8.2.2.2 La M.A.S. des Montaines : une institution où l’on ne meurt pas ?

Tirant son origine des déficits de Montplaisant, on peut se demander si la M.A.S. des Montaines ne gagnerait pas à être appréhendée comme l’institution d’un nouveau projet : celui de ne pas s’y noyer. Contrairement à « l’institution pionnière », s’avançant en mer vers l’inconnu, et s’enfonçant dans les flots à l’appel de la pulsion de mort, on préfère construire « l’institution phare » qui elle, stable, éclaire de sa lumière l’écume dangereuse qui fait courir le risque de la mort à ceux qui n’en connaissent pas les écueils. De cette nomination, certainement conjoncturelle, et de la localisation respective de chacun des deux établissements, nous ne pouvons nous satisfaire. Voyons alors en quoi les Montaines se proposent comme le lieu où sera pallié l’échec de la précédente institution à offrir à ses occupants un lieu où l’on ne meut pas.

L’architecture comme lieu de figuration du refus de la noyade : La véracité du fait avérée, il nous faut aller plus avant dans l’hypothèse formulée à demi-mots par le directeur lors de cette fameuse visite. Du côté de la réalité matérielle, la tâche n’est pas ardue, tant l’ensemble de l’équipement sanitaire de l’établissement présente de défaillances et d’anomalies.

En regard de la très faible autonomie des résidents, ce sont « deux lavabos luxueux » qui étaient prévus dans les chambres de la M.A.S., nous disait en entretien le directeur. Par contre, « les baignoires sont toutes petites », à taille d’enfant dans laquelle un adulte ne pourrait se noyer, et « leur hauteur et leurs supports ont déjà été refaits trois fois sans que ce ne soit satisfaisant ». Ajoutons le manque de vidoirs, déjà noté plus haut. Fait tout aussi intéressant, le directeur note qu’ « on pourrait s’attendre à ce que le personnel prenne le problème à bras le corps... mais l’expérience permet quand même d’acheter des chaises à WC trop basses pour passer au-dessus des cuvettes, du matériel de transfert qui ne sert quasiment pas et des sièges de baignoires trop larges pour aller dedans... et tout ça après l’avoir testé ! ». Ne peut-on pas voir dans ces achoppements ’irrationnels’ l’oeuvre d’une compulsion à répéter, qui s’impose du fin fond des origines au personnel, convié à faire en sorte que jamais on ne puisse mettre les résidents sur les WC, de peur de les y voir engloutis, ou dans les baignoires, par crainte qu’ils ne s’y noient ? D’autre part, on insiste sur « ces salles de douches, avec des petits murets qui ne protègent pas du point de vue de l’intimité quand la porte est ouverte » et plus encore sur un fait inconcevable : « il a fallu créer une salle de balnéothérapie... on ne l’avait même pas programmée ! une aberration dans un tel établissement ! ».‘ ’

Il est clair, dès lors, qu’aucune composante du système sanitaire – des appareils les plus communs aux équipements répondant aux exigences de la prise en charge des personnes handicapées – n’a été épargnée dans ce projet, dans une sorte de déni de la réalité du handicap, mais surtout de défi à l’oeuvre de Thanatos. Quittons donc le seul examen de la dimension matérielle, pour réinvestir la dimension imaginaire des échanges groupaux... notre analyse va y gagner considérablement.

Du patio à la balnéothérapie : le détour emprunté par la mort : L’analyse du matériel clinique réuni avec le groupe des Montaines n’a eu de cesse de le démontrer : le patio est le ressort principal des échanges, il en initie et en régule le mouvement circulaire, il est le support des images de‘ ’ « l’entonnoir », « du siphon », « des abysses », « de l’aquarium » et « du moulin ».

Or, nous avons vu combien ce patio entretenait déjà à Montplaisant un rapport fantasmatique avec la salle de balnéothérapie : ‘« ce lieu qui pourrait être un lieu... avec l’eau, pouvant évoquer la vie, mais pouvant aussi évoquer quelque chose d’assez mortifère, quelque chose dans lequel on se fond, dans lequel on coule ». Cette sentence, proférée sur la base d’une photo « qui évoque le patio’ » par son aspect circulaire, semble bien unir profondément ces deux lieux. De la salle de balnéothérapie, dont on rappelle qu’elle avait été oubliée lors de la conception des Montaines, il faut dire qu’elle a été creusée sous le bâtiment, qu’elle y est ainsi « enterrée ». En l’absence de « cave et de grenier dans cette ‘ ’ maison », n’a-t-on pas alors placé in extremis la salle de balnéothérapie en sous-sol, dans une sorte de caveau ? « Là, tout en bas », « tout au fond », « sans lumière extérieure », cette salle éveille chez ceux qui y travaillent un sentiment « assez angoissant »... pourquoi ? Parce que, nous dit Jeanne, c’est bien en fonction de l’endroit « où [elle est] située dans l’établissement [que] des choses... sont fantasmées sur le travail qui s’y fait, ou qui ne s’y fait pas »...

