9.1.1.1 La Souffrance psychique des personnels dans l’Institution

Les entretiens : un dire de et sur la souffrance dans l’institution

Les entretiens que nous avons eu avec les directeurs ont été eux aussi le lieu, pour ces derniers, d’exprimer, souvent à leur insu, la souffrance éprouvée dans l’institution. Nous aurons l’occasion de voir au cours de ce chapitre – dans les vignettes cliniques qui en émailleront le développement – que deux mouvements principaux peuvent être repérés. C’est sur cet aspect que nous allons nous arrêter en guise d’introduction à cette discussion de la souffrance dans les institutions.

De la pensée opératoire à la captation émotionnelle : Je souhaiterais signaler ici com-ment il m’a été donné de ressentir, dans les entretiens avec les directeurs rencontrés, la souffrance psychique que pouvaient venir me signifier ces derniers. C’est à travers deux formes de discours que j’y ai été sensible, dont les effets étaient aussi souvent intenses qu’ils étaient opposés.

Il s’agit d’une part de moments au cours desquels le discours se réfugiait dans un mode proche de la pensée opératoire, s’étayant sur une rationalité exemplaire, fuyant tout recours métaphorique. Pourtant ’collé’ à la réalité matérielle dans ses défauts les plus révoltants, le discours pouvant y être l’occasion d’une évocation d’événements parfois douloureux, l’évacuation, par la répression des affects, de toute charge émotive semblait y faire son office. L’insistance de ce processus a ainsi attiré mon attention sur les ressorts cachés de ce discours dont les hiatus entre forme et fond s’avéraient troublants. La sécheresse émotionnelle y gagne à être illustrée d’une vignette clinique fort éclairante sur ce point.

« Eprouve d’abord, on parle après... ! » : La question du temps dans les M.A.S. ayant très tôt attiré mon attention dans mon parcours de recherche, j’arrivai dans cette maison isolée en pleine campagne, avec une (trop) parfaite ponctualité. Je me présentai au secrétariat où l’on m’invita à m’asseoir dans le vaste hall d’accueil de la M.A.S., en me disant que j’allais être reçu instamment par le directeur. M’exécutant, je m’aperçus que ce hall – dont on me dirait bien plus tard qu’il s’agit de « la place du village de la maison » ( ?! ) et dont un angle se trouve aménagé, du côté de l’administration, en salle d’attente – n’est rien moins que l’espace collectif où tout un chacun passe son temps, à défaut de ne faire qu’y passer. Dilatation démesurée de la circulation principale, « une halle, pour le coup... » me disai-je, elle s’emplissait au gré des allées et venues de rumeurs, de cris, des bonjours d’un personnel qui, laissant les résidents accompagnés jusqu’ici pour retourner probablement veiller sur ceux restés dans les unités, me saluaient, vraisemblablement étonnés de ma présence en ce lieu. Cette incongruité n’allait pas tarder à se révéler aussi à moi. Le directeur n’arrivant pas, d’autres que lui allaient se charger de me faire découvrir la vie à la M.A.S. : certains résidents, que ma présence devaient intriguer plus encore que le personnel, se dirigèrent vers moi. Trois d’entre eux, en fauteuil, étaient visiblement atteints de troubles neurologiques ayant conduit à une incapacité motrice quasi-totale, et deux autres, qui devaient les rejoindre, présentaient malgré leur déambulation saccadée plus de capacités, ainsi que des possibilités langagières que l’un d’eux n’hésita pas à employer. M’apostrophant sur la raison de ma présence ici, il n’attendit pas ma réponse pour combler tout l’espace de propos plus ou moins cohérents, la question étant : valait-il mieux aller à pied ou venir à la M.A.S. en auto – marcher ou être en fauteuil ? Pendant que j’essayai de suivre le fil de son discours, je m’aperçus que j’étais « cerné dans tous les coins », dans les moindres recoins de mon être, dans lesquels ces résidents seraient venus me chercher, quand bien même j’aurai voulu m’y réfugier. Les trois fauteuils m’entouraient sans possibilité aucune pour moi de quitter « mon... fauteuil » : j’étais-là aussi handicapé qu’eux ; dans l’après-coup, je devrais me dire que j’éprouvais ce que cela devait faire d’être ’cloué’ dans un fauteuil, quand on a qu’un désir : celui de fuir. A ce signal d’alarme, je prenais conscience que l’impossibilité de bouger – sauf à passer sur le corps de ces résidents – activait la montée de mon angoisse.‘ ’

