8.3 Synthèse sur l’hypothèse de recherche

Saisie par l’angoisse née de la réalité de la mort d’un résident, dont l’institution a échoué à en juguler les effets, l’association gestionnaire s’est mobilisée dans le désir d’en créer une nouvelle, qui‘ ’– contrairement à l’autre – saurait en éviter les écueils et la noyade. Cependant, cette mort fuie avec trop d’empressement, n’en est que trop présente : le dispositif sanitaire en porte trace. L’architecture est bien ici faite lieu d’accueil électif de ce qui est impensable dans la M.A.S. : le désir inconscient de meurtre à l’endroit du handicapé et la mort réelle qui sans doute lui donne toute sa dimension sidérante ; elle en est bien le lieu de fixation et de figuration, en témoignent la force que son ancrage imprime à l’imaginaire groupal – mécanique des fluides, fantasme d’engloutissement – et au mouvement cyclique qui l’ordonne, de même que son pouvoir évocateur – entonnoir, siphon, moulin. Et, comme le signale avec justesse E.Enriquez (1987), l’obsession de la mort dans l’institution est le principal moteur de sa diffusion dans tous les champs qui la constituent.

Dans nos M.A.S., pour lutter contre cette mort impensable, s’impose un régime défensif annulant la temporalité chronologique, figeant l’institution dans l’an-historique : le rejet des différences fondamentales inscrivant tout un chacun dans la succession des générations, trouve alors le terrain de sa matérialisation dans l’uniformisation de tous les espaces, dans leur répétition indifférenciée, dans des dispositifs empêchant toute préservation de l’intime et de l’individualité. Les Montaines, là encore, aboutissent ce raisonnement fou, en proposant la transcription spatiale d’un temps voulu chronique, répétitif : la forme circulaire du bâtiment en témoigne. Le personnel soignant, bien qu’en éprouvant une certaine souffrance psychique, que traduit l’intensité des affects mobilisés en séance par l’imaginaire qui s’y rapporte, ne trouve pas moins dans ce dispositif matériel les ressources nécessaires pour endiguer l’angoisse de cette rencontre avec l’inquiétant étranger qu’est le handicapé. En effet, comme nous le signale (Enriquez E., 1987), du désir inconscient de meurtre qui pourrait de nouveau surgir, attestant du toujours possible retour du refoulé inaugural, le personnel soignant se protège alors en recourant aux stratagèmes spatiaux utilisés par le groupe instituant : la libidinalisation du lien que requiert la prise en charge thérapeutique et éducative des résidents mettant – du fait de l’intimité si peu ou trop bien‘ ’assurée – les professionnels face à l’angoisse d’une érotisation coupable – incestueuse – et dangereuse – monstrueuse – de la relation soignante, ceux-ci préfèrent risquer l’indifférenciation voulue à son insu par le groupe instituant. Adoptant un mode de gestion de l’angoisse sur un niveau génétique plus archaïque, ils peuvent ainsi y faire face à moindre frais, embrassant par obligation la cause utopique des géniteurs de la M.A.S. – confrontés qu’ils sont à l’architecture que ces derniers leur ont léguée. Tous frères et soeurs, tous heureux ensembles, dans un lieu idéal qui verrait la réparation et la réhabilitation de la personne handicapée... dans un lien de solidarité confraternelle, au sein de l’utérus maternel protecteur et bienfaisant de l’imago maternelle. L’institution « devient ainsi un modèle de communion, de chaleur, d’intimité et de fraternité » et, comme le dit E.Enriquez, « dans cette obsession de plénitude [...] en fuyant la mort, on se précipite vers elle » (1967, p. 304, s/a).

L’utopie omniprésente sur la scène matérielle aussi bien que psychique dans ces M.A.S., repose ainsi sur le socle archaïque que P.Fustier (1999) lui reconnaît aussi. Mais, ne dit-il pas que « du côté de l’utopie [...] s’inventerait un lieu idéal et respectueux, organisé par une imago maternelle bonne... » (1999, p. 9) ? Ce pôle n’apparaît-il pas fortement atrophié dans nos deux institutions, laissant le champ libre à sa destructivité ? Pour l’auteur, et nous le rejoignons en cela, « l’utopie [...] est un anti-modèle absolu, un inverse » (ibid., p. 8) de ce contre quoi elle s’élève : l’asile, l’hôpital psychiatrique ; mais ajoute-t-il, « c’est toujours l’imago maternelle qui organise la prise en charge et l’on reste dans la similitude inversée » (ibid., p. 9). Dans les cas qui nous occupent ici, et notre clinique autant que l’examen de leur architecture contribuent à ce constat, bien peu des atours idylliques de l’utopie subsistent, et l’asile semble s’être construit sur ces ruines... pourtant, tous les invariants, mythèmes utopiques repérés par P.Fustier, en ont été pointés à l’origine – on se souviendra des passages cités du Premier Jour à Charmetant (Ailane David M.O., 1991). Le trop puissant ancrage du projet utopique dans la réalité matérielle, en serait-il responsable ? Nos hypothèses, le lecteur le devine, nous invitent à le penser. Et P.Fustier nous conforte dans cette voie : « on comprend qu’une fondation, en tant qu’utopie rêvée devenue réalité, échouerait à créer du différent » (1999, p. 9). Mais notre clinique nous pousse à aller plus loin, pour questionner le devenir d’une utopie réalisée avant même d’avoir été (suffisamment) rêvée...