De quel fantasmatisation parle-t-on ici, si ce n’est de celle qui, du côté du travail qui s’y fait confronte à un corps à corps érotisant la relation soignante, et du côté du travail qui ne s’y fait pas évoque l’abandon du résident à une mort certaine, pour mieux fuir l’image d’un coït monstrueux ? Il n’est en effet pas anodin que se soit Jeanne, dans le groupe, qui fasse les frais d’un sous-entendu qui la met au ban de l’univers des soignants. A propos de l’image du couple, elle se confie : « ça m’évoquait aussi l’idée ‘ ’ de certains lieux, où j’ai beaucoup souffert ici comme... », et ses collègues de supputer : « comme ‘ ’ quoi... ?! », comme ’résidente’ ? Sa réponse nous en dit long : « comme personnel qui travaille ! », et Jeanne d’enchaîner pourtant sur le caractère « vraiment trop exigu des chambres à deux lits ».

« Le travail auprès de ces résidents suppose que l’on s’engage, souvent, dans un ’corps à corps’ [...]. [Cette proximité] est également l’espace de l’angoisse vécue au quotidien par les équipes éducatives et soignantes » (Chavaroche P., 1996, p. 125). Quel lieu plus symbolique que la salle de balnéothérapie convoque en effet la relation de maternage, dégagée de sa dimension hygiénique, pour ne rechercher que celle, thérapeutique certes, du plaisir éprouvé par l’enveloppement de l’eau ? Comment l’érotisation de la relation soignant/soigné n’y ferait pas vaciller la limite entre ces deux catégories ? Ce qui achève d’emporter la conviction sur ce point, en même temps que se tisse un lien supplémentaire entre les deux institutions, c’est la similarité de cette fantasmatique et des circonstances de sa survenue dans le groupe de Montplaisant : là-bas, ce sera en effet Virginie qui, ayant tout comme Jeanne pointé la difficulté du travail en salle de balnéothérapie, fera l’objet d’une même mise à l’index : évoquant « la nudité des résidents », elle amène l’angoisse et la culpabilité liées à un inceste innommable, au point que venant sur les groupes « avec son peignoir » suite à une prise en charge de balnéothérapie, on préfère dans le groupe la confiner du côté des résidents et lui proposer, tout comme eux, de « venir prendre son bain sur le groupe » !

Pour se dégager de cette situation incestuelle et monstrueuse, l’abandon du résident dans la baignoire semble fantasmatiquement une technique éprouvée pour que le désir inconscient de meurtre à son égard trouve une voie de frayage. La piscine de balnéothérapie y serait donc tout particulièrement propice. Voilà certainement pourquoi les initiateurs des Montaines l’ont écartée de leur projet initial. Voilà pourquoi, aussi, le directeur déplore : « ‘pour la balnéo, on a donné toutes les indications correspondant à la réalité de la pratique : tout a été fait dans le sens contraire !’ ». Voilà pourquoi, enfin, il nous confiait :‘ ’ ‘« entre les deux niveaux, avec la balnéo en bas, il y a un escalier dangereux... à l’origine, il y avait un portillon électrique – de type supermarché – pas assez sécuritaire. Deux jours après avoir envoyé un courrier stipulant le dégagement de ma responsabilité en cas d’accident, une résidente avec une tringle dans la colonne vertébrale fait une chute. Eh bien, le lendemain, association, maîtres d’oeuvre et commission de sécurité se réunissaient, et les fonds étaient débloqués pour créer une vraie porte’ ». De son absence originale, à la dangerosité de son accès, cette salle de balnéothérapie semble ainsi fixer les plus sourdes angoisses. Tel peut-être n’aurait pas été le cas si elle avait été « en terrasse » et non pas‘ ’ « enterrée », si on l’avait située « au niveau de... au niveau de la vie » ?

Il n’apparaît rien de moins étonnant alors qu’un si puissant travail de Thanatos soit capable d’imprimer, sur la base de la forme architecturale du bâtiment, sa marque à l’imaginaire mais aussi au déroulement de la séance, à l’organisation de la chaîne associative groupale qu’il infiltre. Le mort de Montplaisant hante ainsi les Montaines et, en l’absence de cave, il a élu domicile dans le seul endroit où le fantôme du noyé peut reposer allongé : dans la piscine de balnéothérapie qui (par chance) du caveau, en présente toutes les caractéristiques.