Heureusement, des 17 institutions à visiter, je n’en étais pas à la première, et, l’expérience aidant quelque peu, je pus tant bien que mal résister à ce qui me submergeait : sentiment de crainte devant « ce qu’ils étaient capables de faire », sentiment de honte aussi à cette idée, et pour dire les choses « envie de tuer ce directeur », non pas les résidents, mais celui qui dans cette attente exagérée, j’en prenais conscience et peut-être cela m’aida à recouvrer mon calme, me faisait vivre ce que dans son établissement je venais interroger par ma recherche : qu’éprouve-t-on dans votre M.A.S. ? De ce hall, de « cette halle » – aux bestiaux ? – m’étais-je dit tantôt, je devais faire l’expérience... trop vaste pièce où paradoxalement on peut se sentir à l’étroit, où l’espace manque pour assurer ses propres limites. L’absence soudaine de personnel soignant, l’affairement de la secrétaire derrière la cloison vitrée qui me séparait de l’administration, ce directeur n’arrivant toujours pas : tout me semblait ici propice à constituer cet examen de passage. Les aiguilles de ma montre semblaient ne plus vouloir avancer... je m’étais donné un quart d’heure avant de rappeler ma présence, et le sursis tardait à échoir. N’étais-je pas enfermé dans cet espace paradoxal, tout à la fois illimité et claustral, où les limites s’abolissent dangereusement – pour qui n’est pas utopien –, où le temps s’arrête dans un instant d’éternité ?‘ ’« Architecte tu es : cet espace fou tu testeras... Clinicien tu te dis : auprès des patients on te testera ! »... c’est à peu près en ces termes que je formulai pour moi la sentence qui m’était imposée, monstre-hybride dont la dangerosité devait être appréciée. Mettre un embryon de sens sur cette expérience fut à la fois salvateur sur le moment – alors que deux de mes ’assaillants’ décidaient d’abandonner leur ’siège’, celui qui achevait de se convaincre du bien fondé de la marche à pied s’assît à mes côtés, pris ma main et se tût... attitude que j’accueillis, à ma grande surprise, assez sereinement – et fort utile pour la compréhension de la suite des événements.

Se contenter de cette interprétation aurait en effet pu paraître bien suffisant pour montrer comment j’ai été mis en position d’éprouver la violence de la rencontre avec le polyhandicap, dans une situation de solitude face à des personnes handicapées. De la détresse des personnels qui, pour travailler en équipe, n’en sont pour autant pas moins seuls quand ils se trouvent intrusés au plus profond d’eux-mêmes dans leur relation aux résidents, ce directeur s’était arrangé pour que j’en fasse l’expérience, à son insu très vraisemblablement. Mais le point qui nous fait relater cette expérience n’était-il pas, plus que mon ressenti, la posture adoptée dans l’entretien par le directeur ?