« L’utopie dans l’espace paradoxal, entre jeu et folie raisonneuse » (Kaës R., 1978)... il s’agit bien ici de localiser cette utopie présumée dans l’un ou l’autre registre. Pour ce faire, un indice nous est fourni dans la clinique. N’est-on pas en effet en droit d’entendre la formule d’Hervé, éducateur à Montplaisant, enchaînant derrière le propos de sa collègue sur l’aspect « paradoxal » du projet éducatif des M.A.S., comme une brillante paraphrase du titre de R.Kaës : « c’est une carcéralité bien pensée » ? De cette paradoxalité du projet, ne dit-il pas qu’elle bascule dans un raisonnement aliénant qui confinerait dès lors à l’idéologie plus qu’à l’utopie comme mentalité ?

A l’époque, pourtant, « la vue ne butait sur aucun haut mur auquel nous ont habitués l’hospice, l’asile ou l’hôpital souvent situés dans de belles propriétés devenues séculières et tristes. Non, ici, les bâtiments sentaient le siècle du béton, le neuf... » (Ailane David M.O., 1991, p. 22). Cet enthousiasme des origines, si l’on peut en comprendre les fondements en reliant ce propos au courant moderniste de l’architecture, règne de la fonctionnalité et du béton, n’a semble-t-il pas perduré. Qu’en dit le groupe de Montplaisant ? Ecoutons Leslie, dont la moue et le ton appuyaient ostensiblement le propos : « ça, vraiment, en béton ! [...] ça ne me convient pas ! », parce que « le béton... [c’est] ce que la M.A.S. m’évoque au niveau extérieur : un ’blockhaus’ ». Dès le premier projet, se trouvait donc inscrit quelque chose du totalitaire dans le paradis initialement rêvé, et la réplication que le même mouvement utopique n’a pas manqué d’occasionner aux Montaines nous ferait ainsi en définitive pencher pour le déploiement d’une folie raisonneuse plus que d’une aire de jeu. « Le projet de relier ce qui appartient à des ordres hétérogènes ou différents dans leur nature : l’avant et l’après, le même et l’autre, le dedans et le dehors » (Kaës R., 1978, p. 860) semble ainsi avoir achoppé, l’utopie des créateurs n’ayant pas trouvé moyen d’ouvrir sur un espace transitionnel. Il y aurait lieu de s’interroger sur ce point.

Si nous avons pu, grâce à ces deux cas cliniques, tenant certes une place privilégiée car entretenant d’étroites affinités, mettre en évidence dans une large mesure comment notre énoncé principal se trouve confirmé, il s’avère qu’arrivé ce temps de conclusion, un trait structural du système utopique n’a pu être repéré : l’espace littéraire très particulier qu’il ouvre et qui le contient. Gageons que dans ce creux pourront en être éclairés les funestes effets. C’est donc dans l’examen des sous-hypothèses qui déploient les multiples facettes de ce processus que nous renvoyons la discussion de ce point, et dans le croisement plus fourni des matériels cliniques dont nous nous sommes dotés pour décrire et modéliser l’ensemble de ce mécanisme d’incrustation.

Gageons, à l’instar du propos de P.Chavaroche, que nous gagnerons en compréhension sur ce qui se transmet, via l’architecture, des créateurs aux utilisateurs pour en démonter les ressorts pathologiques, puisque « l’imaginaire remplit une fonction importante dans l’équilibre psychique des équipes éducatives et soignantes ; il constitue la part de rêve indispensable dans ce travail difficile, il véhicule les peurs, les angoisses qui ne peuvent être métabolisées [...]. Cet imaginaire en circulation devient problématique quand il est pris pour la réalité » (Chavaroche P., 1996, p. 114).