6.5.3.4 De la mort dans l’institution au désir de meurtre chez les soignants

A l’issue de cette analyse, le temps venu de conclure, on ne peut que constater combien la M.A.S. de Saint-Jean-Bonnefonds, de son origine dans la mort et dans la mort présente en ses murs, est confrontée en permanence aux effets non élaborés de cette dernière. S’inscrivant dans un processus de répétition traumatique, le travail de la mort est à ce point puissant, que la réponse de l’institution à notre projet de recherche ne pouvait en faire l’économie.

En effet, notre recherche s’intéressant aux murs et à leurs secrets, ne pouvait que lever le voile sur la mort qu’ils remettent en scène, et son omniprésence dans la M.A.S. ; cette recherche ne pouvait que mettre en lumière un constat d’échec insoutenable pour l’institution : elle n’a pas su devenir le lieu idéal projeté où l’on ne meurt pas... Claudia, par sa photo des statues, nous dit combien les seuls aspects négatifs semblent ici présents, alors qu’elle relevait au départ d’un choix positif ; de cet idéal, on est passé à côté. Sylvie est là pour le formuler plus ouvertement : « ‘nous, on aimerait que ce soit comme ça ! On le projette un peu...’ », mais tel n’est pas le cas. Face à ce constat, c’est la loi du talion qui s’applique alors pleinement : tuer pour n’être pas tué, mettre à mort la recherche pour ne pas qu’elle mette l’institution en danger de mort. Infiltrer le dispositif de recherche de mouvements de résistances massifs par la désignation des participants, inhiber toute parole qui pourrait transmettre le secret morbide de l’institution... voilà que s’éclairent les enjeux de cette assignation inaugurale à faire groupe ; mais aussi notre position par rapport à cette décision et ce qu’elle recouvrait.

A moins de rejeter l’institution de notre corpus, éviter la mise en péril de la recherche ne pouvait passer que par l’acceptation et donc la légitimation de la transgression du dispositif. Le refoulement dont à fait l’objet cette dernière en a scellé le destin. Mais, pour le chercheur, participer de ce processus s’imposait, à un autre niveau : en tant qu’architecte, n’était-ce pas séduisant de refuser pareil constat d’échec lié à une architecture inapte à contrecarrer une mort omnipotente, incapable d’en accueillir pour l’étouffer la charge mortifère, pour laisser place au seul mouvement de vie ? La puissance de la pulsion de mort oeuvrant dans l’institution nous aurait-elle facilité le travail, pour repousser l’idée que l’architecture n’est pas toute-puissante à résorber de telles formations inconscientes ?

Mais quand la mort se répète, quand les événements dramatiques sont peu à peu portés à connaissance, comment y rester sourd ? Il n’y a donc, rétrospectivement, plus rien d’étonnant à ce que la levée du refoulement coïncide avec la révélation du deuxième décès ; nous l’avons vu, avec lui trouvaient à s’organiser de façon cohérente les hypothèses d’interprétation jusque là formulées, mais encore quelque peu éparses, et prenait sens le nécessaire recours à la désignation inaugurale des participants, de même que le refoulement qui l’a momentanément oblitéré. Ce second décès vient dire que l’idéal d’un lieu où l’on ne meurt pas – contrairement au premier – n’a pas été atteint ; il livre alors la clé de compréhension de cette clinique pétrie de mort ; il éclaire le désir du directeur – agi par l’institution – de générer dans le dispositif les résistances permettant d’éviter un tel constat ; il permet de comprendre aussi comment le refoulement s’est trouvé renforcé pour éviter la désillusion qui s’impose à l’architecte face à la toute-puissance supposée de l’architecture des lieux, et pour écarter la mise en péril de la recherche au niveau méthodologique.