Poursuivons donc, et très succinctement, livrons quelques éléments de l’entretien. Je n’eus en effet pas longtemps à attendre pour qu’on vienne me chercher. Le quart d’heure n’était pas encore passé, que je m’installai en face du directeur, dans son bureau, non sans éprouver de la colère. Mais, me surpris-je à penser : « c’est de bonne guerre, il faut bien que je trouve par moi-même ce que je veux chercher ». Je me trompai de peu : le directeur, d’un bout à l’autre de l’entretien, tout en restant affable, me tint un discours dans lequel aucune émotion ne paraissait. Me noyant sous les chiffres : repères historiques (trop) précis, capacité d’accueil, nombre de résidents dans chacune des unités, taux d’encadrement, organigramme, budget annuel par poste... Fuyant la M.A.S. pour évoquer, et décrire dans les mêmes termes, deux ou trois projets de l’association gestionnaire de son établissement en cours de montage... peu d’occasions lui restèrent pour investir la vie de la M.A.S. dans sa réalité quotidienne faites de joies et de moments difficiles. L’impression de « douche écossaise » que me fit ce passage du hall d’accueil au bureau du directeur, d’une expérience saturée d’émotions les plus diverses à un discours asséché, ne peut ici que me conduire à réviser ce qu’était sur le moment mon interprétation première : n’est-ce pas parce qu’il était pris par une sorte d’incommunicabilité des ses contenus affectifs, que mon interlocuteur me les fit éprouver en guise de préambule ? L’antichambre de l’entretien était ainsi, semble-t-il, bien moins le lieu d’une mise à l’épreuve que celui d’une mise « au parfum » – formule qui me vint après-coup dans le réveil des sensations olfactives peu agréables que j’avais éprouvées dans cette rencontre avec les résidents 89. Alors, oui, de la souffrance, dans les entretiens, et par ce canal, il m’en est apparu. J’y ai éprouvé ce que J.S.Morvan décrit en ces termes : « Le handicap envahit tout l’individu, plus que cela, il se ’propage’ et déteint sur l’interlocuteur. Le handicap est alors ressenti, par réverbération, menace ; aussi, par perception diffuse, cette fois en amont, le handicap est considéré pouvant résulter de sa propre violence ; il est alors reflet d’une potentielle puissance destructrice dont on serait porteur, qui met mal à l’aise, dérange, inquiète, déroute » (1997, p. 215).

En dehors de ce mode défensif, et de façon tout à fait opposée, ce fut parfois l’intensité émotionnelle de certains entretiens – dans tout ou partie de ceux-ci – qui l’emportait, au point de réaliser ce que j’appellerais un effet de captation, sur le mode de l’identification projective, m’ayant fait éprouver ce que ressentait de violent mon interlocuteur, tout en m’assignant par le biais de la fantasmatique qui sous-tendait son propos, une place à y prendre. Deux entretiens, dont les vignettes cliniques servent l’illustration de nos prochaines hypothèses, seront pour le lecteur l’occasion de mieux appréhender notre propos. Pour les signaler sans trop en dévoiler ici la teneur, on notera que multiples furent les rôles que je dus endosser pour ensuite pouvoir m’en dégager : le premier d’entre eux fut celui de matelot-navigateur forcé à colmater sinon à écoper une M.A.S. devenue vieux rafiot, en espérant le mener à bon port, avant la mort de tous ses occupants. Le deuxième consistait à me faire tenir la fonction de boucher-accoucheur qui, venant parler d’architecture risquait de rouvrir une plaie.

Il n’est pas anodin que dans chaque entretien, l’accent fut mis sur l’aspect enfermant de l’espace de la M.A.S., tant dans sa réalité matérielle que dans la représentation inconsciente qui lui était liée ; et qu’au décours de cette rencontre, la captation exercée sur moi m’enfermait en retour dans le fantasme qui les unissait toutes deux. M’en dégager ne fut possible qu’au prix du transit imposé, et c’est bien la richesse métaphorique et le contenu émotionnel de ces entretiens qui se révélèrent les plus précieux au travail des associations... presque parfois au point de me demander si le délire ne me gagnait pas, la fantasmatique tendant à prendre le pas sur le réel de la situation évoquée de façon trop chargée.

Ainsi, et pour conclure sur ce point, ne serait-ce que par la fonction spécifique de directeur‘ ’– statut hiérarchique dans l’institution et position de lien dedans-dehors par rapport à elle –, mais aussi par le dispositif adopté – entretien non-directif, situation duelle, absence de médiation – il m’a été possible d’entendre un autre ordre de manifestations de l’inconscient dans l’institution que celui livré par les groupes, ce qui s’avère tout à fait complémentaire pour nous aider à cerner la complexité du processus à modéliser ici. Et il est clair que la souffrance psychique éprouvée par des professionnels tels que les directeurs – pour être d’une nature et d’une intensité différente du fait d’une relation moins impliquante et continue auprès des résidents – n’en n’est pas moins réelle : de la pensée opératoire, à la captation émotionnelle, quel que soit le mécanisme, elle s’y est manifestée et a pu y être entendue.

