d’Appui en Santé Mentale, etc.