6.5.3.2 Déroulement de la séance : un dire sur le contenu

a- Le fonctionnement du groupe sous l’effet de la désignation

Qu’une part des réactions du groupe soit imputable à la méthode, cela va de soi, mais on ne peut faire ici l’économie de s’interroger sur les défenses, et corollairement sur les résistances, qui ont été mises en jeu inconsciemment dans et par cet effet de désignation, d’obligation à participer, à parler, venue de la hiérarchie. Malgré les précisions d’usage sur l’utilisation du matériel – anonymat, non-communication des propos du groupe, en dehors du travail de recherche, à des tiers – comment la situation a pu être infiltrée, dès avant qu’elle ne s’instaure, d’angoisses archaïques, de nature schizo-paranoïde ? Peu d’éléments de réponse sont à notre disposition concernant cet préhistoire vécue du groupe de recherche ; seules certaines modalités de fonctionnement en séance nous fournissent quelques pistes, par comparaison aux autres groupes de recherche et à l’expérience de la méthode en d’autres situations.

Ce qu’il importe de souligner d’emblée, c’est l’inhibition relative aux prises de parole, ayant pour conséquence un travail récurrent d’animation – au sens d’animer, donner la vie – pour relancer les échanges, inviter les participants à réagir. Les premiers mots que je notais, suite à la séance, étaient les suivants : « Sentiment de grand malaise, de grande difficulté à parler dans le groupe ». Il est clair que dans une telle situation, le refoulement du mode de constitution du groupe m’a privé d’une voie d’interprétation efficace des résistances à l’oeuvre. Le cas de Claudia est ici éclairant. Au moment de prendre ses photos, celle-ci oublie le choix qu’elle avait fait concernant l’aspect positif. Ensuite, une très forte inhibition dans ses prises de parole, relayée et accentuée par les attaques des autres participants, l’amène à très peu intervenir sur les photos des autres, tout en étant aussi peu loquace à propos des siennes. Elle reste ainsi quasiment muette tout au long de la réunion, de même que Jacques, mais dans une moindre mesure. Citons aussi le cas de Sylvie, craignant d’avoir « ‘manqué une parole pour faire [son] choix... parce qu’ [elle ne l’a] pas fait en fonction de l’architecture’ », dit-elle ; à l’origine de son doute soulevé par une possible incompréhension de la consigne, c’est bien la mise de côté d’une partie de celle-ci – « concernant l’architecture et le fonctionnement de la M.A.S. ... » – qu’il faut reconnaître... à ce blanc dans la consigne correspond un blanc sur la table, une même mise de côté, du mauvais côté de ses photos, qu’elle garde retournées jusqu’au moment de leur présentation.

Les cas de Claudia et de Sylvie sont intéressants par rapport au fonctionnement global du groupe, et tout particulièrement dans son rapport aux photos : la première se voit majoritairement censurée, très probablement du fait de son choix – et nous verrons plus loin, dans quelle mesure ; la seconde, gardant par-devers elle ses photos, voit ses craintes du hors sujet qui l’habitent balayées par le groupe qui accueillent avec bienveillance ses propos – et l’on verra aussi la portée du choix qu’elle a opéré et des représentations véhiculées. Mais les angoisses archaïques, particulièrement présentes au début de tout groupe, et certainement renforcées ici par l’effet de désignation des participants, semblent ici se polariser de façon très particulière : le versant paranoïde du côté de Claudia, dans un mouvement d’attaque ; le versant schizoïde du côté de Sylvie, dans un mouvement défensif. En effet, alors que les échanges prennent leur essor sur les premières photos, la présentation de Claudia faisant resurgir le thème de la convivialité avec le cliché des statues formant une ronde, Valérie attaque fortement cette vision, allant jusqu’à dire qu’elle ne se «‘ retrouve pas du tout là-dedans au niveau de [son] travail, puisque ce ne sont pas des amis avec qui [elle] travaille, ce sont des collègues ; c’est très différent ! Et avec les résidents... non ! » ; ’à travers le fantasme de casse qui infiltre son propos, c’est bien ‘« ce côté groupe ’» qu’elle attaque relativement à la photo de Claudia. La deuxième photo de cette dernière subira le même sort, et le développement des angoisses paranoïdes consécutives aux attaques subies se trouveront mises en mot dans un discours tissant l’hic et nunc de la séance et la réponse à la consigne : « ‘ça manque de place aussi... ça manque de place et, en plus, il y a du bazar’ », nous dit Claudia, pointant l’absence d’espace de parole en même temps que l’attaque des règles mettant à mal – le « ‘bazar’ » – le respect de cette parole. « ‘Non, réellement, se trouve-t-elle réduite à répéter, il n’y a pas d’espace !!!’ ». Attaquer Claudia, pour éviter soi-même d’être l’objet des attaques du groupe, tel semble être l’attitude adoptée, et les photos choisies par celle-ci ne sont pas étrangères à ce mouvement, nous le verrons. Pour ce qui est du pôle schizoïde des angoisses archaïques animant le groupe, à la même période des échanges, c’est Sylvie, avons-nous dit, qui supporte le mouvement permettant de s’en défendre. Une intervention déterminante, prise en étau entre les deux photos présentées par Claudia, et les attaques dont elles ont fait l’objet, permet à Sylvie, dans un détour du discours sur la photo des rails et l’évocation de la pathologie des résidents, de mettre en mots la confiance qui doit s’établir dans le groupe pour lutter contre l’angoisse de morcellement, inhérente à toute attaque : « ‘en rapport avec la population qu’on a... les rails’ ‘ me faisaient penser à la cacophonie qu’il peut y avoir dans leurs têtes. Ils partent dans tous les sens, dans toutes les directions,’ explique-t-elle, ‘et c’est à nous de faire en sorte qu’ils restent sur ces rails’ ‘ pour être le mieux possible ; pour essayer de les regrouper’ ». C’est à nous – au groupe, au ’je’ collectif, à cette ’première personne plurielle’ – qu’il incombe de lutter contre l’éparpillement, le risque de morcellement, pour faire groupe. Le silence qui ponctue cette sentence montre combien elle n’a pu être entendue sur le seul registre manifeste, l’effet de sidération produit révélant certainement une mise en mot de l’hic et nunc dont le sens caché travaille les participants à leur insu.

Bien qu’ayant quelque peu amorcé le travail sur le contenu des échanges, c’est bien de la forme de ceux-ci articulés sur les photos dont on se doit de traiter ici : rejet des photos de l’une, acceptation des photos de l’autre, rapport du sujet à son propre choix de photos, et de l’ensemble du groupe aux photos de chacun, colorent le fonctionnement du groupe de façon tout à fait particulière... est-ce là aussi un effet de la désignation inaugurale ?