Nous n’avons pris là que l’exemple des directeurs. Mais les soignants sont confrontés à cette même souffrance, saisis dans leurs capacités de penser et dans la gestion de leurs affects. « Nos tentatives de communication, d’actions communes sont sans cesse menacées, sous la pression du ’non-sens’, activement mis en oeuvre, de l’homogénéisation, de la répétition mortifère, du démantèlement psychique, du discours vide ou délirant. Nos pensées s’y épuisent, nos idées s’y tarissent, nos vocations s’y usent », nous dit le Dr. P.Gabbaï (1997, p. 7, s/a). C’est donc aux soignants, à travers ce qu’ils nous ont livrés lors des groupes Photolangage©, que nous allons nous intéresser maintenant.

Le retour du refoulé originaire comme origine de la souffrance

Cas cliniques : D’une mort à l’autre, du réel au fantasmatique : Lors de l’examen de notre hypothèse principale de recherche, nous avons présenté dans le rapprochement et la confrontation, les cas de deux institutions : Montplaisant et les Montaines. Il a été montré, à cette occasion, comment un événement traumatique – la noyade d’un résident épileptique – ayant surgit dans la réalité de la première avait été prétexte à la fondation de l’autre sur la base de l’opération de refoulement dont il a fait l’objet. Nous avons pu mettre alors en lumière l’origine de la souffrance actuelle des soignants, face aux angoisses d’engloutissement, dans le retour de ce refoulé via des caractéristiques architecturales précises, qui le rendent ’parlant’ : position topographique du bâtiment, lacunes et défaillances multiples du dispositif sanitaire, oubli inaugural puis ’enterrement’ de la salle de balnéothérapie, etc.

Le large développement que nous avons réservé à cette question dans le précédent chapitre nous autorise à ne pas nous y étendre de nouveau. Mais il importe de souligner cependant que ces deux cas illustrent bien comment ont pu être légués d’une institution à l’autre, par leurs fondateurs, des contenus refoulés qui sont venus générer de la souffrance psychique via la dimension matérielle.

Cas clinique : Saint-Jean-Bonnefonds , ou de la maison hantée : L’autre cas qui retiendra ici plus longuement notre attention est celui de la M.A.S. de Saint-Jean-Bonnefonds, dans ce qu’elle porte – a contrario des deux précédentes, que la mort liait d’être un événement réel pour l’une et d’en être le refoulé originaire pour l’autre – le lourd bagage de voir ces deux formes de lien à l’oeuvre de Thanatos‘ ’– fantasmatique et réel – réunis dans sa propre histoire.

Du travail de la ’ mort ² : De la mort puissance deux... tel est le sens de notre formule, puisque, comme l’analyse du matériel l’a montré en son temps, le travail de la mort – mort réelle inaugurale, mort réelle actuelle – n’est pas tant présent dans les M.A.S. qu’à Saint-Jean-Bonnefonds, où elle occupe tout le devant de la scène inconsciente. Nous ne reviendrons pas ici – nous avons pris ailleurs le temps d’une démonstration approfondie – sur le poids que ce double deuil impossible fit peser sur le fonctionnement institutionnel, concernant les conditions de sa révélation dans le dispositif de recherche. Il s’agit ici de recentrer le propos de notre analyse afin de traiter de ses effets initiateurs de souffrance chez les soignants.

Puissance deux, disions-nous : d’une part parce que réitérée, l’oeuvre de Thanatos s’en est trouvée décuplée, au point que son spectre hante les couloirs de la M.A.S., qu’on en ressente physiquement les effets – sollicitation des affects au plus près d’éprouvés corporels bruts : tactiles, visuels, auditifs... – dans l’institution mais aussi dans le groupe ; d’autre part, parce que de ces deux morts, naît le constat d’une désillusion massive quant au projet à l’origine de l’institution : créer un lieu où l’on ne meurt pas, où l’on ne meurt plus. La réalité des événements morbides confronte donc à la puissance de la mort dans les murs, à sa capacité de mettre à mort le projet dont ils étaient porteurs et qui s’instaurait contre elle. Comme le formulait E.Enriquez, dans ce pavillon 4, ayant fuit celui au numéro bel et bien maudit – 13 – « Thanatos se déploie au lieu même où Eros semblait [devoir] l’emporter » (1987, p. 64). Dans cette répétition par noyade, dans ce résident « qui tombe à l’eau » comme le projet de le maintenir en vie, s’est rejoué la mort inaugurale sur laquelle on croyait pourtant que le pacte dénégatif avait fonctionné, pour la rejeter dans les limbes du refoulement originaire : mais celui-ci fait retour dans les murs... plus exactement dans les « couloirs », dans la ’peau’ de ces résidents qui « vont carrément se mettre au bout du couloir, c’est l’horreur... parfois il y en a qui sont carrément dans le noir... c’est vraiment l’horreur ! ».