Concernant ce dernier point, la méthode Photolangage©, point d’ancrage fondamental du dispositif, s’est avérée à la fois précieuse et particulièrement puissante pour sortir de la possible impasse vers laquelle se trouvait initialement orienté le groupe. La méthode a permis au groupe de parler et de faire lien en partie entre ce qui était travaillé d’imaginaire dans et pour la recherche, et ce qui y interférait par le biais de productions et de processus inconscients prenant racine ailleurs, dans d’autres temps et lieux. On l’a vu, la formulation de la question, et la fonction médiatrice de l’objet photographique ont été pleinement exploités. Les éprouvés corporels, la prégnance des images visuelles, auditives, tactiles nous ont mis sur la piste d’un traumatisme, touchant le corps au plus près, n’ayant pu être élaboré. Ils nous ont mis à l’écoute de la souffrance profonde des soignants face au sentiment de confusion, d’indifférenciation qui naît dans les murs de la M.A.S., au point de faire communiquer les psychés dans un mouvement violent d’intrusion, d’étouffement, de collage fou avec les résidents. C’est donc bien plus que la seule présence de la mort dans les murs de l’institution qui se devait de rester cachée.

Ce à quoi cette analyse nous amène à conclure, c’est bien à la présence d’un désir inconscient de meurtre, chez les soignants, à l’égard des résidents... désir de meurtre psychiquement ’légitime’ en‘ ’ce sens qu’il répond à une nécessité de survie psychique – ‘« A certains moments, quand on se met dans la grande salle, on les a tous autour de nous, et on a l’impression que...’ ‘ », « ... on va étouffer ! ». ’Mais l’institution, pour survivre, ne peut-elle faire autrement que de taire la violence fondamentale qui fait rage dans la M.A.S., dès lors que deux événements dramatiques pourraient se présenter comme de véritables passages à l’acte ? Sous ce jour, la charge traumatogène de ces morts apparaît intensifiée, et le pouvoir de l’architecture, d’inexistant qu’il était à en protéger le groupe de ses effets, se trouve décuplé : l’imaginaire du groupe nous livre en effet le tableau d’une architecture de mort qui résonne pleinement au désir inconscient de meurtre qui colore le lien soignant-soigné – ‘« il y a déjà le fait des murs, et puis les résidents qui nous entourent... ». ’Serait-ce là l’effet ultime de la dilution des limites Moi / non-Moi, vivant / mort, psyché / objet inanimé, que de permettre la rencontre et d’autoriser la mise en acte d’un désir, par délégation, dans l’espace matériel ?

La réhabilitation n’a pas mis à mort le risque de mort, et son corollaire, le désir inconscient de meurtre à l’égard du polyhandicapé et sa possible mise en acte fantasmée. Tout au contraire, le déplacement en un autre lieu qui rappelle cependant en tout point celui qui le précède, semble l’avoir exacerbé. On peut donc douter que l’institution ait pu choisir un autre chemin que celui qu’elle a emprunté – par l’effet de la désignation du groupe, par l’attaque du dispositif de recherche, par le fonctionnement même du groupe en séance, et, enfin, par la position dans laquelle nous avons été mis – pour nous livrer son lourd secret dans les résistances mises en place, alors même qu’elle souhaitait manifestement le taire. On ne peut lui en faire le reproche, puisqu’il apparaît au terme de notre travail sur le matériel, que celui-ci se révèle d’une grande richesse, utilisable et comparable au même titre que les autres, dans la mesure où il reste éclairé en permanence par cette particularité qui lui donne toute sa valeur.

Alors, suivant en ceci le groupe lors de la réunion, suite aux attaques proférées tout au long de la séance à l’égard de l’institution, c’est en citant la tentative de réparation qui apparaît en toute fin des échanges, que nous allons refermer cette analyse : « ‘pensant que c’est un pavillon d’hôpital, ce n’est pas si mal. C’est vrai qu’on fait avec,’ ‘et ce n’est pas satisfaisant, loin de là ; mais j’imagine ce que ça pouvait être avant, c’est... ! ’».