Or, après cette exégèse, il reste à expliquer pourquoi cette salle de balnéothérapie entretient de telles affinités inconscientes avec le patio. Enterrée qu’elle se trouve sous le bâtiment, n’évoquerait-elle pas alors la machinerie de Montplaisant, avec ses pompes et ses réservoirs, permettant de maintenir ’à flots’ le bâtiment ? Mais, après le décès du résident épileptique, un tel pouvoir de vie n’aurait-il pas mué en une puissance de mort ? Appelons-en, pour éclairer ce point, à la dimension matérielle des lieux.

A Montplaisant, le patio est un lieu « où il y a de l’eau, où il y a quelque chose de calme... ça représente quelque chose de très positif ; ça ne représente pas l’enfermement ». Aux Montaines, on y a associé l’image du « goulag », de la « prison ». Paradoxe ultime : en zone inondable, le patio confiné, avec sa résurgence centrale s’avère moins angoissant que celui, situé sur une colline, vaste et manifestement asséché. Tout ce passe alors comme si l’absence réelle d’eau ne faisait qu’accroître l’angoisse de la croire tapie, quelque part, « tout au fond », prête à nous aspirer, tel un « siphon ». Bien plus, dans ce petit patio de Montplaisant, le flot semble fantasmatiquement pouvoir être endigué par la prothèse invisible qui, en souterrain, concoure en permanence au maintien de son assiette... alors que la béance créée par le patio dilaté des Montaines ne pourraient qu’ouvrir à une image de catastrophe.

Pourtant, ce patio se devait d’être le bon extérieur, sécurisant, qui n’existait pas à Montplaisant. Voilà pourquoi aux Montaines, « il n’y a rien pour décrotter les chaussures quand on vient de dehors », à l’image de Montplaisant dont le parc « est boueux ». Aux méandres que dessine le parc autour des ramifications de Montplaisant, on a ainsi préféré le bassin interne des Montaines ; mais dans ce même mouvement, il semble que l’extérieur dangereux du premier soit malheureusement devenue extériorité contenue en dedans pour la seconde. L’adoption de la forme circulaire, la dilatation démesurée du patio en son sein... tout semble ici du côté de la dimension architecturale, avoir favorisé le retournement des défenses utopiennes. Dans le bon extérieur contenu en dedans semble ainsi s’être engouffrée toute l’eau qui noya le résident de Montplaisant, et qu’on avait mis tant d’énergie à repousser. Ainsi, enfin, apparaît l’affinité traumatique de la balnéothérapie, dans ce que la proximité soignant/soigné peut générer de mise à mort inconsciente du résident, et le déploiement dans ce vaste bassin central des angoisses du groupe, de s’y trouver englouti, aspiré. Effectivement, aux Montaines, pour attirer l’attention sur la souffrance psychique qu’on y éprouve, « il faut montrer que ça déborde ».

Alors, plutôt que de reproduire cette mort inaugurale, signe de déchéance, inscrite dans le temps historique, et fondée sur la nécessaire prise en compte des différences fondamentales – seules responsables de l’inenvisageable coït incestueux –, on préfère le retour à la masse indifférenciée du commencement, au néant originel... mieux vaut être vivant dans le liquide de la vie originelle que mort noyé. Dans le changement radical de forme – passant d’un type architectural linéaire à un type circulaire – s’est opéré un retournement dedans/dehors. Tout ce qui devait être maintenu à l’extérieur, éléments porteurs de réalité – donc d’incomplétude, de finitude et de mort – comme nous le montre J.Chasseguet-Smirgel (1984a, 1984b), s’est engouffré à l’intérieur de la matrice anéantissant les efforts fait pour les en chasser et s’assurer de la jouissance éternelle de l’éden prénatal. Voulant donner le change face à l’imperfection présumée de la M.A.S. Montplaisant, cherchant à retrouver la circularité paradigmatique du système spatial utopien, le groupe instituant des Montaines n’a fait que reproduire, en l’aggravant et en en révélant du coup les ressorts mortifères, sa dimension aliénante. Dès lors, nous ne pouvons que louer la justesse de la maxime de cette deuxième institution : « la masse, c’est la M.A.S. » !

Pour finir, il importe ici de préciser combien notre difficulté première à mener l’exégèse de la clinique du groupe des Montaines semble trouver ici un éclairage : car comment, face à la charge mortifère qu’est susceptible d’accueillir et de restituer l’architecture d’un tel établissement, ne pas élever – en tant qu’architecte – des résistances personnelles à sa révélation ?