Carrément... l’horreur... carrément... l’horreur ! Mort au carré donc, mais deux fois : 2 x mort ². Est-ce une piste que nous donnait Valérie pour nous engager à chercher plus avant une répétition de cette mort ² ? Justement, n’est-ce pas dans la répétition du ’carrément’ qu’elle attire l’attention sur le caractère horrible de la répétition, mais dans une acception plus grande que celle accordée jusqu’ici ? Répéter, n’est-ce pas reproduire, mais aussi et surtout s’exercer, pour mieux faire ?

La charge traumatique de cette mort sidérante s’éclairerait dans ce supplément de sens.‘ ’ Mort ²... puissance deux, de nouveau, parce que dans ce second décès, Thanatos semble avoir accru son pouvoir mortifère, traumatogène, en ayant fait se rencontrer et s’exacerber la mort fondatrice dans laquelle s’origine l’institution et le désir inconscient de meurtre des soignants à l’égard des résidents, morts-vivants, spectres qui « errent » « dans ce long couloir... sombre... froid... glacé ». Dans cette rencontre, l’indifférenciation qui semble caractériser fantasmatiquement le lien soignant-soigné pourrait bien jouer un rôle détermi- nant : à l’intrusion de la mort en soi, par le biais de ceux qui semblent en êtres porteurs – les résidents –, répond la rencontre en soi du désir de meurtre à leur égard. Le soignant mortel/meurtrier serait-il si différent, dès lors, du résident ?

De l’effraction des limites à l’inquiétante étrangeté : Nous avons vu en effet, de par l’imaginaire groupal et ce qui le sous-tendait, comment les soignants se trouvent pris dans une relation fusionnelle les mettant presque perpétuellement en danger de mort psychique. Les éprouvés corporels en ont été témoins. La place quasi-inexistante de l’évocation des différences fondamentales, à l’exception de celle des sexes qui n’a finalement eut d’autre destin que d’être déniée, nous renvoyait déjà dans le registre pré-oedipien, mais c’est le lien fusionnel, aliénant le soignant dans le vide ou la folie du résident, qui a prédominé dans l’imaginaire du groupe. Une traduction matérielle en a été le fusionnement des représentations de la M.A.S. par la figuration d’un ’magma imagé’ de photos au milieu de la table. A l’origine de ce fonctionnement, un vécu qui semble être assez caractéristique du travail dans ces institutions. ; P.Chavaroche nous en informe : « ces personnels sont confrontés, au quotidien, à ce que nous appellerons du ’corporel brut’. Ce sont en effet des sensations sonores violentes (cris, grognements...), des sensations olfactives désagréables (odeurs d’urine, d’excréments, de sueur...), des sensations visuelles souvent difficiles à soutenir même si l’habitude s’installe peu à peu (corps déformés, gestes répétitifs, automutilations) » (1996, pp. 51-52).

L’auteur emprunte alors au modèle de l’appareil à penser les pensées (Bion W.R., 1962), l’idée que se constitue un « écran ’d’éléments bêta’ [par] agglutination de sensations intolérables pour le psychisme, sans cesse répétée, [qui] se dépose chez les éducateurs et soignants sans qu’il leur soit toujours possible d’y mettre du sens. La tentation est grande de répondre en acte : faire taire ce qui est insupportable » (ibid., p. 52, s/a). On retrouve bien dans la clinique ce mécanisme : « les bruits qui résonnent », « les cris », la sensation qu’on « va étouffer »... tout cela dans une proximité avec « les résidents... qui collent », qui donnent aux soignants l’impression d’être « enfermés... envahis ». Nous avions, lors de l’analyse du matériel, posé déjà l’hypothèse d’une mise à mal d’une fonction α analogique de celle de la mère, telle que le laisse sous-entendre P.Chavaroche et que l’a théorisé aussi P.Fustier (1987). Les soignants ne nous disaient-ils pas devoir en passer par l’acte : ouvrir, mettre les résidents dehors, à distance, pour redevenir « plus disponibles mentalement » ? N’est-ce pas aussi ce qu’écrit ailleurs P.Chavaroche : « ’sortir’, ’ouvrir’... sont bien souvent des tentations pour lutter contre ces effets induits par les espaces de vie au sein de l’institution » (1997, p.105) ?

