7.3.1 De la dignité humaine : quel homme dans ce projet ?

7.3.1.1 De la monstruosité de l’handicapé à la dignité de l’androïde

Si la « dignité humaine », le statut « d’adulte exerçant ses choix » (ibid., p. 3) sont tôt mis en avant, on ne peut que remarquer combien se profile, derrière la volonté constante de reconnaître au handicapé le statut de sujet, une vision mécaniste et technologique de l’homme renvoyant à l’image de l’androïde, du robot.

D’emblée, s’opère un clivage puissant entre le handicap et l’individu qui en est porteur : conçu pour « répondre à toutes les formes de handicaps lourds », l’U.V.A.H. reçoit « les personnes concernées (...) entre 20 et 60 ans ou âgées de plus de 60 ans » (ibid., p. 2). On traite ainsi séparément du cadre de vie du pensionnaire et des dispositifs répondant à son handicap, dont on souligne « l’aspect particulièrement innovant » (ibid., p. 4). Pour le pensionnaire, on conçoit « un cadre de vie profondément humain et convivial » (ibid., p. 5), on y recherche « la valorisation de son histoire personnelle » (ibid.). Pour le handicapé, on met en oeuvre « des technologies innovantes [... et] performantes » (ibid., p. 8). Partout sont présentes « les techniques nouvelles telles que l’immotique, la domotique et la robotique » (ibid., p. 4, s/a). Un ensemble de télécommandes multi-sensorielles « vocales, linguales, digitales » montées sur « bras » et articulées par « rotules » (ibid., p. 8), permettra au handicapé de gérer l’ensemble des fonctions de son espace individuel depuis son lit... tel un ’Alexandre le bien-heureux’, version technologie futuriste ! Sous le coup de celle-ci, qui assemble les pièces détachées du corps humain‘ ’– langues, doigts, bras et autres genoux – grâce aux prouesses de l’électronique, l’humain s’efface en l’individu handicapé déjà appareillé, parfois lourdement, pour laisser apparaître l’homme-robot capable d’échapper à l’assistanat permanent, qui est le lot des polyhandicapés. Dans le même mouvement, c’est bien entendu le sujet qui disparaît. Ne voit-on pas apparaître dans ce désir forcené d’autonomiser, celui de masquer l’inacceptable de la totale dépendance du handicapé, de son incapacité à apprendre et de sa régression toujours menaçante ? Et ne rencontre-t-on pas alors dans cette figure androïde la résolution définitive du problème de savoir si une psyché et un sujet habitent ce corps monstrueux, qui pose incessamment la question de son appartenance à l’humain ? A l’homme handicapé appelant, dans ses représentations, la figure du monstre, on préfère donc ici la dignité de l’androïde.

La dignité humaine ainsi dévoyée, rien d’étonnant à ce que le secteur dans lequel devrait se dérouler l’accueil des personnes, ne soit plus présenté que comme « zone [...] d’orientation et de classification des entrants » (ibid., annexe), appelant l’image d’un hall de triage.

De même, innovantes, performantes, ces techniques supposées accroître le potentiel de communication de la personne handicapée avec son entourage – « environnement idéal privilégiant le rôle de la communication » (ibid., p. 5) –, posent au contraire un ensemble de barrières virtuelles à l’entrée en relation avec l’autre (visiophone, communications ou jeux via intranet ou internet, etc.). Cela contredit la volonté première de « l’aider à sortir de sa solitude » (ibid., p. 3), l’intention manifeste de permettre le développement maximum des relations interindividuelles, visant la sortie du polyhandicapé de son isolement. L’ensemble des prothèses technologiques ne peut que mettre en échec l’entrée en relation avec l’autre... un autre déréalisé, auquel on accède par image interposée. La présence, la co-présence du Sujet et d’un Autre qui seule caractérise l’entrée en relation – relation d’objet – n’est-elle pas rejetée dans un mouvement de défense contre l’angoisse suscitée par la proximité avec le polyhandicapé, par l’intimité avec son corps difforme, par le sentiment d’inquiétante étrangeté – familiarité – qu’il suscite ?

Que dire alors de cette prise de conscience qui n’a d’égal que le degré d’humanité accordé à la personne handicapée ? Elle ne peut se faire que par le biais d’un mouvement dénégatoire, seul capable ici de gérer séparément les destins de la représentation et de l’affect. A ce prix, la prise de conscience de la lourde dépendance et de la profonde détresse du sujet handicapé est possible, sur un versant intellectuel qui présente de lui une image totalement désaffectivée. A ce même prix, l’angoisse reste masquée comme le sera le handicap derrière l’appareillage technique : l’infra-humain devient surhomme, dont les capacités magiquement acquises forceraient presque l’admiration. Il importe donc pour les créateurs de ce projet d’insister, par la dénégation, sur son caractère « volontairement autonome sans pour autant être une forme d’isolement » (ibid., p. 7). Et, pour s’assurer de la persistance d’un mouvement de vie dans ce corps réifié, ils décrivent en 12 points ce que sera l’activité d’ « animation » – animare : donner, insuffler la vie – « organisée de façon quotidienne tout au long de l’année » (ibid., p. 6).