Mais, face à cette intrusion dans la psyché des soignants, « faire taire l’insupportable » ne devrait pas s’entendre ici dans son seul sens littéral : il s’agit autant de mettre fin à cet empiétement qu’à museler le désir de meurtre qui en serait le moteur, pour ne pas se reconnaître aussi monstrueux que le monstre... celui, réel devant soi, qui rappelle de façon lancinante le mort qui hante, autour de soi et en soi. A cet égard, nous ne sommes pas étonnés de voir écrire S.De Mijolla-Mellor, dans son article sur La maison hantée 90 , que le vécu de celle-ci « s’appréhende à partir de l’expérience de l’inquiétante étrangeté que l’amnésie infantile crée chez tout sujet » (1999, p.112).

L’auteur nous explique que le ’revenant’ qui hante les murs – de la psyché du sujet – naît du conflit d’ambivalence qui se développe à son égard : le désir de le voir disparaître et le soulagement d’être, a contrario, toujours en vie, rencontrerait la culpabilité née de l’attachement qui lie le sujet à ’son’ mort.‘ ’« Celui-ci, de ce fait, ne disparaît pas, il revient, mais sous la forme hostile qu’il tient de la projection sur lui des sentiments négatifs qui sont ceux que le survivant lui porte » (ibid., pp. 112-113). Ici, s’adjoindrait entre autres une culpabilité accrue du fait de la dépendance des personnes prises en charge à l’égard du personnel, sans lequel le polyhandicapé est voué à une mort certaine, démuni qu’il est face à l’accomplissement du plus petit acte vital du quotidien. N’est-il pas alors persécuteur, ce résident décédé qui – non content de le hanter – inflige une blessure narcissique au soignant, à la mesure de l’effritement qu’il lui renvoie de sa toute-puissance, qui n’a pas su le maintenir en vie ?

Un travail de deuil, qui libérerait le sujet de l’omniprésence encombrante car inélaborable du mort en lui, cet hôte étranger-familier, ne pourrait dès lors s’engager qu’à la condition qu’il reconnaisse à l’égard du défunt, le désir de meurtre qui l’animait inconsciemment. Dans ce travail, le mort se verrait libéré de l’oeuvre de hantise que lui impose le sujet à vouloir en lui le garder vivant, pour ne pas reconnaître avoir souhaité son passage de vie à trépas. La difficulté ne serait-elle pas ici, pour les personnels, que le souhait de mort qui les animent trouverait dans le champ de la conscience trop de signes perceptifs de sa réalité ? Ne sont-ils pas monstreux, intrusifs, violents... réellement, au point d’avoir envie de passer réellement à l’acte ? Reconnaître ainsi le désir de meurtre, ce ne serait pas seulement en accepter le statut de réalité psychique, dans la psyché, mais envisager la trop réelle tentation qu’il exercerait au quotidien, face à cette trop grande différence... mais ô combien familière.

De l’inquiétante étrangeté du handicapé : Face aux personnes handicapées, « c’est la différence que tous évoquent, mais dans le même temps, une ressemblance profonde et incontournable : ils ne sont pas comme nous et pourtant ils sont nos semblables » (Assouly-Piquet C., Berthier-Vittoz F., 1994, p. 72, s/a). Car comment la proximité, la rencontre avec le handicap peut-elle être si traumatique, si elle ne rencontrait pas en nous quelque chose de familier ? S.Freud (1919) ne nous dit-il pas de l’inquiétante étrangeté qu’il s’agit là d’un sentiment dans lequel ce qui se manifeste à nous, « ce n’est en réalité rien de nouveau, d’étranger, mais bien plutôt quelque chose de familier, depuis toujours, à la vie psychique, et que le processus de refoulement seul a rendu autre... Ce serait quelque chose qui aurait dû demeuré caché qui a reparu ».

C. Assouly-Piquet et F. Berthier-Vittoz nous proposent alors de voir dans cette rencontre avec la personne handicapée, une interrogation qui s’adresse, en nous, à l’ « enfant handicapé, en place de ’l’enfant merveilleux’ que nous attendons tous » (1994, p. 56). De plus, cette interrogation n’en est certainement que plus insistante, comme le dit J.S.Morvan (1997), de par le fait de l’extrême fascination qu’exerce cet univers clos marqué par l’archaïque, réveillant notre toute-puissance, attisant notre désir d’un retour pleinement et définitivement comblant dans cette matrice maternelle... mais aussi par le fait que ce qui nous en éloigne, face au handicap, c’est une angoisse qui fait écho à celle du huitième mois, réactivant la découverte de la « non-identité de l’étranger avec la mère » (Spitz R., 1963, p. 52). Nos trois auteurs se rejoignent en ce point : l’enfant, face à l’étranger, éprouve l’angoisse d’être abandonné par sa mère, et éprouve dans le même temps la possible altérité de cette dernière, donc, du coup, son altérité à lui. Dans cette expérience, « c’est l’enfant lui-même qui devient autre, l’étranger, autre à lui-même et à sa mère » (1994, p. 62), nous disent C. Assouly-Piquet C. et F. Berthier-Vittoz. Ce vécu angoissant serait ainsi à la source du sentiment d’inquiétante étrangeté qui nous saisit dans la rencontre avec le handicapé : « tout se passe comme si l’autre, à la fois familier et étranger, avait le pouvoir de nous renvoyer une image déformée de nous-mêmes jusqu’à détruire le sentiment intime de notre identité » (ibid., p. 57). L’intrusion que vivent sur le plan inconscient les soignants de Saint-Jean-Bonnefonds n’est-elle pas à la mesure de ce mécanisme, si massive qu’elle semble emprunter les voies du corps pour y faire trace :‘ ’ « étouffement », « horreur », « froideur » signalent dans le corps que le résident – celui bien réel, que l’on côtoie, mais aussi celui qui hante les murs de la maison depuis l’origine, rejoint par l’autre depuis peu – y a élu domicile... ce qui était radicalement étranger, semble ainsi être devenu familier d’inquiétante façon.

Mais l’architecture serait-elle, par le seul pouvoir évocateur de ses couloirs – de la mort... – dépositaire d’une force si destructrice ? Nos hypothèses ne se satisferait point, à n’en pas douter, de trouver dans cette analyse, si peu matière à être validées. Poursuivons donc notre voyage, vers l’origine, de ce qui semble habiter les M.A.S., et peut-être de façon plus exacerbée celle de Saint-Jean-Bonnefonds.

Utopie, lieu d’un enfermement éveillant une terreur sans nom : Dans ce couloir, dans lequel on se sent « enterré », « sans lumière naturelle », saisi par « le froid », comme dans un tombeau, alors même qu’on s’éprouve – difficilement parfois, certes – vivant, les soignants ne verraient-ils pas légitimement se réveiller le fantasme archaïque d’un enfermement infini dans l’utérus maternel ? Celui que S.Freud place à l’origine de la terreur qu’on éprouve à l’idée d’être emmuré vivant dans la tombe, comme transformation d’un autre, « accompagné au contraire d’une certaine volupté, à savoir le fantasme de la vie dans le corps maternel ».

Valérie, alors même que venaient d’être présentées les photos de Sylvie dont le thème du regard – de l’enfant / de la mère – a amené le constat de « l’absence de repères », du peu d’ « indvidu-ation », d’un « extérieur... angoissant », ne disait-elle pas que portes fermées, barrières, portails étaient nécessaires pour se sentir en sécurité, mimant le geste d’être enfermé et de tenter d’ouvrir une porte ? Le repli dans la matrice maternelle ne nous est-il pas signifié ici, d’ailleurs de façon redondante par rapport à d’autres moments dans les échanges, déjà mis en lumière – photo de la ronde de statues, entre autres ? Pourtant, cet enfermement est bien celui qui provoque aussi la souffrance : « pas de petit coin sympa », « pas de lieu pour des activités spontanées » – si ce n’est le camion, à l’extérieur – , « pas d’espace pour souffler » – à moins d’échapper aux murs de la M.A.S. et de « faire sa petite vie dehors... ». Cet internement in utéro est bien aussi celui qui appelle « l’horreur » dans ce qu’il évoque la présence, par ses traits distinctifs, de l’asile : c’est « un peu aliéné... très fermé », le « couloir, ça rappelle le cadre hospi-talier »... « ça désindividualise, ça déshumanise ». Ça inspire ainsi, on ne peut dès lors qu’en être convaincu, le sentiment de perdre son humanité, de devenir le handicapé, qui dès lors, ne serait plus tant étranger que familier.

Mais la présence de l’imago maternelle n’efface cependant pas la présence d’une fantasma-tique relevant d’un niveau génétique supérieur, quand bien même ferait-elle l’objet d’un déni. Qu’importe le fait d’avoir des « chambres à lit de deux », puisque tout ce qui s’y fait est « propre », dénué de tout caractère sexuel, la loi du « bleu pour les garçons, rouge pour les filles » n’ayant plus court. Pourtant, il faut « qu’on ait l’oeil », qu’on observe cette scène primitive des ceux qui « font pipi à deux ». D’autres que nous ont rencontré cette superposition dans leur clinique : « tout ce qui peut évoquer le ’retour au ventre maternel’ est dès lors marqué par l’interdit parce qu’il signifie l’inceste avec la mère, dans un retour fantasmé à des liens abandonnés : le lien oral est fantasmé comme lien matriciel et devient le modèle régressif du lien incestueux » (Assouly-Piquet C., Berthier-Vittoz F., 1994, p. 83, s/a).

Alors, et nous conclurons à partir de ce point, la souffrance dans l’institution ne viendrait-elle pas du fait qu’ayant tenté d’être le lieu idéal d’une réparation – ou, à défaut, d’un éternel maintien en vie – elle n’apparaîtrait fantasmatiquement que sous les traits d’une mère qui noie son enfant, d’un intérieur maternel destructeur, exerçant sa rétorsion face à un embryon toujours avide, dévorateur dont elle ne pourra jamais accoucher, possédée de l’intérieur dans un lien qui appelle l’incestueux ?

Il semble alors qu’ait en cela achoppé le projet utopique de vaincre la mort en révoquant les lois de la société – celles de l’oedipe – pour mieux réintégrer la matrice maternelle. Dans ce projet fou, les fondateurs en renonçant à faire le travail du deuil de cette mort inaugurale, se sont refusés à faire celui de leur toute-puissance. Celle-ci a trouvé à s’ancrer dans les murs d’un bâtiment que l’on s’est cru – semble-t-il – suffisamment fort pour effacer toute trace de Thanatos, alors même qu’on lui proposait comme terre d’accueil un ’terrain de jeu’ si proche du premier. La répétition ne pouvait dès lors qu’y faire son oeuvre

Ainsi, du propos de E.Enriquez qui attirait notre attention sur le fait que « les institutions sont des lieux qui ne peuvent empêcher l’émergence de ce qui a été à leur origine et contre quoi ils sont apparus à l’existence : la violence fondatrice » (1987, p. 64, s/n), on peut semble-t-il, pour le cas de la M.A.S. de Saint-Jean-Bonnefonds, en détourner le sens originel, sans y perdre ce qu’il a pourtant voulu nous y transmettre : « les institutions ont des lieux qui ne peuvent empêcher l’émergence de ce qui a été à leur origine et contre quoi ils sont apparus à l’existence : la violence fondatrice ».

Notes
89.

La très grande majorité d’entre eux, du fait de la précocité et de l’intensité des troubles dont ils sont atteints, n’ont pu acquérir aucune maîtrise du contrôle urétral et sphinctérien. Qui plus est, comme l’explique P.Chavaroche, « leur abord corporel est souvent difficile, éprouvant, quand certains s’entourent d’odeurs nauséabondes d’urine ou de bave, comme pour créer avec le monde extérieur une barrière qui à la fois les contient et les protège » (1996, p. 18).

90.

Ce texte fit l’objet d’une intervention lors du Colloque de la Société de Thérapie Familiale Psychanalytique d’Ile-de-France, La Maison Familiale, Mémoire des liens, Paris, janvier 1999. Contributions rassemblées in : La maison familiale, Le divan familial , 1999, n°3, pp. 7-170.